Expériences cinématographiques du rien – Trois études de cas : Kubrick, Rondepierre, Fleische — Ilona Carmona

Partons du postulat que le cinéma n’existe pas, qu’il n’existe pas en tant qu’objet mais qu’il est au contraire une présence évanescente qui est toujours en train de se rendre visible dans le moment où elle disparaît. C’est en réfléchissant à la plasticité du cinéma que nous en sommes arrivés à la conclusion que le cinéma n’existe pas.

Bien sûr, nous allons au cinéma (le lieu), nous assistons à des projections, nous regardons des films, nous sommes bien en train d’écouter et de voir quelque chose, mais ce «quelque chose»n’a pas d’existence (physique) à proprement parler bien que nous en fassions l’expérience (physique). Si nous en arrivons à cette conclusion, c’est que nous parlons bien du cinéma(tographe) et non pas du film. C’est le medium, ou plutôt le matériau, dont il est question ici, et non pas le résultat, le film n’étant finalement qu’un résidu d’une expérience bien plus grande que l’on pourrait nommer le Cinéma(tographe).

À la manière de Robert Bresson, nous opposerons le cinématographe et le cinéma1. Bresson considérait le cinéma comme un ersatz du cinématographe, trop en lien avec le théâtre et la littérature. À l’opposé, le cinématographe est une technique pure, indépendante que l’on ne saurait comparer, puisqu’ aucun autre médium n’est capable de figurer des images en mouvement (ce qui au-delà de toutes choses, est l’essence-même du cinématographe, bien avant la mise en scène et le montage). Pour Bresson, le cinématographe doit se penser par et pour lui-même, n’être entendu que pour ses qualités intrinsèques et être travaillé pour ses caractéristiques propres. Le cinématographe est donc à considérer en tant que matériau plastique et non pas en tant que véhicule de fiction (ou même simplement d’image), et si d’aventure nous utilisions le terme «cinéma», ce serait par simple commodité de langage. Le cinéma sera toujours à entendre comme -graphe.

Afin de préciser encore ce que nous entendons par cinématographe, nous dirons que celui-ci est à envisager dans son entièreté en tant que dispositif. «J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler,de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.»2 Par «dispositif cinématographique», nous entendrons ce que Jean-Louis Baudry appelle«l’appareil de base»3 à l’intérieur duquel, nous, spectateurs, nous nous laissons porter. Il y a donc une inter-relation évidente entre le sujet et le dispositif avec lequel il est en contact. Le dispositif est ce qui rend notre rapport au réel abstrait. Il est un filtre que nous mettons entre nous et le monde.Cela est d’autant plus vrai avec le cinéma. La grande différence entre le cinéma et les autres dispositifs à l’égard desquels Agamben se veut très critique, est que le cinématographe ne cache nullement ce lien, le théorise même. Le cinéma ne se défend jamais d’être un dispositif.

Il n’y a pas de mensonge possible avec le cinéma, les conditions pour y accéder (le fait que nous soyons immobiles dans le noir, entourés d’individus que nous ne connaissons pas et avec lesquels nous ne tentons aucun contact; situation tellement loin du monde de l’exister en général)nous interdisent de croire qu’il s’agit là du réel. Nombreux sont d’ailleurs les moments au cinéma où ce dernier se montre en tant que tel, mettant en avant les éléments qui le constituent. On pourrait citer comme exemple, les deux premières minutes du film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), deux minutes dix-neuf précisément, durant lesquelles, nous ne voyons rien (rien d’autre que le cinématographe).

Un photogramme vide est projeté sur l’écran, nous écoutons seulement la bande-son qui joue Atmosphères de György Ligeti. Si les premières notes du morceau ont permis la mise en place des conditions de monstration du film (c’est-à-dire que cela a fait taire les spectateurs), au bout d’une minute, on peut déjà ressentir de l’impatience, et l’agitation de l’avant séance semble ressurgir. Le film commence donc par provoquer de la frustration chez le spectateur (et il se terminera d’ailleurs sur cette même note, nous laissant perplexes quant au sens que l’on pourrait lui donner). Kubrick nous met, en quelque sorte, dans l’ambiance. Nous vivons un moment en suspens (pour ne pas dire en suspense). L’absence d’image crée de la frustration chez le spectateur puisque le cinéma est l’un des media de l’image par excellence.

Parce qu’ici, le réalisateur choisit de ne rien nous montrer, il met en place les conditions de la rupture du rituel. L’écran noir, auquel nous faisons face fait écho au monolithe noir, protagoniste principal du film qui apparaîtra plus tard une fois la musique de Ligeti interrompue par le très célèbre Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Cet écran noir montre de quoi est constitué le film, à savoir de photogrammes traversés par une source lumineuse. Les photogrammes qui n’ont pas été impressionnés par la lumière sont noirs; lorsque la lumière du projecteur les traverse, c’est donc du noir qui est censé se projeter sur l’écran. Il n’en est rien.

Le noir est l’impossible du cinéma. Et c’est parce que le noir est impossible que le film ne peut être entendu comme une entité ayant une existence propre. Le film dépend toujours des conditions dans lesquelles il est rendu visible et, est donc à chaque fois différent. Un film est une forme impalpable, mouvante et lumineuse, et non pas des images (des photogrammes) sur une pellicule. La lumière est le matériau principal du film, elle est ce qu’il est physiquement et en même temps ce qui fait qu’il n’a pas d’existence propre et qu’il est toujours autre à chaque fois qu’il est lui-même (c’est-à-dire qu’il existe parce qu’il est projeté). Parce que le noir est impossible, «l’homme en'(ayant) encore produit aucune lampe, aucun appareil, aucune machine à faire le noir»4, le film se modifie à l’infini, au gré des variations de l’environnement de projection. Il n’existe que lorsqu’il est projeté (ou diffusé) et donc n’existe pas en soi, puisque l’inscription dans la pellicule n’est pas le film, mais simplement une succession de photogrammes. Il est toujours une chose se faisant, un poïen, et regarder un film, c’est donc regarder la chose en train de se faire. Kubrick ne nous donne à voir que cela: le dispositif cinématographique à l’oeuvre et non pas un film en particulier. D’ailleurs, les premières images visibles dans 2001, l’Odyssée de l’espace nous montrent le Soleil qui se dévoile progressivement alors qu’il était caché derrière la Terre, comme si l’écran noir, qui nous faisait face depuis le début, n’était en fait que le résultat d’une éclipse.

Cela nous rappelle ici que faire le noir, c’est priver la chose de son image, c’est donc l’antithèse même du cinéma, qui veut donner une image pour chaque chose. La lumière apparaît et avec elle, l’image. Le plan se termine et nous voyons un cercle lumineux qui représente le Soleil mais qui fait écho au projecteur derrière nous, comme si l’écran était devenu, l’espace d’un instant un miroir montrant le dispositif en train d’avoir lieu. Cette lumière qui vient de derrière nous, a fait disparaître l’écran alors qu’elle aurait plutôt dû le faire apparaître. Elle le cache. Elle cache ce qui,jusque là, cachait qu’il n’y avait rien à voir.

Aucun autre medium n’est autant prisonnier de la technique que peut l’être le cinéma, alors que, paradoxalement, celle-ci passe le plus souvent inaperçue, habitués que nous sommes aujourd’hui à visionner des films. Parfois cependant, elle se révèle aux yeux aguerris et à ceux qui cherchent à la trouver. Éric Rondepierre est de ces spectateurs de cinéma actifs qui regardent le film pour ce qu’il est et non ce qu’il raconte. Le Voyeur (1989) qui fait partie de la série des «Excédents»(1989-97), ne nous parle que de cela: de la capacité qu’a le cinéma à se laisser disparaître. Il se dévoile seulement grâce à des images subliminales (ou sublimes) comme chez Kubrick. L’œuvre de Rondepierre que nous évoquons est un photogramme noir de cinéma sur lequel on peut lire un sous-titre: «J’éteins? Non…».

Les œuvres de cette série sont le résultat d’une étude minutieuse de films antérieurs aux années 1960, dans lesquels les failles cinématographiques, imperceptibles à vitesse normale de projection, créent des juxtapositions rares et riches de sens. Il s’agit d’images noires captées dans des films étrangers sous-titrés, qui, pour la plupart, auraient été ajoutées au moment de la restauration de copies détériorées, afin de conserver le synchronisme du son et de l’image. L’artiste photographie l’écran de télévision qui a servi à ses laborieuses recherches, et fixe des images noires dont seul le sous-titrage subsiste. L’image a disparu, seul le texte demeure.

L’œuvre d’Eric Rondepierre se présente avec ceci de singulier qu’il n’y a rien à voir à l’intérieur, ce qui pourrait sembler plutôt inhabituel pour un photogramme de cinéma. Le texte prend alors la fonction de l’image qui a disparue. Le sous-titre renforce encore une fois l’idée qu’il n’y a rien à voir, et induit une certaine ironie. Le hasard donne de la cohérence au travail de Rondepierre, puisque l’idée d’éteindre la lumière est mise en relation avec un fond noir, et «J’éteins? Non…» est à l’opposé de ce qui se passe dans l’image. Cette aberration dans l’œuvre semble être là pour nous montrer que ce qui est important dans le cinéma n’est pas la narration,mais bien le cinéma lui-même. L’acte d’éteindre la lumière, sous-entendu par le texte, est porteur de sens puisqu’il est nécessaire à la mise en place des condition de projection. Le texte nous rappelle que même s’il est impossible de faire le noir au cinéma (comme nous l’avons suggéré avec le travail de Kubrick), il n’en demeure pas moins qu’il est un besoin, aussi contradictoire que cela puisse paraître.

Le noir annonce normalement la venue du film, il est une «promesse» et c’est pour cette raison que le spectateur l’accepte. Nous ne devons rien voir d’autre que ce qui est à l’écran,l’environnement doit disparaître, chaque individu est dissous dans une masse informe: le public,caché dans la pénombre. Chaque spectateur accepte l’effacement de son corps qui fond à l’intérieur du dispositif, au mieux nous devenons des écrans sur lesquels l’image projetée est réfléchie. L’image qui arrive sur notre rétine est une énième réverbération de ce qui sort du projecteur. L’absence de notre corps est accentuée également ici par le sous-titre qui retranscrit une voix que nous ne pouvons entendre.

Au cinéma, aucun corps n’est possible (visible) puisque le film lui-même n’en a pas, la platitude des images l’en empêche. Rien ne prend corps, tout s’efface au profit du cinéma lui-même.Le spectateur doit faire le deuil de sa propre consistance, comme l’acteur l’a lui-même fait auparavant. «Le deuil du spectateur de cinéma est cet extrême de la discrétion qui le rend invisible et absent à lui-même, corps en suspens, sans poids, qui va se transporter et être à présent là où il n’a jamais été.»5

C’est une fois libérés de notre pesanteur que nous allons pouvoir nous projeter ailleurs. Lors d’une séance de cinéma, rien ne saurait nous faire croire que ce que nous voyons existe bel et bien (physiquement et même théoriquement). Nous savons que cela n’a pas d’existence propre,néanmoins, la conscience de l’irréalité et de l’inconsistance de l’image n’empêche pas la catharsis au sens aristotélicien du terme, au vu de notre propension à l’imitation. Nous avons perdu notre corps, notre esprit peut alors voyager. «À travers les dispositifs, l’homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés de lui et de jouir ainsi de l’Ouvert comme tel, de l’être en tant qu’être. À la racine de tout dispositif, se trouve donc un désir de bonheur humain, trop humain et la saisie comme subjectivation de ce désir intérieur d’une sphère séparée constituent la puissance spécifique du dispositif.» Tout se passe alors en nous-mêmes dans le cinéma. Il n’a pas d’existence du dehors, alors même qu’il ne se veut être qu’écran. Le dispositif crée un processus de «désubjectivation» comme nous le fait remarquer Agamben, et si ce dernier voit la perte de l’individu comme un drame, nous pouvons bien plutôt penser que nous nous perdons au profit d’autre chose, et cette autre chose est peut-être, par l’entremise du cinéma, l’apparition du poétique. Baudry pense que le cinéma nous plonge dans une position psychique régressive, il n’entend cependant pas la régression comme une notion négative, mais plutôt comme une disparition. Nous nous laissons disparaître à l’intérieur de nous-mêmes pour laisser la place à d’autres de sortir, afin que nous puissions nous confondre avec ce(ux) que nous voyons à l’écran. Nous sommes des animaux caractérisés par un goût pour l’imitation très fort, nous ne pouvons nous empêcher de reproduire ce que nous voyons, pire encore: nous ne pouvons nous abstenir de vouloir être ce que nous voyons. Et s’il n’y a pas de piège à proprement parler dans lequel nous pourrions tomber, le plaisir que nous éprouvons à nous laisser duper explique l’idée de réalisme que nous imputons fondamentalement au cinéma.

Le dispositif cinématographique fait disparaître notre corps, alors que pourtant, paradoxe des paradoxes, notre relation avec ce dernier ne peut avoir lieu que dans un «corps à corps»6. Notre relation avec le cinématographe ne peut être que physique, puisqu’elle a lieu dans un toucher,l’image nous effleure jusqu’à nous pénétrer.«Le toucher, ö dieux puissants ! C’est le sens de notre corps tout entier.»7 Nous sommes en immersion dans le dispositif cinématographique. Assister alors à une projection, ce n’est pas seulement voir, il s’agit plutôt d’un phénomène d’imprécation. La lumière qui arrive sur l’écran s’y reflète comme s’il s’agissait d’un miroir et rebondit sur nous. Nous devenons comme la cellulose des photogrammes qui capte la lumière et l’emprisonne. Comme nous l’avons évoqué en introduction, parler du «cinéma» semble bien être une erreur, ôter le «graphe» c’est oublier la substance même du cinéma. Le graphein, c’est l’inscription, l’inscription dans la chair,l’écorchure. Cela rentre dans le corps tout en restant purement à la surface, pure surface, cela «s’ex-crit».8 Tous les sens sont convoqués en même temps, et non pas de manière séparée comme avec les autres arts, et cela ne nous donne cependant pas accès au réel mais à un «plus-que-réel traduisant la cohésion du sujet dans ses représentations, la quasi-impossibilité qu’il éprouve à s’y soustraire, et qui est incomparable, sinon incompatible, avec l’impression résultant du rapport avec la réalité.»9 «Cette impression de réalité» que nous ressentons face à l’écran de cinéma n’est possible que dans cet enfermement à l’intérieur du dispositif qui nous englobe et nous fait disparaître à l’intérieur de nous-mêmes tout en nous laissant présents au monde. Être face à l’écran de cinéma, c’est n’être plus que pure extériorité, nous ne sommes plus que peau caressée par la lumière et le son. Paradoxalement, cet «effet de réel» que produit le cinéma est bien plus prégnant que ne pourrait jamais être le théâtre par exemple. Le fait d’être face aux vrais acteurs sur scène,crée un écart tel qu’il ne pourra jamais être comblé. L’acteur de cinéma, vu à travers plusieurs filtres (l’écran, la pellicule, la caméra), semble bien plus réel que l’acteur en chair et en os, visible sur la scène. Alors qu’il est de l’ordre de la supercherie, de l’imposture, voire du stratagème et qu’il ne s’en défend même pas d’ailleurs, le cinéma nous offre la sensation que ce que nous voyons est potentiellement réel et a vraiment eu lieu à un endroit et à un moment donnés. Parce que le cinéma est un graphe comme la photographie, il a valeur de preuve. La lumière, qui émane du réel, s’est impressionnée sur des photogrammes.

Jean Cocteau, dans le prologue de son film Le testament d’Orphée ou Ne me demandez pas pourquoi!, nous propose sa définition du cinématographe. Celle-ci renforce l’idée que nous venons de soulever.«Le privilège du cinématographe c’est qu’il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve et de montrer, en outre, la rigueur du réalisme, les fantasmes de l’irréalité. Bref. C’est un admirable véhicule de poésie. Mon film n’est pas autre chose qu’une séance de strip-tease consistant à ôter peu à peu mon corps et à montrer mon âme toute nue. Car, il existe un véritable public de l’ombre affamé de ce plus vrai que vrai qui sera un jour le signe de notre époque. Voici le legs d’un poète aux jeunesses successives qui l’ont toujours soutenu.»10 Il oppose ici «la rigueur du réalisme» intrinsèque au fait de représenter le monde à travers une caméra (puisque nous avons là une représentation quasi-parfaite de ce que semble être le réel)aux «fantasmes de l’irréalité», et nous rappelle alors, si besoin était, qu’à partir du moment où nous sommes dans la représentation, nous ne sommes plus dans le réel. Le film est bien de l’ordre du fantasme, il n’a pas plus d’existence que le rêve, cela étant imputable autant à l’immatérialité du film qu’à l’inexistence avérée de ce qu’il représente. Cocteau évoque le «rêve» pour nous parler du cinéma; d’ailleurs nombreuses sont les théories tirées de la psychanalyse freudienne qui abondent dans ce sens. Le rêve, comme le cinéma, est un état dans lequel des représentations mentales sont tenues pour des perceptions de la réalité. Mais, on peut penser que le réalisateur se sert de cette image à des fins tout à fait différentes et ne cherche pas à expliquer un état psychique dans lequel nous nous trouvons, nous spectateurs, lors de la projection d’un film. Le mot «rêve» renvoie plus ici à un idéal poétique qu’à un concept psychanalytique. S’il utilise ce terme, c’est dans le but de nous amener à comprendre la manière – ou plutôt la matière – dont il se représente l’image cinématographique. Pour lui, elle est aussi inconsistante que peuvent l’être les rêves. L’oeuvre cinématographique a cette particularité de ne pas avoir de consistance physique. Elle n’est que dans la mesure où des images, qui se succèdent à la vitesse de 24 images par seconde en moyenne, sont projetées sur un écran. Ce n’est donc pas en s’attachant au contenu des images que l’on peut rendre compte de l’impression de réalité au cinéma, mais en interrogeant une fois encore le dispositif. Afin de percevoir ce que peut être le cinéma, il nous faut absolument nous dégager de la théorie selon laquelle il offrirait une «impression de réalité» (qui définit également le rêve); il n’y a pas plus«impression» que «réalité» avec le cinématographe. Il n’y a que des perceptions qui appréhendent un «réel» qui n’a pas d’exister et qui pourtant se laisse entrevoir. Si ce que nous voyons n’a pas d’existence propre, il n’en demeure pas moins que nous le vivons, et cela n’est dû qu’à la mise en place d’un dispositif très sophistiqué qui, du premier «moteur» à la projection dans la salle de cinéma, met en place un processus de désintégration du soi accepté et même désiré. Il faut bien garder à l’esprit que ce que l’on voit à l’écran n’est que très rarement l’image du réel mais bien plutôt une fiction jouée par des acteurs dans des décors de studios. De fait, il ne faut pas penser le cinématographe en tant que représentation, mais bien plutôt en tant qu’outil proposant des«perceptions  »d’une réalité » dont le statut approcherait de celui des représentations se donnant comme perceptions.»11 Bien que la cela puisse nous apparaître comme une représentation quasi-parfaite, on ne saurait penser le cinéma comme un simple «redoublement de la réalité.»12 Le spectateur que nous sommes est mû par un désir inconditionnel de chercher toujours à voir le réel sans avoir à le vivre. Enfermer le réel dans sa représentation, c’est avoir de l’emprise sur lui. De ce besoin émane l’art. Aristote nous expliquait déjà que l’art provenait de deux tendances naturelles de l’homme: l’imitation, associée au plaisir de la contemplation. «On peut supposer que c’est ce désir qui travaille la longue histoire de l’invention du cinéma: fabriquer une machine à simulation capable de proposer au sujet des perceptions ayant caractère de représentations prises pour des perceptions.»13

Le pouvoir du cinéma peut donc se résumer simplement dans sa capacité à passer du statut de représentation à celui de perception. Grâce à tous les mécanismes qui sont mis en place lors de la projection, nous ne sommes plus seulement en train de voir, nous ressentons, au plus fort de nous-mêmes, ce qui se passe à l’écran (puisque nous sommes devenus écran) et cela tient à deux choses: le temps et le mouvement, ou plutôt le fait que le mouvement ne puisse ontologiquement n’avoir lieu que dans le temps.

Le travail de Rondepierre met très bien en exergue cela, la fixité du photogramme insiste sur le caractère mouvant du cinéma, puisque celui-ci ne peut exister que dans le flux temporel qui nécessite la disparition de l’image au moment-même où elle s’offre au regard. Avec cette œuvre,l’artiste nous rappelle ce qu’est intrinsèquement le cinéma, et fixe sa démonstration grâce à la photographie. Ce travail se présente comme l’arrêt sur image d’un moment complètement artificiel,et que seul un regard aiguisé peut saisir. «Ces photogrammes noirs passent inaperçus aux yeux du spectateur normal. Ils arrivent seuls ou par deux, rarement plus, dans la succession des 24èmes de secondes, si bien que leur défilement les emporte sous le seuil du regard».14 Ces images ne sont pas censées être visibles pour le spectateur, elles sont des défauts du médium cinématographique qui,pour paraître cohérent dans son déroulement, ajoute des «trous noirs» qui n’ont d’autre rôle que celui de passer inaperçus. Ces photogrammes sont la conséquence d’une aliénation du médium cinématographique qui perd sa fonction pour ne garder que le matériau en lui-même, la bande. Il nous apprend non seulement que le film n’est pas que fiction, pas que narration mais qu’il est un objet fictif, impalpable qui appartient au domaine visuel et qui pourtant nous touche.

Cocteau ne se trompait pas lorsqu’il définissait, le cinématographe comme un «véhicule de poésie». Le cinéma nous transporte (ailleurs), en cela il est un «véhicule» sans pour autant nous amener nulle part (nous restons là où nous sommes -physiquement). Là d’où vient tout le paradoxe(qui fait alors apparaître la poésie), c’est que le cinéma est autant ce qui (nous) transporte que ce qui est transporté. «La forme est le fond, le film est lui-même un voyage dans l’espace, une expérience sensorielle»15. Il est à la fois la fin et le moyen. Tout ce qui se passe est alors de l’ordre de l’écoulement, du flux. L’expérience que nous vivons est une expérience du temps. L’écoulement des images fait de lui un fluide, un fluide de lumière.

Une installation d’Alain Fleischer, Evreux, bords de l’Iton (mixed media, 2013), semble parfaitement illustrer l’importance du mouvement pour le cinéma. Celle-ci fut présentée la première fois lors d’une exposition intitulée «Une même longueur d’onde», qui s’inscrivait dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste (27/04 au 29/09/13). L’oeuvre de Fleischer est une copie parfaite de la peinture de Louis Aston Knight, Evreux, bords de l’Iton (huile sur toile, fin XIXe) à ceci près que l’eau y est mouvante. C’est une projection vidéo, le décor est parfaitement statique,puisque simple image de la peinture, mais l’eau, elle, s’anime et semble couler dans notre direction.Cela crée un effet tellement troublant que nous en venons à nous demander, face à l’oeuvre, s’il s’agit bien d’une peinture ou si l’artiste n’a pas simplement filmé la ville. Et même la désuétude du décor ne saurait nous faire trancher. Alain Fleischer confie à l’eau le soin de faire transiter des images. Il n’y a pas de mise en scène et l’eau ne raconte rien, si ce n’est une affectation de l’image issue de sa rencontre avec elle. L’eau ne symbolise rien, elle agit simplement, elle amène le temps. Le mouvement amène le temps, impose une chronologie, et transporte l’image vers la quatrième dimension: la nôtre, alors même que l’image cinématographique est en deux dimensions.

Dans le film, l’appréhension Temps est toutefois complexe car il se divise à chaque fois: il y a celui de la diégèse, celui du tournage et notre temps de spectateur, le temps de la réception, qui peut lui-même se diviser. La projection d’un film dans une salle de cinéma est une parenthèse, une faille dans le continuum espace-temps, qui nous transporte ailleurs, un ailleurs qui n’est pas pour autant l’espace du film. Nous ne rentrons jamais dans le film, tout se passe sur l’écran bien que nous ayons l’impression d’être happés. Le film s’écoule devant nos yeux et nous évoluons dans un espace de manière immobile. Lorsque l’écran s’allume, il nous ouvre un accès immédiatement présent vers quelque chose qui pourtant n’est pas là. Le film, ce n’est pas tant la narration de quelque histoire que la sensation qu’il nous procure à un instant T. L’expérience du spectateur dans la salle de cinéma sevit-elle finalement dans le temps ou n’est-elle pas plutôt une gageure de l’instant?

Face au film, nous ne vivons que dans l’instant, nous faisons l’expérience d’un moment original, une bulle de temps se colle à nous. Nous vivons un moment de complétude. Nous sommes absents à nous-mêmes, remplis de ce qui pourtant n’a pas de réalité physique. Les yeux pleins à ras bord, nous ne sommes plus capables de voir autre chose que la poésie en train de se faire 16, nous ne pouvons que la recevoir puisqu’elle nous est transmise et nous vivons alors un moment parfait, dégagé de toute contrainte matérielle et physique puisqu’en dehors de la réalité. N’étant plus que pure perception, ayant perdu toute conscience de nous-mêmes, fondus dans le film et dans le siège,nous accédons au sens des choses même. Et «Pourquoi donc la poésie serait-elle l’excellence de la chose faite? Parce que rien ne peut être plus accompli que l’accès au sens.»17

Le cinématographe résiste au réel. Ce dernier, vu par le prisme de l’écran et non par celui de la caméra, ne nous atteint plus. L’objectif de la caméra est la première barrière qui sépare le cinéaste du réel, cette séparation deviendra infranchissable une fois que le film sera projeté à l’écran. La distance entre le spectateur et les images projetées est comme un gouffre éloignant à jamais le cinéphile du moment et du lieu qui lui fait face. Ce contexte visible, qui n’existe plus ou qui n’a sans doute jamais existé, est bien de l’ordre de l’onirique ou encore de l’utopique. Le «spectateur se retrouve sans espoir de communiquer son expérience, dans une solitude absolue, fourbu, drogué,ému, savourant son bonheur et enfin, après tant de bavardages, réduit au silence.»18 Comme nous le disait Cocteau, le film: c’est le rêve. Le cinématographe est donc poésie par excellence. Le caractère poétique doit ici être considéré en tant que «qualité»19 et non pas en tant que genre. Le cinématographe ne montre rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire le cinéma en train de se faire.Regarder un film, c’est regarder la succession d’images qui ne peut s’interrompre sans détruire le film. Le poétique, c’est ce qui est toujours à faire puisqu’il n’existe pas autrement et, en se faisant, il nous détache du réel. Seul le cinéma est capable de nous montrer avec autant de force ce que Cocteau nomme le «plus vrai que vrai» qui n’est pas le réel.

Bibliographie:

AGAMBEN Giorgio , Qu’est-ce qu’un dispositif?, traduit de l’italien par Martin RUEFF, Paris,Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2007

BAUDRY Jean-Louis, «Le dispositif: approches métapsychologiques de l’impression de réalité»,In : Communications, 23, 1975. Psychanalyse et cinéma, sous la direction de Raymond Bellour,Thierry Kuntzel et Christian Metz. pp. 56-72

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1348

BRESSON Robert, Notes sur le cinématographe, Paris, Folio, 2013

CIMENT Michel (sous la direction de), L’Odyssée de 2001 suivi de Entretien avec Stanley Kubrick,Arles, Institut Lumière/Actes Sud, Coll. Positif, 2018

FLEISCHER Alain, Faire le noir, in L’empreinte et le tremblement, Écrits sur le cinéma et la photographie 2, Paris, Galaade Éditions, 2009

LENAIN Thierry, Eric Rondepierre, un art de la décomposition, La lettre volée 1999, p 24

LUCRÈCE, De Natura Rerum, vol1, Paris, Les Belles Lettres (Budé), 1978NANCY Jean-Luc, Corpus, Paris, Éditions Métaillé, 2006

NANCY Jean-Luc, Résistance de la poésie, Paris, William Blake & Co., 2004

Filmographie:

COCTEAU Jean, Le Testament d’Orphée ou Ne me demandez pas pourquoi!, 1960, 81 min, Les Éditions Cinématographiques

KUBRICK Stanley, 2001, L’Odyssée de l’espace, 1968, 149 min, Metro Goldwyn Meyer

1.Robert BRESSON, Notes sur le cinématographe, Paris, Folio, 2013

2. Giorgio AGAMBEN, Qu’est-ce qu’un dispositif?, traduit de l’italien par Martin RUEFF, Paris, Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2007, p 31

3. «D’une façon générale, nous distinguons appareil de base, qui concerne l’ensemble de l’appareillage et des opérations nécessaires à la production d’un film et à sa projection, du dispositif, qui concerne uniquement la projection et dans lequel le sujet à qui s’adresse la projection est inclus. Ainsi, l’appareil de base comporte aussi bien la pellicule, la caméra, le développement, le montage envisagé dans son aspect technique, etc. que le dispositif de la projection».

Jean-Louis BAUDRY, «Le dispositif: approches métapsychologiques de l’impression de réalité», in Communications, 23, 1975, pp. 56-72. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1348

4. Alain FLEISCHER, Faire le noir, in L’empreinte et le tremblement, Écrits sur le cinéma et la photographie 2, Paris, Galaade Éditions, 2009, p 391

5. Alain FLEISHER, Ibid., p 399

6. Ibid., p 37

7. Lucrèce, De Natura Rerum, vol1, Paris, Les Belles Lettres (Budé), 1978, p. 56

8. cf. Jean-Luc NANCY, Corpus, Paris, Éditions Métaillé, 2006

9. Jean-Louis BAUDRY, Le Dispositif…,p 66

10. Texte énoncé en voix off par Jean COCTEAU lui-même dans le prologue de son film Le Testament d’Orphée ou Ne me demandez pas pourquoi (1960)

11. Jean-Louis BAUDRY, «Le dispositif: approches métapsychologiques de l’impression de réalité», in Communications, 23, 1975, pp. 56-72. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1348

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Thierry Lenain, Eric Rondepierre, un art de la décomposition, La lettre volée 1999, p 24

15. Michel Ciment (sous la direction de), L’Odyssée de 2001 suivi de Entretien avec Stanley Kubrick, Arles, Institut Lumière/Actes Sud, Coll. Positif, 2018, p 30-31

16. On se permet presque un pléonasme ici, le poïen étant le faire par excellence. La poésie est toujours par définition la chose en train de se faire.

17. Jean-Luc NANCY, Résistance de la poésie, Paris, William Blake & Co., 2004, p 13

18. Michel Ciment (sous la direction de), L’Odyssée de 2001 suivi de Entretien avec Stanley Kubrick, p 33

19. Jean-Luc NANCY, Résistance de la poésie, Paris, William Blake & Co., 2004, p 9. Nancy, au début de son ouvrage pose les choses en ces termes: «la poésie est donc l’unité indéterminée d’un ensemble de qualités qui ne sont pas réservées au type de composition nommée  »poésie ».»

Ilona CARMONA

Professeure agrégée d’Arts Plastiques

Doctorante en Arts Plastiques et Sciences de l’art

Université d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence


CATEGORIES : Présences/ AUTHOR : Administrateur

Comments are closed.