L’Image ronde — Mylène Duc

L’Image ronde,
(la photographie et l’unité du monde)

de Mylène Duc

 

Je préfèrerais ne pas parler de « déconstruction » pour ce qui concerne la photographie et prendre au contraire cette idée à rebrousse poil : les tiroirs de ce concept, emprunté par Derrida à Granel, débordent jusqu’à produire un encombrement qui va à l’encontre du but envisagé à l’origine. C’est que la déconstruction, au lieu de renvoyer à l’ossature de la chose comme Derrida le souhaitait, la sature maintenant de significations et de commentaires rapportés. Or la déconstruction n’est pas illimitée : Derrida en venait à buter sur ses bords et sur ce qu’il appelait in fine « la part de la crypte ». Il s’agissait pour lui de descendre jusqu’au plus petit élément auquel on ne pouvait rien enlever. Laissons-nous donc déborder plutôt par l’Indéconstructible sur lequel elle finit toujours par se briser. Partons résolument de l’essentiel, cette « unité » qu’elle ne peut défaire…

La déconstruction suppose l’idée que l’on veuille (et que l’on puisse) « découper » dans le réel, tailler dans le vif, prélever un morceau sur la bête. Couper, morceler, fragmenter, déconstruire, c’est toujours détruire pour reconstruire autrement. Elle est dialectique et repose sur le présupposé d’un travail du négatif forcément attaché au pouvoir de la Représentation. La question se pose de savoir s’il y a un sens à ajouter une image au monde. N’est-ce pas un leurre de croire que nous sommes en mesure de modifier quelque chose du Réel en lui superposant des représentations ?

« En ce temps là le monde était rond et on pouvait en faire le tour » (Gertrude Stein)[2] : Les « vues » qui le démultiplient aujourd’hui sur Instagram par exemple, le flot des doubles qui le recouvrent au 1/1, nous porteraient trop facilement à penser qu’il est devenu plat et lisse comme une image. Mais en vérité il y a aussi autre chose et le paradoxe est que c’est pour autant qu’il est accompagné par son image que le monde peut se maintenir au plus près de lui-même. Au lieu de penser la photographie et l’image en général comme la construction d’un réel supplémentaire (pour le meilleur ou pour le pire), il faudrait revenir sur la façon qu’elles ont de retenir en quelque sorte les choses dans leur « rondeur » naturelle, de ne pas les saisir d’abord dans une histoire et de les laisser au contraire sans cesse à leur complétude.

Où une Image n’est pas carrée mais ronde

 

L’Image possède les mêmes caractéristiques que le monde qu’elle con-tient : elle est ronde. Elle est un lac. On s’y noie tout entier d’un seul coup (ou pas du tout). Et cette noyade sensible n’est pas décomposable : elle ne constitue pas, phénoménologiquement parlant, une déconstruction. Elle nous prend totalement. Elle happe et les rives s’effondrent. C’est ce que veut dire Jean-Louis Schefer quand il écrit que: « l’image éveille une perception sans bords »[3]. Virginia Woolf se noie dans la poésie d’images liquides, qui, à l’opposé, sauvent le Willie de Gertrude Stein[4]… Le réel est toujours déjà noyé dans son apparaitre et c’est pourquoi nous y sommes plongés à priori comme dans une image. Ce qui sauve par deux fois Willie au dernier moment, c’est que « le lac et le monde étaient tous les deux ronds »[5]. De la même façon, s’il en vient plus tard à se noyer en rêve, dans le silence de son sommeil, c’est que l’image, le lac, le sommeil sont homothétiques : Ils absorbent le monde et le contiennent en imitant et en reflétant sa mutité et sa fermeture sur lui-même.

Clarice Lispector a particulièrement mis en évidence le silence inexpressif, l’indifférence à l’ordre des signes, qui habite l’image photographique. L’héroïne de La passion selon G.H. se perd dans les photos qui la représentent parce qu’elle s’y voit prise par la totalité du monde autour d’elle au point de s’y oublier entièrement : « C’est que dans les yeux souriants, il y avait un silence comme je n’en ai vu que dans les lacs » (p. 39). La photographie dissout tout sauf l’Être là. Elle ne déconstruit pas pour reconstruire mais expose le monde à lui-même jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différence entre les choses et leur exposition. C’est le réel qui nous y est donné à voir – sans qu’on ait besoin de basculer dans la folie.

L’Image est un morceau tombé de monde…

… Et nous nous y voyons parfois. Mais c’est toujours le réel au complet qui nous contemple alors. Dans une installation d’Alain Fleischer, Le voyage du brise glace[6], la noyade sensible est possible en toute sécurité. Elle présente un bassin de petite dimension dans lequel nous avons pieds. Le miroir brisé qui flotte à sa surface fait mine de décomposer l’image de la jeune femme qui y est projetée, mais le reflet qui la répercute n’a rien à lui envier. C’est que l’eau du bassin assure une impression de continuité liquide qui jette à chaque fois les images dans leur propre évidence. L’évidence de l’Image est aussi bien pour cela celle de la mort. Chacun meurt en devenant sa propre image, comme dit Blanchot[7], en « performant » cette coïncidence de l’essence et de l’apparence – de l’intérieur et de l’extérieur – qui définit si bien la photographie et qui explique son caractère fascinatoire.

Gertrude Stein ne dit pas qu’« une rose est une rose » mais fait d’abord se confondre une petite fille avec son image : « Rose » est une rose. Mais de quoi est-elle l’image alors ? De rien, justement. Elle est intransitivement image. En nous ressemblant absolument sur nos images nous ne sommes pas à l’image de quelque chose mais à celle, quelconque (Rosset) du fait d’être comme tel. L’Image est une Image est une Image est une Image…

Une fois retiré ce qui est de l’ordre du signifiant – la mise en scène, le décor, les personnages – que (nous) reste-t-il ? La photographie, avant de renvoyer à ceci ou cela, nous rend sensible au fait qu’Il-y-a. Quelque chose qui est là avant que ce soit vu résiste in fine à la vue même : le donné indécomposable dans l’Image : Le fait que quelque chose soit. Ce qu’on pourrait appeler l’os ou l’arête de la photographie. Ce qui reste une fois qu’on en a tout dit… La déconstruction pourrait alors être l’art d’accommoder les restes : la chose indécomposable dans l’Image.

Le monde entier est toujours là

Un passage du film Walden de Jonas Mekas peut nous aider à faire l’expérience de l’indécomposabilité de l’Image. Mekas « transpose » l’écriture contemplative de Thoreau dans le Manhattan de 1970. Une petite fille saute au trampoline : La scène est donnée de manière fragmentaire, et les différentes images ne s’enchainent pas de façon à respecter une continuité temporelle normale. La petite fille qui « joue à l’image », à tous les sens de la formule, n’est pas dans un temps linéaire. Ce qui voulait apparaitre comme un travail de déconstruction se révèle en fait tout l’inverse. Le découpage systématique de Mekas n’ajoute aucun élément narratif, descriptif ou critique supplémentaire à l’image. Cette dernière est complète, indécomposable, parce qu’elle ne dit rien d’autre que son bonheur d’être image. Et Mekas se trahit, pour ainsi dire, en y superposant, d’une manière non-illustrative, et pour cette raison « totale », un texte de Saint Jean de la Croix (1587), affirmant qu’il ne faut pas « partir à la recherche de nouvelles choses », mais plutôt pratiquer « l’oubli des évènements », afin d’être « totalement enveloppé dans le silence ». L’Image s’effondre ainsi au final dans quelque chose qui ne peut plus se déconstruire : le silence compact de l’irruption du réel. Elle nous le fait partager dans un sentiment de plénitude. Elle appelle le partage de l’entièreté.

La photographie est un microcosme

Quand je me réveille chaque matin chez moi en me disant que le monde entier est toujours là, j’éprouve la chose depuis une minuscule fenêtre grande comme une meurtrière. C’est bien l’image du monde, sa « vue » par la lucarne, qui me le fait sentir comme complètement là : Il tient à et sur cette image ! Le regard aveugle de l’image borde le monde sans bords, et c’est le détour par l’image qui nous réconcilie paradoxalement avec le fait que le monde est rond et n’a pas besoin de nous.

La photographie est microcosme, du « petit » dans lequel du « grand » tient tout entier. Le fait est que l’on peut fragmenter, découper, retrancher, recomposer : la présence du monde sera toujours contenue in fine dans chacune de ses images. Le cosmos est en fait le plus petit dénominateur commun de chacun de ses éléments. Cette co-présence du monde à ses parties est patente dans les images de la lune prises par la Nasa[8]. Elles vont éprouver au loin ce dont nous pouvons faire l’expérience tout près chaque jour : tout est toujours là. L’expérience qu’elles nous font faire a cependant pour particularité d’intensifier notre manière de l’éprouver. Dewey dit bien cette continuité entre le tout et la partie qui existe au cœur de l’expérience esthétique en général.

«  Mais que le champ de notre vision soit ample ou précis, l’expérience que nous en avons est celle d’une partie d’un tout plus large et plus global, et c’est sur cette partie que notre expérience se centre pour le moment. Nous pourrions en étendre le champ en passant du plus restreint au plus ample, mais quelle qu’en soit l’ampleur, nous ne le considérerions pas comme le tout ; les marges se forment dans cette étendue infinie au-delà de laquelle réside ce que l’imagination appelle l’univers. Ce sens d’un tout qui renferme tout, implicite dans les expériences ordinaires, se manifeste intensément dans un tableau ou dans un poème »[9].

Ce qui se manifeste intensément dans l’image (ou le poème), a à voir avec l’impression que la moindre présence est la réponse à tout. Ce sentiment d’ « un tout qui renferme un tout » vaut pour le plus ample comme pour le plus restreint. De proche en proche, comme de loin en loin, tout est égal. C’est ce qui explique que la Présence – Dewey dit l’Univers– demeure toute entière même dans ses éclats les plus éparpillés. Hacher sa représentation n’ôte rien à l’intransitivité de l’Image. Dewey a raison de dire que les poètes le savent particulièrement. Rilke, dans une lettre à Marina Tsvetaeva, est celui qui a le mieux exprimé cette idée que le monde est clos, et qu’on ne peut rien lui ajouter ou lui retrancher parce qu’il n’a pas de dehors.

« Ces pertes dans le Tout, Marina, ces étoiles qui croulent !

Où que nous nous jetions, vers quelle étoile, nous

Ne l’accroissons pas : le compte est toujours déjà clos.

Ainsi, qui tombe ne diminue pas le chiffre saint »[10].

Ce que nous pensons retrancher, ce qui choit – et même la mort – reste toujours par définition dans le Tout. Rilke souligne que les amants et les artistes ne devraient pas en savoir trop sur le déclin, la décrépitude, la déconstruction et que c’est le partage de la plénitude à quoi ils œuvrent qui fait tourner le monde.

Emanuele Coccia nous aide alors à franchir un pas supplémentaire pour penser que tout ce qui est de l’ordre de la coupure dialectique et de la négativité (même constructive) se dissout in fine dans le sensible. Dans La Vie Sensible, il avance l’idée que ce sont les images qui constituent le tissu et le ciment de l’unité du monde. Les images ne découpent pas le monde, n’y prélèvent rien, mais tressent un entrelacs qui permet l’alliance du « physique » et du « spirituel ». L’image ne divise pas. Elle rassemble positivement.

« Si le monde aspire à l’unité, c’est grâce aux images et aux images seulement (…)  Chaque medium se rapporte au reste du monde non seulement comme ce qui reçoit le sensible, mais aussi comme ce qui est capable de la transmettre : il reçoit le monde de la même manière qu’il peut restituer ce qu’il reçoit du monde sous la forme du sensible » [11].

L’Image « reçoit » le monde et le « donne » en même temps sous la forme d’une surface sensible. Elle le contient littéralement. Une société privée d’images serait paradoxalement sans monde, une communauté de vivants « acosmique ». L’image est une matrice – comme un lac silencieux – qui fait du monde un monde. C’est bien la « fonction cosmologique » de l’image qui nous fascine, car en elle et seulement en elle « le monde arrive à une forme d’unité »[12]. Mais aussi son aspect tautologique – circulaire – indéconstructible. C’est pourquoi on risque toujours de faire pencher la terre en lui ajoutant ou en lui retirant des  « prises de vue »…

Quoi qu’il en soit… « pendant tout ce temps, le monde continue simplement à être rond »[13].

[1] Ce texte est librement inspiré d’une conférence donnée lors de l’exposition « Déconstruction photographique, Glissement du sens à l’œuvre » qui s’est tenue à Paris, en Octobre 2016, à la Galerie Topographie de l’art

[2] Gertrude Stein, Le monde est rond, Rose is a rose, Ed. Deux Temps Tierce, 1984, p 6

[3] J.L. Schefer cité par J.L. Leutrat, Kaléidoscope, Presses Universitaires de Lyon, 1988

[4] Gertrude Stein, Willie est Willie, in Le monde est rond, Ed. Tierce, Point Virgule, 1984, p 9. Willie est Willie est un poème de Gertrude Stein. Willie est le cousin de Rose (is a rose) : « par deux fois, il fut presque noyé. Ce fut très émouvant. Ce fut chaque fois très émouvant ».

[5] Ibid., p 6 à 11

[6] Alain Fleischer, Le voyage du brise glace, installation : des images sont projetées contre un mur et se reflètent sur des fragments de miroirs flottants. Cette œuvre a été présentée lors de l’exposition « Déconstruction photographique, Glissement du sens à l’œuvre », Paris, en Octobre 2016, Galerie Topographie de l’art

[7] Maurice Blanchot, L’Espace Littéraire, « La ressemblance cadavérique », Paris, Gallimard, Idées, 1955, p 350

[8] Photographies prises par les robots de la NASA, in « Déconstruction photographique, Glissement du sens à l’œuvre » qui s’est tenue à Paris, en Octobre 2016, Galerie Topographie de l’art

[9] J.Dewey, L’Art comme Expérience, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2010, p 321-322

[10] Rilke, Lettres à Marina Tsvetaeva, p 460

[11] Emanuele Coccia, La vie sensible, Rivages, p 56

[12] Ibid., p 57

[13] Getrude Stein, Le monde est rond, Rose is a rose, op. cit., p 9


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