Effacer le poème afin de vraiment l’écrire — Mylène Duc

L’esquissé, l’indécis intéressent naturellement le peintre. Je travaille personnellement sur de grandes peintures destinées à s’effacer avec le temps. Je ne fixe pas les pigments et mes toiles tendent à disparaitre rapidement pan par pan. En elle-même, toute peinture est vouée à l’effacement. Et c’est ce qui explique sans doute notre entêtement à restaurer les œuvres. Ce n’est pas le cœur de mon propos mais la chose va sous tendre toute ma réflexion et va me permettre de l’étendre du tableau au poème, jusqu’à tenter une poétique générale de l’effacement. Jusqu’où quelque chose peut naitre de l’effacement et comment et jusqu’où peut-on faire œuvre dans l’effacement ? Je vais me frayer un chemin à travers des exemples à priori hétérogènes : la dilution mystique, la dispersion d’une fresque antique, l’histoire d’un tableau-disparaissant, L’effacement n’est-il qu’une façon de mettre à nu le  « rien du cœur » de l’œuvre (Alain Borne)  ou peut-il constituer quelque chose comme son origine même à venir?

Je pars donc d’un poème d’Alain Borne qui constitue l’épine dorsale de son recueil Le Plus doux poignard, parce qu’il y détermine l’écriture du poème dans son retournement.

« Je ne suis pas encore mûr pour effacer le poème afin de vraiment l’écrire. Je devrais l’écraser comme un insecte et écrire de sa poudre. Nacelle où je m’aventure, j’aime la courbe de ton balancier qui pourtant m’écœure.

Avancer dans le neuf et le vif, voici l’art. Montrer son cœur avec des doigts sans gants ni bagues et un cœur nettoyé : montrer le rien du cœur dans le rien de la main, au creux néant de la prison« [1].

Il faudrait ne plus arrêter de tourner autour de ce poème.  Partir de son premier vers et y revenir sans cesse. Il y a plein dans ce poème des facettes mélancoliques, d’autres joyeuses. Il y est question du corps et de la mort. La première strophe dessine un effacement initial en tant qu’origine même du poème. « Ecraser un insecte et écrire de sa poudre » nous aide immédiatement à comprendre la dimension impénétrable de l’effacement. La seconde strophe montre que si on ne peut partir de l’effacement, l’art consiste à en mimer les effets. Lorsqu’on n’est pas encore mûr pour « effacer le poème » au préalable et d’un coup, on ne peut paradoxalement qu’ « avancer dans le neuf et le vif ». Dans cette perspective, l’effacement est une manière de dévoiler, de montrer ce qui constitue le fond de toute œuvre : « le cœur » du poème, nettoyé, purifié des mots qui l’encombrent. Difficile de se représenter ce qu’est le cœur du poème aussi ne faut-il pas essayer de se représenter  ce que cela peut vouloir dire (dès lors que ce cœur aurait été complètement mis à nu et effacé, c’est l’absence de tout, ce sont les choses mêmes qu’il toucherait). Entrons dans cette facette de l’effacement qui constitue pour moi la première « méthode » et qui est justement tout le contraire d’une méthode : rester dans le vif, mettre à nu le cœur. En dénudant et en enlevant, ce qu’on perd permet de dégager la matière, le fond, et le contexte de l’œuvre. Lorsque Jacques Dupin, parlant du travail de Giacometti, suggère qu’on y trouve une grande part d’effacement, il entend par là que toute son œuvre est une manière de ne conserver que le nécessaire par escamotage[2]. Pour Giacometti, l’effacement est une mise à nu jusqu’au nœud de la mort. J’avance doucement, sans commenter, posant des pierres le long chemin. Dupin parle de la façon qu’à Giacometti de « creuser l’apparence », de « dépouiller l’apparence des accidents et des circonstances » et d’aller « jusqu’au bout de la mise à nu du réel »[3]. L’effacement peut-il être une manière de mettre à nu le réel, d’en « toucher le nœud et la mort » ? Chez Giacometti, « l’espace est pétrifié, la fleur éclose est poussière»[4]. Il y a souvent un lien à la poussière dans l’effacement. Un très beau texte d’Emmanuel Hocquart, dans l’Album de la villa Harris[5] s’attache particulièrement à cette manière de dénuder jusqu’à toucher la poussière  C’est un texte qui m’est cher depuis longtemps. Il parle de la « dispersion » ultime d’une fresque romaine. Il y est question de fouilles ; et Hocquart s’attache à une fresque retrouvée en miettes dans la terre, que l’on ne va pas pouvoir reconstituer parce qu’elle est en poussière, littéralement réduite en poudre. Il n’en reste que de tous petits fragments et ce qu’en dit Hocquart est très beau, car pour lui, tout l’intérêt va tenir justement à l’impossibilité de sa reconstitution.

«  Au pied des Grottes d’Hercule, sur le littoral atlantique, l’archéologue Montalban mettait au jour des vestiges d’un comptoir romain – établissement commercial du premier siècle, que les Vandales en leur temps avaient saccagé : les peintures murales avaient été systématiquement martelées et leurs débris, abandonnés à même le sol, peu à peu recouverts par les sables (…) des semaines durant, chaque journée apporta son lot de fragments colorés d’anciennes fresques, lesquels une fois lavés et disposés sur de longues tables s’avéraient inaptes aux plus patientes tentatives de reconstitution, même partielle, du moindre pan mural. En revanche, cette irréductibilité du fragment à réintégrer l’ensemble originel amorça, par le biais des lacunes, la disparition du support et la perte définitive du modèle, l’hypothèse d’une nouvelle redistribution du monde, née du hasard de ces éclats auxquels quinze siècles d’ensablement avaient conservé une étonnante fraicheur (…) libérés de l’origine et laissés à leur trop grande évidence propre, il fallut bien, par raison, les rendre aux sables, les fragments »[6].

Perdre le modèle et le support de manière définitive, c’est une façon de rendre la fresque au monde, en rendant l’effacement à l’effacement. Rendre l’art au monde est une chose fondamentale. La perte de toute image et l’éclatement de l’ensemble initial, libèrent la peinture de son présupposé représentatif et la laissent retourner à indistinct de toute origine. Quand la peinture retourne à la poussière, le monde imperceptiblement mais irrémédiablement se retrouve et se reprend.

Avançons encore un peu dans l’esthétique de l’indécis. Il y a chez Pierre Michon, dans Maîtres et Serviteurs, des moments d’effacements bouleversants[7]. Ce livre porte sur un tableau qui disparait, un tableau de Lorentino. Voilà encore une autre manière pour l’effacement de rendre l’art au monde. Ce tableau de Lorentino, dont Vasari n’a jamais parlé parce qu’il ne l’a justement jamais vu (!) est « peut être la plus belle chose qu’on ait faite sur terre ». Il se trouvait dans une petite église italienne que tout le monde a oublié, à Arezzo, d’abord placé au fond de la sacristie. Après un bombardement, un trou dans un mur de l’église va décider de son sort. On s’en sert pour colmater le brèche et arrêter le vent. Evidement, pendant les intempéries, la toile prend la pluie, le soleil et le vent, il s’abime. On ne distingue plus Saint Martin, qui était son sujet, et petit à petit, le tableau se dégrade tellement qu’on fini par le retourner. Alors saint Martin regarde les collines, la pluie et le vent au dehors. Il assez fascinant d’imaginer cette peinture voir le monde, prendre la pluie, sentir le vent. C’est une chose déjà beaucoup plus intéressante que lorsqu’elle était dans la sacristie. La paroisse réussit à récolter suffisamment d’argent pour réparer le mur, on jette la toile aux orties. Elle finit en poussière au milieu des ronces et ainsi elle retrouve le vent, le sable et la rivière toute proche. C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Quand on a lu cette histoire, on n’a presque plus besoin de peindre. On a comprit que tout était là. Il faut apprendre à penser la naissance de la peinture depuis le risque déjà consommé de son effacement. Cette peinture « aujourd’hui c’est de la terre, comme Lorentino »[8], tout s’est rejoint dans l’effacement. Ce dernier n’est pas une disparition puisque rien ne s’y perd et que tout y est toujours là, mais sous une autre forme, certainement plus vivante que sous la lampe d’un musée. La peinture n’est pas perdue pour le monde, puisqu’elle y est revenue et ce sont ces retrouvailles que nous célébrons à la lecture du livre.

Si le « retour » du fond est important, c’est bien dans la nouvelle Die Fiecke (Les taches) de Kurt Tucholsky.  Il y décrit les taches de décolorations laissées par les listes des victimes de la grande guerre affichées jadis sur les murs d’une académie militaire. Leur présence est d’autant plus frappante qu’elles ont été arrachées depuis longtemps mais qu’on en voit toujours la trace. Tucholsky dit que « les taches crient »[9] : les identités perdues font retour à même l’effacement des noms. Cette rémanence par l’effacement on la retrouve, quoique inversée, chez A. Koestler, lorsqu’emprisonné à Séville et attendant son exécution, il est « saisi d’une grande joie »[10] à l’idée que les symboles mathématiques qu’il griffonne sur les murs de sa cellule disparaitrons avec lui pour se fondre dans quelque chose de plus grand. Dans les deux cas, la disparition exprime une expansion illimitée et océanique.  Le « creux néant de la prison », dont parle Borne à la fin de son poème, rejoint un autre type d’effacement : l’effacement mystique.

Je ne sais pas si Alain Borne serait d’accord pour qu’on parle de « dilution mystique » à propos de ses poèmes mais c’est la notion m’apparait intéressante dans l’élaboration d’une pensée de l’effacement. Nous voici donc au cœur de la seconde « méthode » : l’effacement comme expérience mystique. L’histoire de la poésie regorge d’exemples en la matière. Il y a une phrase chez Jacques Dupin, dans son livre sur Giacommeti, qui sort comme ça, mine de rien, mais qui dit bien cette expérience de continuité qu’on devine dans le rapport entre une œuvre et le monde : « inutile de dissocier la nymphe de la forêt et la sirène de la vague »[11]. C’est dit très simplement et c’est exactement ça. Esthétiquement, il ne faut pas essayer distingue pas la sirène du fond où elle surgit. Poétiquement, tout se tient. La nymphe et la forêt sont du même bois. L’artiste et le poète nous permettent de sentir au mieux la dilution des corps dans la nature et le paysage. Pour Rilke, le chant de la sirène n’est que la symphonie qui « fond les voix d’une journée orageuse dans le bruissement de notre sang » (Rilke, Worpswede[12]). Il y a chez lui cette idée d’effacement devant « les grandes choses simples »[13] : « un même espace unit tous les êtres, l’espace intérieur du monde ». Ainsi, « l’oiseau vole au travers de nous »[14]. Le Weltinnenraum, cet « espace intérieur du monde »[15], dit exactement la dilution du corps et de l’esprit en tant qu’ils se confondent avec la terre et le vent. Il est tout le contraire de l’intimité. C’est une matrice, porteuse d’un sentiment de confiance et d’unité.

Bien sûr, l’idée de dilution invoque le fait le fait de se perdre. L’idée d’une co-naturalité entre le moi et le monde renvoie autant à une expérience d’apaisement et de l’inquiétude. Mais je préfère insister sur le côté léger de l’effacement et sur la joie qu’il peut provoquer. Dans La Jeune Parque, Valéry, joue avec l’idée là d’être littéralement gagnée par les arbres et de les rejoindre…

« En moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près, Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès… Vers un aromatique avenir de fumée, Je me sentais conduite, offerte et consumée, Toute, toute promise aux nuages heureux ! Même, je m’apparus cet arbre vaporeux, De qui la majesté légèrement perdue S’abandonne à l’amour de toute l’étendue. L’être immense me gagne, et de mon cœur divin L’encens qui brûle expire une forme sans fin… Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !…

Ici, non seulement l’effacement n’induit aucune diminution, mais il  détermine au contraire l’espace d’une plénitude.

On pourrait multiplier les exemples. La mystique sauvage, de Michel Hulin porte presque entièrement sur l’effacement mystique. Pour lui, la dilution est un aspect fondamental des expériences d’éveil. La dominante y est « un effacement plus ou moins complet de la frontière séparant l’intérieur de l’extérieur, le Moi du non-Moi. Cet effacement revêt lui-même des formes diverses. Tantôt, l’extérieur est comme absorbé dans l’intérieur. Le Moi devient quelque chose comme une immense bulle de lumière à l’intérieur de laquelle se déploie le paysage du monde… tantôt, au contraire, l’intérieur parait se dissoudre dans l’extérieur »[16]. L’effacement comme expérience mystique : contagion et illimitation.

On peut essayer de la décrire après coup. Par exemple, John Cowper Powys, parle dans son Autobiographie, de la « révélation magique », qu’il a vécu enfant en cours de mathématiques, et dont l’élément déclencheur était à priori plus qu’anodin et insignifiant : un morceau de carton coloré qu’il utilisait dans ses exercices de géométrie. Un « certain mardi », alors qu’il prenait sa « petite géométrie couleur prune », il fut « envahi d’une telle félicité » qu’il  ne souhaita plus ensuite à jamais qu’à en retrouver l’essence. Il le fit toute sa vie. Le monde lui fût dès lors donné pour rien, toujours entièrement là : « j’ai découvert qu’il était en mon pouvoir de jouir de toutes ces présences et de toutes ces essences par l’entremise d’un banal fragment de matière »[17].

C’est de ce type d’expériences, où l’indistinction de l’intérieur et de l’extérieur se fait directement sensation physique, que relève celle que rapporte Forrest Reid dans Following darkness[18]. Couché « sur le dos dans l’herbe (…) j’écoutais le chant des alouettes montant vers le ciel clair, depuis les champs proches de la mer (…) c’est alors qu’une étrange expérience fondit sur moi. On eut dit que tout ce qui m’entourait s’était soudain retrouvé à l’intérieur de moi-même. L’univers entier paraissait résider en moi. C’était en moi que les arbres balançaient leur verte ramure, en moi que l’alouette chantait, en moi que brillait le chaud soleil et que s’étendait l’ombre fraiche»[19]. Le monde en train de gagner sur l’intérieur le fait « sangloter de joie ». La position allongée, la confusion du corps avec le règne végétal, trouble les limites et tout est ressenti directement. Il y a chez Bataille cette idée que l’extase est inassignable[20]. Emily Dickinson parle de façon encore plus fine et frappante de l’illocalité (illocality) de certains sentiments[21].

Michel Hulin consacre un chapitre à Pierre Janet et aux extases mystiques de Madeleine, une de ses patientes. Elle y exprime cette compénétration entre le monde et elle-même, entre ce qu’elle voit, et ce qu’elle est, cette absence de limites entre ce qu’elle sent et la totalité de ce qui existe et qu’elle appelle Dieu : « je vois par ses yeux (…), je suis en Dieu, je suis comme Dieu, je suis Dieu »[22]. Baignée par Dieu, elle devient Dieu. Janet détaille tous les états par lesquels elle passe pour atteindre cet état d’exaltation et d’extase : état d’équilibre, état de torture, de sécheresse, de tentation, et enfin de consolation et de joie (qui à son degré le plus élévé, constitue l’extase)… Madeleine dit qu’elle s’efface complètement en faisant abstraction de toutes ses qualités humaines pour rejoindre in fine quelque chose comme un sentiment de plénitude total. Paradoxalement, elle plaint dès lors tous ceux qui n’ont pas accès à cette véritable joie qu’elle tire de l’indifférence entre soi et le monde : « Cette folie est bien douce et ceux qui cherchent des jouissances en ce monde devraient faire leur possible pour en être atteints car il n’y a aucun plaisir, aucune joie qui puisse lui être comparée »[23]. Elle plaint en premier lieu Janet de n’avoir pas accès à cette forme d’extase qui est pour elle une communion libératrice. Janet est désarmé pour penser une forme de joie qu’il qualifiera de fausse et de mensongère, car elle lui parait trop éloignée de l’idée qu’il se fait du perfectionnement de la vie par l’effort. Il n’en reste pas moins vrai que la quiétude impersonnelle de Madeleine nous fait penser à  ce vers de Jaccottet dans lequel l’effacement est défini comme la seule : « façon de resplendir »[24]

Je fais maintenant retour au poème d’Alain Borne et à son premier vers pour en tirer ma « troisième méthode ». C’est une méthode de sagesse. Borne parle du fait d’être « mûr ». Etre mûr c’est avoir l’expérience de la vie, être capable de prendre des risques. L’expérience impersonnelle de la joie était un tel risque. Mais « effacer le poème afin de vraiment l’écrire » est pour Borne un risque plus grand. Il faut pouvoir l’assumer, et la sagesse qu’il implique ne vient peut-être qu’au bout du temps.

Je pense alors à Leonora Carrington, et à l’expérience personnelle de la folie qu’elle raconte dans En bas[25]. Pour l’édition française de ce livre, elle écrit une lettre à Henri Parisot dont ce dernier fera la préface de l’ouvrage. Elle est déjà très vieille. Peut être a-t-elle atteint cette maturité qui permet de dire, et d’écrire pour de bon, d’assumer le dit et l’écrit.

« Je suis une vieille dame qui a vecue beaucoup (…) J’accepte l’Honorable Décrépitude actuelle – ce que j’ai à dire maintenant est dévoilé autant que possible – Voir à travers Le monstre – Vous comprenez ça ? Non ? Tant pis. En tout cas faites ce que vous voulez avec cette fantôme(…) comme une vieille taupe qui nage sous les cimetières, je me rends compte que j’ai toujours été aveugle (…) je cherche de vider les images qui m’ont rendus aveugle – »[26].

Ici, la décrépitude féconde de l’âme, rappelle celle des murs de Tucholsky et de Koestler. Elle est vieillesse et maturité. Vider les images qui nous ont rendus aveugles, voir à travers le monstre, n’est-ce pas effacer le poème afin de vraiment l’écrire ? Et encore davantage Nager sous les cimetières… Le plus important dans cette lettre, étant le fait que ce que Carrington avait à dire est maintenant « dévoilé autant que possible » dans la maturité de son effacement. Effacer le poème afin de vraiment l’écrire est une opération de dévoilement.

Il faut maintenant s’atteler au plus difficile : « Je ne suis pas encore mûr pour effacer le poème afin de vraiment l’écrire ». Après avoir avancé dans le vif, dans le neuf, après avoir vu le cœur nu, revenons en arrière. Que peut signifier être assez mûr pour effacer le poème afin de vraiment l’écrire ? Si le poète dit qu’il n’est pas encore mûr, c’est pour souligner le fait qu’il ne le sera peut-être jamais. Borne entend-il par là que tout poème rate parce que son existence défie et nie son effacement ? Qu’il ne peut être au mieux qu’un palimpseste illisible et privé d’histoire ?

Au contraire, cela signifie qu’il y aurait une manière d’écrire en effacement, capable de conserver le passé. Peut-on écrire en effacement ? Il est possible de penser un effacement constitutif de l’œuvre, qui ne vienne pas après coup ? Un effacement qui ne serait pas le devenir de l’œuvre achevée, mais l’origine vers laquelle elle s’achemine. Et Borne pousse justement l’effacement à son comble en y faisant coïncider l’origine et le commencement. Il y a dans le vers de Borne un aveu déguisé d’action réussie : en l’écrivant, il entreprend l’action même de réussir l’effacement initial à l’œuvre dans l’œuvre. Il était assez mûr, c’était le moment. Cela ne signifie pas du tout que le meilleur poème est celui que l’on n’écrit pas. Cela veut plutôt dire que le poème appartient à ce qu’on n’écrit pas, et que Jean-Luc Nancy appelle l’excrit. Il en va là comme dans  la peinture, inscrite d’emblée dans son effacement. Œuvrer, c’est effacer, mais on n’efface rien, on est dans l’effacement. La chose poétique s’efface en ouvrant à l’ordre du réel, à l’excrit, c’est-à-dire à tout ce qui l’entoure. Quand Borne parle du fait d’écraser le poème et d’écrire de sa poudre, nous entendons qu’il faut pulvériser l’idée d’un poème possible qui précèderait tout poème et écrire depuis cette poussière. On a vu que c’est ce qu’Emmanuel Hocquart a pu faire, littéralement. Il n’y a pas de perte dans l’effacement, mais l’évènement du réel dans le souffle, la poussière, l’excrit. Faire poème, c’est laisser naitre depuis le risque de l’effacement toujours déjà advenu. Est-ce le perdre ? C’est le trouver en acceptant de le perdre au moment même où on l’écrit.


[1] Alain Borne, sans titre, in Le plus doux poignard, L’Arachnoïde, 2012, p 66

[2] Jacques Dupin, Giacometti, Farrago

[3] Ibid., p 94

[4] Ibid., p 94

[5] Emmanuel Hocquart, Album de la villa Harris, Les espions thraces dormaient près des vaisseaux

[6] Ibid.

[7] Pierre Michon, Maîtres et serviteurs, Verdier, Lagrasse, 1990

[8] Ibid. p 118

[9] Kurt Tucholsky, Les taches, Die Fiecke, article de 1919, Berliner Volkszeitung, trad. personnelle

[10] Arthur Koestler, Autobiographie, cité par M. Hulin, in La mystique sauvage, PUF, Quadrige, p 302

[11] Jacques Dupin, Giacometti, op. cit., p 78

[12] Rilke, Worpswede, ed. Marguerite Waknine, p 9. Worpswede est le nom du lieu dit où Rilke a passé une partie de sa jeunesse, en compagnie d’un groupe de peintres (dont Paula Becker) qui avaient choisi de travailler dans une sorte de retour à la nature, vivant ensemble dans un village rural avec les paysans.

[13] Ibid.

[14] Rilke, Elégies de Duinno, II, Presque tout le réel invite à la rencontre, V. 13. 15

[15] Rilke, ibid.

[16] Michel Hulin, La mystique sauvage, PUF, 2008

[17] John Cooper Powys, Autobiographie, trad. Canavaggia, Paris, Gallimard, p 122

[18] Forrest Reid, Following Darkness, cité par R.C. Zachner, Mysticism, Sacred and Profane, Oxford University press, 1980, p 40

[19] Ibid.

[20] Georges Bataille, dans Le coupable, raconte une expérience mystique qu’il a eut un soir d’orage en été 1939 : « Je ne cherchais rien mais le ciel s’ouvrit. Je vis… (…) mais la fête du ciel était pâle auprès de l’aurore qui se leva. Non exactement en moi : je ne puis en effet assigner de siège à ce qui n’est pas plus saisissable ni moins brusque que le vent ».

[21] Emily Dickinson, A nearness to tremendousness, « Its location / is illocality »: on ne peux pas localiser l’illocalité, note Patrick Reumaux (dans sa postface à Lieu-dit L’éternité, Points, p 285).

[22] Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, réimp. Sorbonne, 1975, T. I,  p 90

[23]Iibid.,  p 90

[24] Philippe Jaccottet, Que la fin nous illumine, in L’Ignorant, 1958

[25] Leonora Carrington, En bas, L’arachnoïde, Le Vigan, 2013

[26]Ibid., p 89


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