Marc Richir, Vie et mort en phénoménologie, 1994

Ce texte est la retranscription d’une conférence de Marc Richir, donnée au siège du Département de Psychanalyse, dans le cadre du Master et du Doctorat à l’Université Paul-Valéry Montpellier III. Il a déjà fait l’objet d’une publication dans la revue DIRES (Département de Psychanalyse). Son auteur est un philosophe d’origine belge, l’un des principaux représentants actuels de la phénoménologie. Il est directeur de recherches au CNRS en Belgique et responsable de la collection Krisis aux éditions Jérôme Millon.

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Richir Vie et mort

Vie et mort en phénoménologie

§1. Husserl

Il est sans doute, dans la masse énorme des manuscrits, peu de textes où, comme en les quelques dix pages transcrites qui clôturent le groupe K III 6 (pp. 390 – 399), Husserl affronte pour elle-même la question de la vie et de la mort. Question qui est sous-tendue par celle du statut transcendantal de la « vie transcendantale » constituante, en réalité la plus cachée car la plus profonde, et où se joue la temporalisation originaire de l’expérience, c’est-à-dire du sens. Qu’en est-il, sous cet horizon, de la facticité de la naissance, de la vie et de la mort ? Dans d’autres textes, on le sait, naissance et mort font l’objet de ce que Husserl nommait, avec Fink, la « reconstruction phénoménologique » ou la « phénoménologie constructive », la construction ou la reconstruction s’avérant nécessaires là où fait radicalement défaut toute intuition intrinsèque. Or c’est à la recherche, à l’impossible, des limites de l’intuition phénoménologique, que Husserl va se vouer dans ces pages, à la fois banales et étranges, où la pensée heideggérienne de la mort – dans Sein und Zeit – est balayée en deux lignes comme manière profonde et éblouissante de « faire des acrobaties » (umspringen) avec la mort.

Husserl commence par dire qu’en régime de réduction transcendantale, « la mort est l’élimination de l’ego transcendantal hors de l’auto-objectivation comme homme » (p. 390). Ce pourquoi personne ne peut l’éprouver en soi. Est-ce à dire que le lieu du transcendantal en soi, s’il a consistance, est « lieu de la mort » ? Efforçons-nous de reprendre les linéaments du texte dans leur tissu, qui va en se densifiant.

Le premier mouvement de Husserl est, tout compte fait, assez banal : la mort signifiant la mutation du Leib, du corps-de-chair, en Körper, en corps ou en cadavre (corpus), elle est au moins « sensible » comme une rupture de l’Einfühlung, dont par ailleurs la folie donne une autre variation possible. Tout cela étant, il n’empêche que « sans vie, sans être-Moi, le monde n’est pas, ni non plus la corporéité, la spatio-temporalité, etc. » (p. 393). Nous en revenons vite, par là, à ce qui est le plus intéressant, à savoir la question transcendantale. Écrivant que « ma vue (Einsicht) apodictique disparaît dans le monde valant pour moi et moi en tant qu’homme, avec mon corps-de-chair », Husserl ajoute en marge : « La vie originaire (urtümlich) ne peut commencer et finir (aufhören). » (p. 394) Cette indication marginale repère probablement le texte suivant :  » Mais comment en va-t-il avec la vie originaire et fluante, en laquelle a lieu la temporalisation et la mondanéisation ? Comme connaissant phénoménologisant, je connais cette temporalisation, cette auto-objectivation, dans toutes leurs structures. Je reconnais donc aussi que pour ce flux originaire, d’autres flux (comme ceux des autres) surgissent, qui y sont intentionnellement impliqués, mais qui n’y sont pas eux-mêmes donnés en original, etc. Ce flux peut-il commencer et cesser ? Et ainsi tout autre [flux], les hommes qui commencent et cessent d’être dans le monde. Cela est irreprésentable. » (ibid.)

Pour se l’expliquer, et donc le comprendre, Husserl prend successivement les exemples du sommeil, de la fatigue et du sommeil sans rêve. À l’objection selon laquelle l’absence de commencement et de fin du flux originaire signifierait l’absence de sommeil, Husserl répond tout d’abord que s’endormir est s’endormir dans le flux, et pareillement que s’éveiller est s’éveiller dans le flux (p. 395), sans que le passage de la veille au sommeil et du sommeil à la veille soit repérable par un instant d’évanouissement ou de surgissement, qui signifierait une rupture de la continuité du flux. Et pourtant, dans le sommeil se constitue un temps et un monde intermédiaires (Zwischenzeit, Zwischenwelt) qui interrompent bien l’état de veille. Mais Husserl prend l’exemple de la fatigue pour montrer que le sommeil est, comme nous dirions aujourd’hui en langage quasi-freudien, un désinvestissement du monde et du temps, dont la fatigue, précisément, nous donne des états graduels et transitionnels (cf. pp. 396-397). Et puis, même dans le sommeil, nous sommes encore, avec les rêves, dans une sorte de « quasi-monde ». Reste alors le cas-limite du sommeil sans rêve. Là, certes, « j’ai cessé d’être dans le monde – pour moi -, j’ai cessé de vivre une vie-de-monde, une vie psychique, de vivre dans le monde une vie d’auto-perception d’homme se sachant vivant dans le monde. » (p. 398) Mais même dans cet état, explique Husserl, où la vie fluante s’est refermée contre toute excitation et toute aperception, la vie est pourtant toujours en flux dans cette fermeture même, comme me le montre mon éveil, lui-même continu en tant que présent vivant muni de protensions et de rétentions (cf. ibid.).

Mais qu’en est-il de la mort, où je sais -quand je le sais- que je ne m’éveillerai pas, endurant les souffrances physiques et morales du passage ? Est-elle un anéantissement absolu ? Ou bien, dans la mesure où « la mort est la sœur du sommeil », « la mort n’est-elle pas aussi, vue de l’intérieur, un laisser-aller du monde » ? (p. 399) Ne peut-on pas non plus dire que dans ce cas, la vie fluante ne cesse pas, « bien que ce flux soit passé dans le mode du non-éveil, qui ne peut conduire à un réveil » ? (Ibid.) Certes, écrit Husserl, « l’homme ne peut pas être immortel », « l’homme meurt nécessairement » (ibid.). Mais, souligne-t-il en conclusion, « la vie originaire transcendantale, la vie qui crée (schaffen) le monde en dernière instance et son Moi ultime, ne peut pas devenir à partir du néant (Nichts) et passer dans le néant, elle est « immortelle », parce que le mourir pour elle n’a pas de sens, etc. » (ibid.) Il y a plus, dans ce texte étrange, que la représentation classique de la mort comme « sommeil éternel ». Car il y a en lui, à notre sens, deux choses. D’une part, l’inconcevabilité de la mort qui vient de la représentation du temps comme continuité en écoulement du présent vivant, c’est-à-dire de ce que nous concevons, quant à nous, comme une déformation cohérente de la temporalité et de la temporalisation proprement phénoménologiques par la pérennité anhistorique sans origine de l’institution symbolique, et avant tout, de celle de la langue et du présent intemporel de la langue. D’autre part, les profondeurs transcendantales de la vie transcendantale, avec son historicité transcendantale, qui ne font cependant jamais que clignoter dans et par 1’épochè, constituer l’historicité transcendantale par enrichissements de sens, eux-mêmes recodés aussitôt symboliquement en étant re-présentés comme successifs et cumulatifs : l’épochè ouvre en effet à l’éclipse corrélative du sujet psychologique (et de son monde), c’est-à-dire du sujet et du monde symboliquement institués. Il aura manqué à Husserl -mais peut-être pas à Fink, à la même époque, comme le montre déjà la VIe Méditation Cartésienne-, de considérer que cette éclipse du Moi institué dans le clignotement du transcendantal est déjà une mort, certes une mort battant elle-même en éclipses, et en ce sens, une mort clignotant dans la vie même, mais tout au moins une mort symbolique au champ symbolique, où s’ébauche, dans la traversée de ses battements en éclipses, ce que nous nommons l’expérience phénoménologique du sublime.

Pour mettre, dans notre propos, un peu de l’ironie nécessaire quand il s’agit d’une chose aussi grave que la mort, il aura manqué à Husserl d’envisager ensemble deux figures de la mort : à côté de la mort misérable que, à l’encontre de tout ce qui est concevable, nous aurons tous à affronter la mort dans la vie même, la mort symbolique au symbolique, et qui nous fait vivre, tout autant qu’elle fait vivre le symbolique qui meurt toujours définitivement (irréversiblement) de ne pas vouloir la connaître. Et ce que, pourtant, Husserl pressent peut-être ici comme un inaccessible et un irréductible, c’est qu’entre ces deux figures, il y a un lien obscur, et c’est sans doute l’une des tâches de la phénoménologie, aujourd’hui, de l’expliciter. C’est l’ébauche d’une telle explicitation que nous voudrions, ici, tenter.

§ 2. Heidegger

Qu’en est-il à présent de Heidegger ? Husserl a-t-il été fondé de caractériser les considérations de Sein und Zeit comme « acrobaties avec la mort » ? Qu’est-ce qui se joue là du point de vue phénoménologique ? Même si la question est rendue très difficile par le radical changement de « climat » par rapport à la phénoménologie transcendantale.

On sait le rôle central que constitue l’analytique de 1’être-pour-la-mort pour la mise à jour de la structure existentiale du souci. Il s’agit d’ »envisager » la mort comme possibilité intrinsèque du Dasein, c’est-à-dire comme autre chose que comme un possible, relevant de la disponibilité de la Vorhandenheit, et livré a priori par quelque structure ontologique au sens classique. L’être pour la mort du Dasein n’est pas un être pour une possibilité qui lui serait donnée et qui, tout simplement, ne serait pas encore présentée (vorhanden), et ce parce que « le Dasein ne meurt pas… et ne meurt jamais… dans et par un vécu de son décéder factice » (S Z, 247). L’erreur de Husserl, en ce sens, aurait été de chercher à penser la mort sur le mode de son vécu, en effet impossible. Et le Dasein n’est pas pour autant immortel : la mort est pour lui une sorte de possibilité pure, qui ne s’actualisera jamais dans un présent. Elle est « la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein« , et en ce sens, « la possibilité la plus propre, absolue, indépassable » (S Z, 251), car « la possibilité du pouvoir-ne-plus-être-là » (S Z, 250), et qui est insurmontable. C’est dans 1’être-en-avant-de-soi (sich-vorweg) de la possibilité de n’être plus là que le Dasein se trouve dès lors renvoyé, et complètement renvoyé, à son pouvoir-être le plus propre. Là, « tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous » (S Z, 250), l’ipse du Dasein se découvre dans une radicale solitude, celle du solipsisme existential. Là, où il est renvoyé irréductiblement à lui-même, le Dasein découvre qu’ »il a à assumer (übernehmen) uniquement à partir de lui-même le pouvoir être où il y va purement et simplement de son être le plus propre. » (S Z, 263) Autrement dit, la possibilité de l’impossibilité du Dasein « possibilise » pour lui-même, dans sa singularité, sa possibilité d’exister la plus propre, le rend à sa propriété (Eigentlichkeit) d’exister, le réveille de son être toujours déjà jeté factice, ou non-propre, parce qu’il y a oublié dans l’impropriété (Uneigentlichkeit), que l’être-jeté (Geworfensein) relevait essentiellement de la possibilité d’exister dans et par le projet (Entwurf).

Ce qui restera sans doute toujours abyssal et paradoxal dans cette forte pensée que nous résumons à l’extrême1, c’est que c’est par le passage à travers le cercle de feu de la possibilité de l’impossibilité que se révèle à elle-même la possibilité d’exister la plus propre du Dasein, et de là, par surcroît, on le sait, la possibilité d’exister comme « pouvoir-être-total » (S Z, 264), c’est-à-dire aussi comme pouvoir-être de toutes les possibilités existentielles factices, y compris celles des autres. Par là, pourrait-on dire, le Dasein dépasse la singularité factice de sa Jemeinigkeit et de la Jemeinigkeit du monde pour entrer dans le neutre d’une ipséité rendue à son abîme. Mouvement que nous avons rapproché, dans Du sublime en politique, du mouvement hégélien d’accession à l’universel dans la dialectique du maître et de l’esclave.

Le « neutre » d’une ipséité rendue à son abîme est en effet 1’Unheimlichkeit du Dasein et du monde, cela où, dans l’inquiétante étrangeté d’un anonymat effrayant, d’un tout autre ordre que l’anonymat du « on », l’impossibilité révélée par le pouvoir ne plus être là de la mort, actualise, pour ainsi dire, les possibilités d’exister comme possibilités. C’est-à-dire, non pas comme étants possibles, déjà là en tant que pensables et en tant que pensées, non pas, donc comme « constellation » quasi-leibnizienne de possibles, mais, pour utiliser un langage aristotélicien, comme pur être-en-puissance non sédimenté en possibles, et sur fond duquel s’aménage l’accès, chaque fois factice, à telle ou telle possibilité factice d’exister que je puis comprendre en moi ou en les autres. C’est dire combien le rapprochement avec Hegel ne doit pas faire oublier la profonde transposition architectonique qui a lieu avec Heidegger. Le pouvoir-être total et le tout des possibilités factices d’exister n’est pas un universel au sens hégélien, c’est-à-dire un universel de langage -le censé tout de l’institution symbolique de la langue philosophique-, mais, en quelque sorte le tout commun à l’humain en tant que le tout du Dasein en l’homme. Le fond de l’humain est le Dasein et le fond du Dasein est l’Unheimliche : sa Grundstimmung est, on le sait, l’angoisse. Angoisse du néant, de la possibilité d’un impossible ne plus être là absolu. Impossible, encore une fois, parce que je ne pourrai jamais le vivre ou « y être », et parce que, pourtant, je n’en suis pas immortel (ce que disait à peu près Husserl). Mais je l’appréhende néanmoins, dans le « devancement » (Vorlaufen), comme le mur de l’insurmontable, qui me rend, pourrait-on dire dans un autre langage, à ma radicale immanence. C’est bien quelque chose comme l’irréductibilité de la mort qu’a affronté Heidegger, et pour en tirer, de tout autre manière, forte et originale, un tout nouvel accès à une transcendante pensée tout autrement : transcendance de la mort, pourrait-on dire, et qui est intimement liée, de nombreux passages des Beiträge zur Philosophie2 en font foi, à la transcendance de l’être. Pensée, en ce sens, au plus près du nihilisme et très moderne.

Toute la question phénoménologique porte, selon nous, sur le « devancement », lié à la « précédence » (Bevorstand) de la mort. « Avec la mort, écrit Heidegger, le Dasein se pré-cède lui-même en son pouvoir-être le plus propre » (S Z, 250). Et il se précède lui-même comme possibilité du pouvoir-ne-plus-être-là, c’est-à-dire du pouvoir-être-mort, donc, en quelque sorte, d’un pouvoir d’absence au monde irrémédiable et définitive, dont la certitude reste indéterminée, ne pouvant s’ancrer en rien d’existentiel ou de « vécu » (ontique). Est-ce à dire que la précédence relève elle-même de la possibilité d’exister du Dasein, fût-ce sur le mode négatif puisque là, précisément, il n’y a plus d’exister possible ? À répondre par l’affirmative, on rentrerait dans un cercle, celui où la possibilité se précéderait comme possibilité, la possibilité précédente étant la possibilité de l’impossibilité et la possibilité subséquente étant presque magiquement celle du pouvoir-être le plus propre. Il y a, sans nul doute, une telle circularité chez Heidegger, et c’est ce qui fait paraître, il est vrai, sa pensée comme une « acrobatie ». Mais derrière le cercle, il y a autre chose, d’autant plus qu’au dévoilement de la possibilité de l’impossibilité correspond la Grundstimmung de l’angoisse, qui, comme Stimmung fondamentale de la Befindlichkeit (affectivité, sentiment de la situation), s’est toujours déjà temporalisée au passé. Si donc le devancement signifie la temporalisation du Dasein au futur, et en un futur en quelque sorte transcendantal parce que futur vide du « ne plus » dans le « ne-plus-être-là », il lui correspond rigoureusement la stupeur muette de 1’angoisse, en laquelle le Dasein « se trouve » (sich befindet) aussitôt que lui apparaît la possibilité de l’impossibilité. Autrement dit, la temporalisation du Dasein dans l’être-pour-la-mort est d’un seul coup temporalisation au futur et au passé, dans et par les ek-stases du futur et du passé, et la résolution (Entschlossenheit), qui se devrait d’affronter la possibilité la plus propre, amorcera la temporalisation du Dasein dans la présence véritable (eigentlich), grâce ou moyennant le coup, l’Augenblick, l’instant de la « décision » (Entschluss). Mais, en quelque sorte dans un « premier moment », pour ainsi dire « transcendantal », le Dasein « vit » dans la stupeur de 1’Unheimichkeit anonyme et de l’angoisse. Et si Heidegger n’utilise jamais le terme de « vivre » (leben, erleben), tant il lui paraît source de malentendus possibles et de rabattements indus de l’existential à l’existentiel, le terme est-il pour autant purement « métaphorique » et ultimement illégitime ? Question capitale puisque de sa réponse dépend le statut phénoménologique qu’il faut accorder à 1’être-pour-la-mort : est-ce une « expérience » ou une sorte de « construction spéculative » de second degré ? L’apparence, soulignée par Husserl, d’ »acrobaties avec la mort » ne vient-elle pas de ce que, dans le texte de Sein und Zeit, ce statut soit indécis ?

Posée sous cette forme, la question nous semble devoir être aussi, irréductiblement, celle du statut du vécu. Nul doute que Heidegger n’évacue un peu trop rapidement – et scandaleusement – Husserl en assimilant le « vécu » à l’ontique et au psychique, comme si parler du « vivre » supposait toujours que celui-ci fût plein de « quelque chose » (« sentiment existentiel » au lieu de Befindlichkeit), appréhension ontique et intentionnelle du Vorhandensein au lieu d’être-au-monde, etc.), et comme si ce « quelque chose » était toujours « présent ». Rage réductrice ou simplificatrice qui ne résout pas la question du « vivre », même chez Husserl. Mais peut-il y avoir « vivre d’une absence » ou « vivre en absence » ? Le premier n’est-il pas la Stimmung fondamentale de l’angoisse, et le second, la précédence de la mort ? Et qu’en serait-il du « vivre » de la possibilité, et en particulier de la possibilité la plus propre ? A-t-on résolu le problème si l’on dit que le Dasein est dès lors requis par la possibilité la plus propre, et renvoyé à elle, et ce, dans l’inquiétude du Gewissen ? Car cette in-quiétude n’est- elle pas, aussi, un « vivre » ? Un « éprouver », qui n’est pas pour autant, eo ipso univoquement référable à l’existentiel, donc à l’ontique ? Certes, on le sait depuis la publication de la Gesamtausgabe, Heidegger a découvert au début des années vingt que nous ne pouvions parler du « vivre » qu’en tant que « vivre » humain, et sans doute a-t-il banni ce terme de son vocabulaire tant pour couper court à toute interprétation « vitaliste » ou « biologisante » de sa pensée que pour marquer sa distance avec Husserl. Mais bannir un terme du vocabulaire suffit-il pour penser la question du statut phénoménologique de ce qui est en jeu dans l’ontologique-existential, et en particulier dans l’être-pour-la-mort ? Ainsi le propos heideggérien nous paraît-il, malgré sa force d’effraction et sa profondeur, foncièrement ambigu, procéder, en un sens, de l’esquive d’une question non traitée.

De cette situation, nous tirerons deux ordres de considérations. Le premier est que, manifestement, si l’on maintient en phénoménologie le terme de « vivre » – et de « vécu »-, donc une certaine fidélité à l’œuvre de Husserl, le « vivre » et le « vécu » sont infiniment plus complexes que le laisserait croire leur réduction eidétique – à vrai dire seulement pratiquée expressément par Husserl dans les Recherches logiques et dans les Ideen I – à l’immanence d’une conscience s’auto-intuitionnant. Le « vivre » et le « vécu » s’effectuent toujours à plusieurs niveaux à la fois, et pas seulement comme « vivre » ou « vécu » de quelque chose de présent. Cela, d’ailleurs, Husserl l’avait lui-même compris dès les Grundprobleme der Phänomenologie de 19103, en insistant sur l’énorme part – la plus importante – de toutes les implications « intentionnelles », implicites et infinies, de tout « vivre » et de tout « vécu ». En ce sens, tout « vivre » et « vécu » sont traversés, voir troués d’absences, d’inactualités qui sont tout autant, d’une part des potentialités enfouies dans la « vie transcendantale » de l’ipse – et des potentialités qui ne sont telles qu’en tant qu’elles agissent comme telles (non actuelles), mais à distance, sur l’actualité vécue du « vivre » ou de « vécu » -, que, d’autre part, des virtualités inédites de cette même « vie transcendantale », susceptible, toujours, dans son « vivre », de rencontrer ou d’accomplir de l’imprévu ou du neuf, que par sa contingence, n’était pas déjà contenu « en puissance » dans les profondeurs de l’ipse. Cela implique que ce qui est à chaque fois repérable ou reconnaissable d’un « vécu » n’est jamais que la partie visible d’un iceberg plongeant pour l’essentiel dans l’océan d’un « vivre » qui, pour faire partie de la conscience, ne lui est pas actuellement présent, mais l’accompagne, pour ainsi dire, comme l’in-conscience. Et ce qui est chaque fois repérable ou reconnaissable d’un vécu est précisément ce par quoi il constitue un être de langage, en réalité extrêmement complexe, dont la dénomination par la langue ne doit pas faire illusion, car il ne se réduit pas à l’univocité censée logique du nom, mais est seulement désigné comme problème à résoudre, et de plus loin, comme une question.

Cela nous amène au deuxième ordre de considérations. L’avancée heideggérienne par rapport à Husserl, dans Sein und Zeit, est sans doute, quant à cette question, d’avoir accompli une sorte d’épochè radicale de toute psychologie, d’avoir compris que les « états » du Dasein ne sont que par réduction psychologiste des « vécus » d’une subjectivité, et qu’ils sont en réalité bien plus, jouant et se jouant à la fois sur plusieurs « niveaux » de profondeur, dont le texte joue, à son tour, en réalité, très habilement, sans toujours, il faut le reconnaître, les maîtriser. Et ce qui est caractéristique, dans cette perspective, ce sont les formidables créations langagières de Sein und Zeit, qui ne sont pas seulement là pour esquiver la réduction psychologiste, mais là, principalement, pour faire accéder les « états » du Dasein au statut d’êtres de langage, désormais repérables par ces sortes de formules, souvent acrobatiques et « barbares », forgées par Heidegger. Par là s’instaure quelque chose comme une dynamique des « états » du Dasein, dans un langage qui en paraît souvent excessivement abstrait, voire pédant, où la simplicité de ce qui est en jeu semble artificiellement « dépaysée », donnant à l’œuvre entière son « climat » très spécifique. Il ne faut donc pas lire Sein und Zeit comme si les condensés symboliques (langagiers) heideggériens étaient les seuls appropriés – ce qui conduirait à la sempiternelle paraphrase et au dogmatisme -, mais en comprenant qu’ils ne sont là que comme les signes de problèmes indéfiniment à résoudre et de questions infinies. C’est en ce sens que Sein und Zeit peut être pris comme une œuvre phénoménologique, car élargissant le champ de la phénoménologie au « tout » de « notre vivre » humain, bien au-delà des seules questions de connaissance sur lesquelles s’était encore obnubilé Husserl. À cet égard, le changement d’époque par rapport aux années vingt nous autorise, fût-ce de façon polémique, à réintroduire, dans Sein und Zeit, et en particulier dans la problématique de l’être-pour-la-mort, la question du « vivre », pour peu que celui-ci soit saisi et conçu dans toute son infinie complexité.

Qu’en est-il, alors, à nouveau, du « devancement » ? À quelle profondeur du « vivre » son « expérience » se situe-t-elle ? Étant entendu, Heidegger nous en a prévenus, que la mort ainsi devançante n’a rien de l’accident empirique par quoi, le plus souvent, nous la désignons, ni de l’appréhension existentielle d’une limitation de notre vivre dans le temps. Étant entendu aussi que tout d’abord et le plus souvent, nous esquivons ce devancement, et que, sans le savoir, nous nous concevons, quant au fond de nous-mêmes, comme immortels (« ça n’arrive qu’aux autres »). D’où vient et quel est le statut phénoménologique de cette ouverture à un futur que nous disons transcendantal parce que ce n’est pas le futur de « quelque chose », du Dasein, qui « sera », c’est-à-dire de quelque chose qui sera présence ? Elle s’alimente, sans nul doute, à l’appréhension empirique de la mort – qui vient en quelque sorte la « recharger » en intensité -, mais elle plonge bien plus profondément qu’elle. Ce n’est pas d’un savoir appris et acquis, en effet, que nous avons, pour parler comme Heidegger, la certitude indéterminée du mourir, mais d’un « savoir » primordial ou immémorial, qui est pourtant « savoir » de l’impossible, et horizon d’un futur sans présence où prend sens mon futur comme futur de mon « vivre » – « vivre » en présence ayant à assumer sa possibilité la plus propre de « vivre », en termes heideggériens : d’exister.

La « magie » ou 1’ »acrobatie » heideggérienne vient de ce qu’il n’y a pas, dans toute l’œuvre, de réponse à cette question, comme si elle était impertinente, aux deux sens de ce mot. Il nous faut admettre comme faisant partie de la facticité du Dasein, et en un sens, c’est très juste, que cette temporalisation par le futur où le Dasein n’est que d’être hors de soi, dans l’absence radicale au monde, est originaire et irréductible. L’ek-stase du futur transcendantal est cette ek-stase, cet « état » en dehors ou au dehors, en absence, où je ne serai jamais. Je n’ai besoin ni d’un raisonnement ni d’une imagination particulière pour savoir qu’un jour, je ne serai plus « là », au monde. Certes, je puis le « vivre » en imagination, mais c’est alors, précisément, dans une contradiction qui est celle du vivre et du mourir : nul ne peut être vivant et mort en même temps.

Telle est du moins l’évidence. Mais comme toujours, l’évidence doit nous éveiller à la plus extrême attention. Est-ce parce qu’une aporie est intraitable que la situation qu’elle problématise peut être, sans plus, déclarée irréductible et surtout, originaire ? Ne peut-on dire que les apories husserliennes et heideggériennes sont, en un sens, symétriques et antinomiques ? Et qu’elles s’opposent comme la certitude, néanmoins inquiète, de l’immortalité de la vie transcendantale profonde – certitude elle aussi indéterminée, faut-il ajouter -, et la certitude, non moins inquiète, mais peut-être plus radicalement indéterminée, de la mortalité de l’être-au-monde du Dasein ?

Même si, chez Husserl, la temporalisation vient toujours comme temporalisation continue du présent vivant muni, à l’intérieur de soi, de ses protensions et de ses rétentions, et si, chez Heidegger, on l’a vu, cette même temporalisation en présence ne s’effectue, dans la répétabilité de l’instant, que sur le fond des ek-stases, où le Dasein n’est pas à proprement parler, sinon sur le mode de l’absence, et qui sont ek-stases du passé (transcendantal) de la Befindlichkeit et du futur (transcendantal) de la mort. Cette situation antinomique, symétrique ou quasi-symétrique ne vient-elle pas de ce que, malgré ces différences et ces divergences, la temporalité a toujours la structure monomorphe du passé-présent-futur ? L’immortalité serait celle du présent vivant – fût-il enfoui dans les profondeurs quasi hors-monde de la vie transcendantale -, et du présent vivant en temporalisation continue et inlassable, sans possibilité d’interruption. La mortalité serait celle du temps de la présence lui-même, enchâssé entre un passé qu’il n’a pas fait mais qu’il trouve tout fait dans la Stimmung, et un futur qu’il ne fera pas parce qu’il n’y sera jamais, ce futur étant celui de la mort, ce temps de la présence ne vivant que de la décision (Entschluss) qui se répète dans l’instant, et se décide pour tout ce qui fait 1’être-en-souci du Dasein durant sa « vie » entière – suspendue à la fois à la décision et à sa poursuite comme à celle de son destin (Geschick). N’y a-t-il pas ici une sorte d’antinomie entre l’infinité et la finitude du temps ? Et ne serait-ce pas par une sorte de décret dogmatique, arbitraire du point de vue phénoménologique, que l’on se déciderait pour l’un des termes au détriment de l’autre ? Ne faut-il pas affronter le fait que l’immortalité du flux de temporalisation du présent vivant est aussi inconcevable que la mortalité totale du temps de la présence ? Et poser la question qui est peut-être la seule pertinente du point de vue phénoménologique : qu’est-ce qui, dans ces deux conceptions, est « abstrait » ou « spéculatif » et qu’est-ce qui y est véritablement concret ?

§3. Conditions pour une phénoménologie du vivre et du mourir

Notre interrogation des conceptions husserlienne et heideggérienne de la mort éveille à tout le moins le soupçon que les apories qui les sous-tendent, et que, chacune à leur manière, elles « contiennent » – aux deux sens du mot -, viennent sans doute plus de 1’ »abstraction » ou de la « spéculation » que de la prise en considération pour elles-mêmes des concrétudes phénoménologiques qu’elles soient repérées comme « vécus » ou « états » du Dasein. Une simple remarque préalable suffit pour s’en apercevoir : l’appréhension de la vie et de la mort est quelque chose de très évolutif et de très différencié au cours des âges et selon les individus. Il est bien connu que l’enfance ignore presque complètement la mort, que l’adolescence s’en fait une idée abstraite – comme si la mort, ressentie comme un scandale, était reportée dans les profondeurs insondables d’un futur indéterminé -, que l’âge adulte s’y confronte très diversement selon les vicissitudes de la vie, la mort pouvant signifier son extrême précarité, ou quelque accident brutal qui l’interrompt, mais de manière intemporelle. De la manière dont, au reste, la mort aura été plus ou moins « apprivoisée » durant l’âge adulte dépendra, sans doute, son mode d’être dans la vieillesse : depuis la stupeur horrifiée, mais trop tardive, que décidément, cela peut m’arriver à moi aussi, jusqu’au désenchantement d’une vie qui, désormais, fatigue, et dont on sait qu’elle est très loin d’avoir livré tous ses secrets. Cela étant, nous vivons tous en croyant, plus ou moins confusément, que nous sommes immortels, et même quand nous nous résolvons, au sens heideggérien, à l’appréhension du « ne-plus-être-là », c’est, non pas dans la peur – qui relève de tout autres circonstances -, mais dans une bouffée d’horreur qui clignote un instant pour aussitôt s’éclipser derrière les nécessités de la préoccupation quotidienne. Il y a quelque chose d’effrayant – ou d’imaginaire – dans la « résolution » heideggérienne, car si la mort nous ramène à l’essentiel – à notre « possibilité la plus propre » -, celle-ci n’en paraît pas moins dérisoire, ou quasi-nulle, devant la mort. La pensée de Sein und Zeit est à cet égard traversée, nous avons tenté de le montrer dans Du sublime en politique, par l’idée d’une sorte de « transfiguration » du Dasein par la mort, comme si les possibilités ontologiques-existentiales du Dasein lui revenaient transfigurées de la traversée de l’absence, d’une traversée de la mort qui ne peut jamais avoir lieu – un peu comme chez Hegel, même si, chez Hegel, cette transfiguration est celle du savoir, et non pas celle des possibilités du Dasein. Celles-ci ne sont plus seulement des possibilités d’ex-sister du Dasein, mais des possibilités de l’être, et c’est au Dasein de s’y engager, et non plus de les esquiver. La finitude du Dasein correspond à la finitude du temps et à la finitude de l’être.

Sous cet angle, l’antinomie de l’immortalité et de la mortalité prend une autre forme. C’est celle d’une immortalité du temps de la présence, sans commencement et sans fin concevables, et d’une mortalité qui, pour ainsi dire, recharge de sens la question du commencement, et de la fin, du temps de la présence – la seule décision ontologique (et non pas individuelle au sens d’un choix) pour la possibilité la plus propre étant susceptible, entre les ex-stases du futur et du passé que nous disons transcendantaux, d’amorcer la temporalisation véritable, c’est-à-dire 1’ »engagement » total dans l’être. Question du commencement, avons-nous dit, et pas question de l’origine : l’originarité du devancement, comme celle de la Befindlichkeit au passé sont irréductibles, mais seule la résolution qui se décide à commencer le temps est susceptible de les mettre en mouvement. Or, ce commencement, qui est censé « mobiliser » toutes les « énergies » du Dasein résolu et accomplir plus ou moins aveuglément les possibilités de l’être qui n’existent que par là, n’apparaît-il pas, du point de vue phénoménologique, et pour parler comme Hegel, comme un « coup de pistolet » ? Coup d’une rare violence parce qu’il est celui de 1’Unheimlichkeit de l’être, de son côté pour nous barbare et inhumain ? N’y a-t-il pas une foncière barbarie dans Sein und Zeit, celle qui, précisément, a impressionné vivement, et à juste titre, tant de lecteurs ? Et cette barbarie ne ressort-elle pas d’autant plus que toute esquive à son endroit est un peu unilatéralement reportée sur le compte de l’Uneigentlichkeit, de 1’ »impropriété » ou de l’ »inauthenticité » ? Est-ce le cas de l’enfance, de l’adolescence et de la plus grande partie de notre vie ? Et l’appréhension trop ferme ou trop résolue de la mortalité ne conduirait-elle pas rapidement à des complaisances pathologiques, à une division du vivre en lui-même qui ne serait pas loin de la psychose mélancolique ? Une « décision » qui, en un sens, s’est toujours déjà faite, et fût-elle décision pour le plus propre, ne risque-t-elle pas d’apparaître comme une fatalité qui parle contre tout « vivre » factice concret ? Celui-ci aurait-il d’autres ressources que sa plainte mélancolique de ne jamais avoir été « à la hauteur » d’une résolution toujours défaillante ? N’eût-il pas mieux valu, pour parler comme Plotin, « ne pas être né » ? Si le « vivre » est toujours, « tout d’abord et le plus souvent », dans l’impropriété eu égard à une inconcevable mortalité, cette « impropriété » est-elle aussi simple qu’une esquive ? Et ce, d’autant plus que l’immortalité n’en est pas moins, quant à son fond, inconcevable ? Que dirions-nous d’une « vie éternelle » appréhendée elle aussi avec « résolution » ? Ne serait-elle pas, selon le mot célèbre de Haller cité par Kant dans la Critique de la Raison pure, un « ennui éternel » ? Égalisation par un temps infini et uniforme qui rendrait tout équivalent ou indifférent, et qui conduirait, quant à elle, à la psychose maniaco-dépressive ? Cette proximité de pathologies comme possibilités non-réalisées par et dans le chef du philosophe doit nous alerter, non pas sur le danger qu’il y a de penser de cette manière, car ce danger est imaginaire, mais précisément sur ce qu’il y a d’excessif en elles par rapport aux concrétudes phénoménologiques.

Or, précisément, le point de vue des concrétudes phénoménologiques commence à prendre consistance dès lors que, alertés par la diversité des appréhensions de la mort selon les âges et selon les individus, et préparés que nous sommes à ne plus concevoir le « vivre” comme « vivre » de quelque chose d’actuellement présent, nous commençons à comprendre que nous ne vivons jamais sur un seul « plan » à la fois, ni selon la structure matricielle uniforme de la temporalité, qu’elle soit husserlienne ou heideggérienne. Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du vieillard – certes, pour le dire vite et grossièrement, diversement « dosés » – ; notre « vivre » plonge toujours, de manière extrêmement subtile car différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de l’absence – et pas seulement par le souvenir ou le rêve éveillé qui anticipe -, et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents et les autres très rapides. Dans tout cela, qui s’apparente à un indéfini inchoatif multiplement enchevêtré, et donc confus au sens cartésien, nous visons à mettre de l’ordre, ou plutôt nous y découvrons toujours déjà un certain ordre, l’ordre de l’institution symbolique, qui nous a été légué par la pensée mythologique et religieuse, la pensée philosophique, la religion ou, aujourd’hui l’idéologie (dont fait partie la psychologie, et même la psychanalyse). Nous vivons dans un monde qui, pour sa part visible, la part manifeste qui nous est donnée, est intégralement découpé en êtres symboliques dont nous ne nous apercevons pas, le plus souvent, qu’ils sont là comme autant de questions, dont le caractère manifeste et donné obnubile, précisément, toutes les questions de sens qui s’y dissimulent, parce que ce qui a l’air d’aller de soi éclipse cela même par quoi ce qui va de soi ne va pas autant de soi qu’il n’y paraît. Êtres symboliques qui sont, comme significations, des condensés symboliques de sens qui y sont enfouis, en sommeil, comme autant de questions jamais posées et inchoativement enchevêtrées. On pense au champ heideggérien du « On », et ce l’est en un sens : mais ce ne l’est plus dès lors que nous comprenons qu’il est impossible de penser et d’agir sans lui, que toute pensée philosophique, en particulier, se dit dans une langue philosophique qui s’est elle-même instituée au cours des âges et dont il est un peu rapide, et facile, de dire que c’est « la langue de la métaphysique ».

S’il y a, ici, de « la métaphysique », c’est précisément, n’en doutons pas, dans l’appréhension de la temporalité comme structure matricielle (transcendantale) uniforme et dans la manière corrélative de placer le vivre et le mourir en situation antinomique irréductible, ce qui conduit aux apories que nous avons relevées et qui sont tributaires, comme toujours en pareil cas, d’une positivisation excessive des termes en lesquels elles se posent : la vie et la mort ne sont-elles pas elles-mêmes des condensés symboliques ? Si nous vivons au fil de divers rythmes de temporalisations, selon divers styles de l’absence, n’y a-t-il pas, toujours, du mourir dans le vivre, et du vivre dans le mourir, et ce, de multiples manières, de sorte que nous ne vivons (et ne mourons) jamais d’un seul et même pas, et que, parfois il nous arrive de devancer, tout autant que, d’autres fois, de retarder sur tel ou tel rythme, ce qui rendrait au vivre une certaine concrétude d’expérience, non pas seulement de la présence, mais aussi de l’absence ou de la mort ? Non pas, certes, vivre uniforme, toujours sur la même modalité, mais vivre multiple, en première approximation multiplement stratifié, et selon ce que nous relevons par des êtres de langage fort diversifiés : en langage classique, les sensations, les affections, 1’affectivité, les passions et les pensées. Toutes choses qu’il s’agirait de repenser autrement, selon leurs rythmes propres de temporalisation. On s’apercevrait alors, ne serait-ce que par la manière classique d’opposer le sensible et l’intelligible, qu’une telle reprise implique qu’il n’y a pas de « vivre » concret qui ne soit un vivre incarné et que c’est à partir de là peut-être, et à partir des différences de rythmes de temporalisation, que peuvent se repenser autrement, du même coup, tout autant la division que l’union de l’âme et du corps, et dans la mesure où celles-ci communiquent avec la question de la mortalité (classiquement : du corps), et avec la question de l’immortalité (classiquement : de l’âme), que c’est à partir de là, aussi, que peut se repenser autrement la question du vivre et du mourir. Si l’âme a été, classiquement, pensée au moins en sécession tendancielle par rapport au corps, et donc, d’une certaine manière, comme immortelle, ne serait-ce pas que, pour d’autres raisons que des raisons simplement métaphysiques, ce qu’on subsume dans la langue philosophique sous le terme d’âme (psyché) ne vivrait pas du même pas que ce qu’on subsume, dans la même langue, sous le terme de corps (soma) ? Et n’est-ce pas une « évidence », non pas de celle d’un condensé symbolique, mais de celle de l’expérience la plus concrète, que les misères du corps, ce que nous appelons quant à nous les affections (maux, maladies, décrépitude, vieillissement, mort), ne marchent manifestement pas du même pas que la « vie » de cette autre part de nous-mêmes que l’on a désignée par âme ? Et ne peut-on pas dire la même chose en partant des « merveilles » du corps, des plaisirs, d’autant plus que, autant les maux peuvent être tenaces, autant les plaisirs sont toujours éphémères ? Cela n’est-t-il pas propre, déjà, à modifier notre conception du vivre et du mourir ? N’est-ce pas, en ce sens, toute une phénoménologie des « vécus » comme « états » désancrés de toute psychologie qui est à entreprendre ? Toute une phénoménologie de ces « êtres de langage » dont la reconnaissabilité, dans les langues, ne doit pas obnubiler, mais ouvrir au contraire aux multiples profondeurs de sens et de non-sens qu’ils enchevêtrent, confondent et dissimulent, dans ce qui est chaque fois le mode de leurs temporalisations ?

De cela, nous allons ébaucher une première esquisse, largement programmatique.

§4. Esquisse d’un court traité phénoménologique du vivre et du mourir4

a) Les sensations

À condition de les distinguer du signal physique pour ainsi dire filtré par les organes des sens, les sensations se caractérisent par ce qu’elles ont de toujours éphémère et par cela qu’en paraissant, elles paraissent du même coup porter en elles la concrétude des choses elles-mêmes, comme si, auto-transparentes, elles avaient tendance à ne laisser paraître que le senti,

à même les choses. C’est le plus manifeste à propos de la vision, où le voir, aveugle à lui-même, s’identifie à son dehors, à l’être lumineux ou coloré des choses. Ce l’est aussi, quoique moins massivement, dans l’audition, l’odorat ou le goûter, où s’ébauche une quasi-réflexivité du sentir. Ce l’est encore, mais de manière déjà plus différenciée, dans le toucher, où ce que je touche, c’est l’être rugueux ou poli des choses, encore que le toucher puisse se toucher lui-même, selon une réversibilité réflexive qui, on le sait, a beaucoup frappé Husserl et Merleau-Ponty. Ce qui différencie cependant les sensations, c’est moins leur situation par rapport à leurs organes respectifs que leurs rythmes propres de temporalisation : si la vision est d’une rapidité telle qu’elle en paraît instantanée, le toucher ou la gustation sont plus lents, requièrent leur temps. Il y a donc aussi, dans la masse des sensations qui s’effectuent toujours ensemble, une différenciation corrélative de leur caractère éphémère. Et paradoxalement, ce sont les sensations aux rythmes les plus rapides, donc, à l’extrême, la vision, qui paraissent les moins éphémères, les plus stables, comme si la plus grande vitesse de leur temporalisation, qui les fait paraître instantanées, les en délivrait au point de les faire paraître hors-temps, susceptibles d’être répétées dans leur identité. Il en est de même pour un bruit ou un son que l’on entend, mais pas pour un morceau musical. Et retrouver ce qui fait par exemple la saveur propre de tel vin peut demander beaucoup de temps. C’est dire que, déjà à ce « niveau » très élémentaire, la masse des sensibles n’est pas homogène, que leurs surgissements et leurs évanouissements se distribuent selon différents rythmes, qui se déploient en même temps, et même en mêmes temps pluriels, si tout temps est temps de la présence, dans ce qu’il faut bien concevoir comme la spatialisation du monde.

Et ce d’autant plus, faut-il ajouter aussitôt, que, malgré les apparences, la temporalisation des sensibles n’est jamais achevée, comme en témoigne la réminiscence dont a si bien parlé Proust : leur génération et leur oubli dans le « flux » du temps n’excluent pas, parfois, leur si extrême singularité – et tout sensible est, par delà l’institution symbolique qui le rend reconnaissable, radicalement singulier -, qu’ils sont susceptibles de reparaître inopinément, avec leur fraîcheur d’origine, et parfois même plus purement, dans la réminiscence : signe que le sensible, s’il s’est temporalisé dans un temps passé, dans une présence qui a été, ne l’a fait qu’en gardant en lui-même son énigme, et que celle-ci, en sommeil dans le passé, est toujours susceptible de se réveiller. « Temps perdu » puis « retrouvé », disait fort bien Proust, où le sensible dans ce qu’il a de plus singulier porte déjà la question de la vie et de la mort.

La mort du sensible, qui est ici son évanouissement par-delà les pouvoirs de la mémoire volontaire – de l’anamnèse ou de la remémoration active -, est un « ne-plus-pouvoir-être » qui n’est pas définitif, mais qui peut à nouveau être de cela même qu’il séjournait, dès l’origine, dans la précarité de l’éphémère qui l’a fait s’évanouir. La réminiscence du sensible est en ce sens une sorte de « métempsychose », où le sensible, en effet, se détache, par sa précarité même, de la subjectivité. Poussant plus loin, ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire, en effet, que ce qui fait l’essentiel du sensible, c’est-à-dire sa radicale singularité, n’est pas tant le fait qu’il s’est déjà temporalisé dans le passé que le fait qu’il a manqué une temporalisation qui l’attend encore et qui se reprend dans la réminiscence ? N’y a-t-il pas, dès lors, une « immortalité » du sensible, certes d’un tout autre ordre que la pérennité sans origine des codages symboliques qui le découpent en le condensant et en abolissant sa singularité, « immortalité » toute dans cela même qui fait son inépuisabilité eu égard à toute temporalisation finie ? L’énigme du sensible n’est-elle pas ce qu’il m’a toujours attendu, ce qu’il m’attend encore et qu’il m’attendra toujours, et ce, pourtant, sans m’avoir proprement attendu puisqu’il ne m’est pas destiné et sans qu’il soit pour autant réductible à ce que Heidegger a pensé comme Vorhandensein ? Ce sensible-là n’a en effet rien d’une présence qui m’aurait précédé et devrait me suivre, mais tout de la profondeur d’absence d’un inépuisable secret, dont des lambeaux seulement entrent dans le temps, se temporalisent, au gré de proto-temporalisations qui échappent à la mesure du temps et qui font tout le caractère inopiné, inattendu, surprenant de la réminiscence.

Le sensible ne requiert pas moins une attention extrême que l’intelligible. Et c’est dans cette attention que, derrière les mots qui l’habillent et le banalisent, qui donc l’effacent, le sensible se révèle avec une extraordinaire jeunesse, un pouvoir d’émotion, de Stimmung – sur laquelle nous allons venir -, qui traverse les âges de la vie, et qui, même, se renforce à mesure que, vieillissant, nous sentons mieux la précarité de notre existence, de notre être au monde. Nul doute qu’en ce sens, la Stimmung puisse aller jusqu’à la cruauté d’une jouvence inaltérable qu’il faudra un jour quitter sans l’avoir comprise. De la sorte, le paradoxe du sensible est bien que son caractère éphémère va de pair, dans ses profondeurs, avec le caractère extrêmement lent de ses temporalisations, qui dépassent, et de loin, la temporalisation en présence d’une vie humaine. Et par là, le caractère insoutenable du « ne-plus-être-là » de la mort prend déjà l’épaisseur concrète d’un « éprouver » ou d’un « vivre » phénoménologique qui n’a rien du « vécu » d’un « étant présent », mais tout d’un séjour ou d’une demeure hantée par l’ombre de la mort.

b) L’affectivité (la Befindlichkeit)

En quel sens le sensible est-il, comme nous venons de le suggérer, indissociable, en sa singularité, de l’affectivité ? Si nous entendons par affectivité, en première approximation, l’ensemble des « humeurs », des émotions et des sentiments (qu’il faut distinguer des passions, nous nous en expliquerons), il vient tout d’abord que son propre est de paraître s’autonomiser en elle-même pour transfigurer les êtres et les choses vers le haut (lumineux, transparent, clair) ou vers le bas (ténébreux, opaque, obscur), vers la vie (amour) ou vers la mort (haine), vers la légèreté (humeur bonne ou joyeuse) ou vers la pesanteur (humeur mauvaise ou sombre), etc. Si les sensations nous font accéder aux sensibles comme sensibles des êtres et des choses, l’affectivité, comme l’a bien montré Heidegger, nous fait accéder au monde, mais au monde toujours « coloré » par la couleur dominante ou le ton de telle ou telle tonalité affective. C’est le monde lui-même qui est léger dans une belle matinée de printemps, ou c’est le monde lui-même qui s’alanguit en une insurmontable pesanteur dans le gris après-midi hivernal. L’amour exalte, et pas seulement l’être aimé, et la haine détruit, et pas seulement l’être haï. L’exaltation l’est aussi de soi-même et du monde, donc de soi-même au monde et de l’autre au monde ; la destruction l’est tout autant, sinon plus, de soi-même et du monde, retranchant le soi du monde et disloquant celui-ci en de perpétuels motifs d’insatisfaction. Il n’y a pas de solution de continuité entre 1’état-affecté par l’humeur ou le sentiment et l’état du monde : il y a au contraire cette continuité de la Stimmung, que Heidegger a fort bien dégagée dans Sein und Zeit et qui est aussi continuité entre l’humeur et le sentiment, l’émotion (é-motion) jouant un peu le rôle de relais.

Mais les états du monde sont multiples et il n’ont a priori rien de « psychique », bien que l’on ait pris l’habitude de les considérer comme des « objets » teintés de psychologie : le marin, le montagneux, la campagne cultivée et opulente, la forêt, le désert, le citadin, etc., le céleste, le lumineux, l’orageux, le nuageux, le matin calme, le crépuscule apaisé, le vent, la tempête, la pluie, le gigantesque, le charmant, etc. – toutes sortes d’états qui nous ravissent ou nous effraient, nous excitent, nous irritent ou nous ennuient, etc., sans que la sensibilité ou l’affectivité puissent s’en détacher. La langue de la littérature est chargée, non pas de cette confusion, mais de cette coalescence, où chaque fois nous sommes tout entiers et où les sensibles, dans leur singularité, se détachent, comme autant d’échos indéfiniment répercutés en chatoiement, emportant aussi en eux-mêmes une part insondable de l’énigme posée du monde-état.

De quel ordre est donc l’épreuve phénoménologique, le « vivre » de la Stimmung, et quel est son style de temporalisation ? Dans et avec la Stimmung, je me trouve (ich befinde mich, ce qui donne Befindlichkeit) toujours au monde, et au monde pour ainsi dire « fait » en tel état du monde. C’est pourquoi Heidegger a quelque raison de dire que la temporalisation de la Befindlichkeit en Stimmung s’est déjà faite, mais au passé, que nous disons transcendantal parce que le Dasein n’a sur lui aucune prise. En ce sens, la Stimmung est muette, comme l’a bien souligné M. Haar5, mais cela ne signifie pas qu’elle soit indicible, comme le montrent les exemples de la poésie et de la musique. Temporalisée au passé, elle donne certes le ton, la couleur de fond du monde auquel le Dasein accède, se trouve, et est dans la présence. Mais ces exemples montrent qu’elle est elle-même susceptible d’une économie dans la présence, c’est-à-dire de s’accrocher, en quelque sorte, aux sensations qui s’en détachent en s’y découpant, comme leur « moment pathique » (E. Straus). Il y a, autrement dit, une temporalisation toujours possible de la Stimmung, beaucoup plus complexe que celle qui était envisagée par Heidegger, par sa redistribution à travers le présent, le passé et l’avenir, et cela, dans son amplification ou son atténuation. C’est de cette manière, sans doute, qu’il faut en envisager l’indétermination principielle entre ce que la langue classique désigne par l’humeur, l’émotion et le sentiment : l’humeur, on le sait, peut être très versatile, disparaître comme elle est venue, sans qu’elle ait véritablement pris part au temps se faisant de la présence, l’émotion paraît occasionnée par une harmonie subtile qui déjà se fait dans le temps entre l’état du monde rencontré dans l’humeur et sa réflexion encore inchoative, et ce, dans la mesure où l’émotion « trans-porte » ; alors que le sentiment peut être durable, mûrir lentement dans le temps, changer, non pas de nature, mais d’aspect, se complexifier, se raffiner et s’approfondir – à condition tout au moins qu’on ne le confonde pas avec la passion qui, se libérant du temps ou cherchant à s’en libérer, est plutôt, en un certain sens, du sentiment endurci, condensé ou enkysté dans l’être du Dasein, nous allons y revenir. Venant du fond d’Unheimlichkeit du monde, l’humeur dans sa versatilité me quitte comme elle m’a prise – à moins qu’elle ne persiste dans la Verstimmung pathologique -, elle témoigne d’un monde qui, sans être réductible à la Vorhandenheit, s’est fait sans moi, à mon « corps défendant », et donc d’un monde en imminence d’absence par rapport à la présence où je me sais exister. S’il n’y avait que la Stimmung au sens d’humeur, je serais tout à la fois flottant par rapport à elle (désincarné) et capturé par son mutisme (incorporé) – comme c’est le cas dans les psychoses -, à la fois « à côté » du monde et dans le monde, sans aucune prise sur lui, sans possibilité de faire exister autre chose que ce qui s’est fait, de manière effrayante, sans moi. À ce monde, je n’aurais pas de place, je ne le verrais, pour ainsi dire, que derrière la vitre qui m’en retranche.

Forme de la mort au monde qui est en même temps forme du « vivre » ou de l’éprouver phénoménologique concret (du vécu) du « ne plus être là ». Et il ne suffit pas de dire que l’humeur joyeuse, tout au moins, me « met » toujours au monde, puisque, prise en son excès, à l’écart des moments la temporalisent en transissant les sensations, elle ne serait que l’humeur de la psychose maniaque, démesurément exaltée dans un présent en sécession par rapport au passé et à l’avenir6. L’humeur triste, quant à elle, se convertit dans la Verstimmumng dépressive ou mélancolique – dans ce que Heidegger a bien décrit comme « l’ennui profond » où le temps tout entier est suspendu sans jamais se faire temps et dans le ressassement interminable de la « plainte mélancolique »7.

L’humeur, par conséquent, est le plus souvent retenue de ce qui la ferait persister durablement comme un état du monde échu à la présence et la paralysant, de cette persistance même, dans son faire. Le plus souvent, nous l’avons dit, l’humeur disparaît comme elle est venue, retournant, par son atténuation, à l’ »égalité d’humeur », à une sorte d’état neutre où elle est mise à distance, tout au moins à cette distance qui rend possible sa temporalisation. C’est de cette manière, sans doute, que, mûrissant dans le temps (se temporalisant), elle peut, en prenant forme dans l’émotion, se muer en sentiment (Gefühl). Sentiment qui lui aussi procède de la sensibilité (Fühlung, fühlen) et donc de l’affectivité ou de la Befindlichkeit, mais dont l’amplification ou l’atténuation est déjà plus au pouvoir du Dasein, qui peut en accompagner l’épanouissement ou le combattre en vue de son extinction. Le sentiment paraît, pour cette raison, plus « subjectif », susceptible qu’il est en effet d’entrer dans les ruses et calculs qui ont leur siège dans ce qu’il est convenu d’appeler la psychè. Pris qu’ils sont, pour ainsi dire par définition, dans la temporalisation en présence, les sentiments sont toujours plus « mesurés », et, au sens littéral du mot, plus « raisonnables ». Ils incarnent en quelque sorte le « vivre » lui-même, dans sa temporalité intrinsèque, c’est-à-dire dans sa précarité et dans sa mortalité. Si nul ne choisit jamais d’éprouver tel sentiment – par exemple de l’amour pour tel être -, ce qui témoigne de son origine dans la Stimmung – dans les moments pathiques qui accompagnent émotionnellement les sensations de tel ou tel être, cela n’empêche que le sentiment (mais pas l’émotion) est quelque chose qui se cultive, qui se réfléchit, se raffine et s’approfondit, à moins que, précisément, les éditions en paraissent impossibles, auquel cas le sentiment meurt doucement ou change de nature. Bien plus que du « ne plus être là », de 1’être-à-côté du monde, le sentiment témoigne de notre être-au-monde lui-même et de ce que celui-ci n’est jamais acquis une fois pour toutes, mais requiert une attention constante, une sagesse pratique, une culture au sens actif du terme, c’est-à-dire une élaboration consciente de son sens.

c) Les passions

Des sentiments, avons-nous dit, il faut distinguer les passions. Un exemple nous servira de fil conducteur pour cette distinction, c’est celui de la passion amoureuse. Le sentiment de l’amour pour une personne aimée est amour de cette personne pour elle-même, en elle-même irremplaçable ; de par son origine dans la Stimmung, il transfigure du même coup les êtres et les choses. La passion amoureuse est en revanche au moins autant la passion pour ce sentiment (la passion amoureuse aime l’amour) que la passion pour la personne qui tend à en devenir le prétexte. C’est que, alors même que le sentiment est livré aux vicissitudes du temps, qu’il paraît dépendre de la personne aimée et des circonstances plus ou moins favorables de son mûrissement dans le temps, la passion, pourrait-on dire, est prise, en même temps, au désir de maîtriser le sentiment à travers le temps et à l’être quasi-intemporel du sentiment ainsi condensé en « état » : celui-ci commande tout l’être du Dasein de ses impératives exigences. La passion est en ce sens, nous le suggérions, du sentiment endurci et elle s’accroche à cette intemporalité qui est celle du désir, par définition insatiable et sans cesse renaissant, ce, parce que le désir est désir de s’approprier l’autre en même temps que soi-même. Selon la définition de Hegel, qui rattache irréductiblement le désir à l’institution symbolique de l’humanité, le désir est désir de l’autre. Il faut la prendre aux deux sens du génitif : non seulement désir de se maîtriser en maîtrisant le désir de l’autre, mais encore, selon l’étonnant retournement dont part d’ailleurs Hegel dans la Phénoménologie, désir de cela même que l’autre désire – et dans notre exemple, l’amour mué en passion désire l’amour, il n’est passion que s’il est à la fois passion de la passion de l’autre dans un tourbillon, où les protagonistes tendent à s’éclipser aux confins de l’impossible et où la passion déçue, on le sait, est condamnée à changer indéfiniment d’ »objet ». La passion, comme le disait Marivaux, nous fait être au détriment du vivre, mais c’est son illusion de ne nous faire être qu’en un « lieu » qui ne nous paraît le nôtre qu’en étant du même coup, de manière plus ou moins cachée, celui des autres.

La passion aveugle nous possède bien plus que nous ne la possédons.

Les ruses de la passion avec le sentiment sont donc multiples et inextricables. Nous y sommes toujours plus ou moins illusoirement attachés, dans la mesure où les passions sont de l’excès condensé identitairement des sentiments, dans une condensation qui, par surcroît, paraît délivrer du temps lui-même. Il y a donc à peu près autant de passions possibles que de sentiments possibles, mais l’être quasi-détaché, quasi-intemporel des passions et leur pluralité les mettent irréductiblement en situation de conflit – conflit avec soi-même et conflit avec les autres, conflit à ce point exacerbé que l’ordre même du monde paraît en dépendre. Ce n’est pas un hasard ou une fantaisie si la psychanalyse les a mises sur le compte de l’inconscient – qui ignore, on le sait, le temps et la contradiction -, et si les Anciens leur assignaient une origine divine. Fureur, désordre, impétuosité des passions : la littérature, sur ce point, est inépuisable tant les passions ont toujours fasciné la pensée humaine, à tel point qu’elles ont parfois été prises, mais à l’envers, comme l’origine de tout ce qui existe. Et pourtant, on le sait, il est des passions qui s’éteignent. À quelle sorte de mort l’extinction d’une passion expose-t-elle ? Et tout d’abord, quel est son lien, s’il y en a un, avec la Stimmung ?

Pour le comprendre, il faut considérer, comme les Anciens, la passion comme hybris, démesure, qui porte atteinte à l’ordre même du monde – alors que, nous l’avons vu, la Stimmung trouve le monde comme étant d’une certaine façon déjà fait. Jusqu’à quel point va ce « porter atteinte » ? En quoi réveille-t-il, ou semble-t-il réveiller, des « forces » effrayantes qui jusqu’alors paraissaient assoupies, tenues en lisière, harmoniquement, par l’ordre du monde ? C’est par ses pouvoirs de destruction à l’égard du monde révélé dans et par la Stimmung que la passion témoigne, négativement, de son affinité avec elle : seul quelque chose de même origine phénoménologique peut porter atteinte à ce à quoi cette dernière a donné accès, à savoir au monde. Mais cette « mêmeté » énigmatique et complexe ne signifie pas du tout l’identité de leur commencement. S’autonomisant par rapport au sentiment en s’accrochant à l’intemporalité du désir, se condensant au point de se détacher des conditions concrètes de temporalisation de l’affectivité, la passion paraît s’investir sur telle ou telle part du monde, de manière aveugle, pour se fixer en son état sur tel ou tel « objet ». Celui-ci, cependant, ne lui est essentiel que pour autant qu’elle s’y « entretient », mais cela, non pas dans ce qui serait la temporalisation d’un mûrissement, mais dans la répétition qui sans cesse la rallume. C’est même en ce sens précis que la passion « ignore » la temporalité : elle ne « vit » que de se reprendre, sempiternellement, au bord de son extinction. En ce sens aussi, son « objet » lui est toujours provisoire, car il s’use de son abus : la passion est insatiable, il lui en faut toujours plus, sa démesure est dans la course à l’illimité, qui la rend exclusive et impérieuse. La passion n’est pas susceptible de s’assouvir dans une jouissance pour elle inaccessible, mais seulement de se rejoindre elle-même dans une satisfaction quasi-instantanée dont la retombée ne fait que la relancer. Autrement dit, la cruelle contradiction de la passion est qu’elle est une sorte de jeu à la vie et à la mort : son accomplissement dans la jouissance la ferait mourir en lui livrant la clé de son énigme et, comme elle ne vise finalement qu’elle-même, comme elle n’est au fond que le désir d’elle-même, elle peut s’entretenir comme vivante que de ne pas s’accomplir en sa vie, de ne pas faire l’épreuve des vicissitudes du temps.

C’est dire combien, toujours proche de la mort, ce qui lui donne l’apparence de la seule « vraie authenticité », le « vivre » de la passion est « dévorant », ne rencontre le monde et l’ordre du monde (le « réel ») que comme ce qui lui résiste. Fixant l’affectivité dans l’intemporalité, la passion ne peut, du même coup, en rencontrer les modes multiples que comme autant de « forces », comme autant de « noyaux durs » pareillement intemporels : par là s’explique proprement, selon nous, que la passion est immédiatement en conflit avec d’autres passions, que le monde est immédiatement disloqué en pluralité de pulsions ou de puissances, avec lesquelles il lui faut ruser pour s’imposer, chacune de ces puissances tendant pour elle-même pareillement à l’exclusivité. C’est dire que la passion ne rencontre pas tant le monde et l’ordre du monde comme quelque chose de « tout fait » que comme quelque chose de « mal fait », qu’il lui faut soumettre à son pouvoir et qu’elle entreprend de remuer en ses tréfonds, depuis la dislocation qu’elle y a induite. La passion désire l’éternité – elle est en ce sens divine, inhumaine -, parce qu’elle est aussi désir de se soumettre le tout du temps, de se réapproprier le passé transcendantal et de vaincre la mort, le « ne-plus être-là » d’elle-même, dans la répétition, identitaire, d’elle-même – dans ce que les moralistes ont si bien repéré comme sa monotonie. La passion est en ce sens, pourrait-on dire, l’illusion ou la perversion de l’authenticité, de l’Eigentlichkeit : illusion ou perversion dans la double mesure où, d’une part, s’étant fixée comme une partie et sur une partie du monde, donc elle-même partielle, elle se désire comme le tout du temps et de l’être et où, d’autre part, s’étant condensée à l’écart de toute condition de temporalisation, elle se prend, se capture en elle-même comme étant à elle-même sa propre origine, confondant son origine et son commencement.

La passion, cependant, détruit, s’exténue, parce que, pour ainsi dire, le jeu des forces qu’elle a mises en mouvement est plus fort qu’elle. Au bout d’elle-même, elle est amenée à se rencontrer dans la dévastation du monde, comme son propre néant. Car sa « vérité », pour parler comme Hegel, est sa mort : la clé de son énigme est qu’elle n’a mobilisé tout le soi du Dasein que pour elle-même, et non pas, selon ce qui s’y avère comme le piège où elle est tombée, pour lui-même. L’identité que le soi croyait trouver dans la passion n’est pas la sienne, mais une identité interchangeable accrochée au désir et au désir de l’autre, c’est-à-dire une identité symbolique, qui circule dans le champ symbolique, et, en ce sens, anonyme. Identité-signe, qui est presque celle d’un concept et qui dévore toute Jemeinigkeit et toute Jeseinigkeit – au point de la laisser « à côté » d’elle. Le Dasein pris de passion n’est pas seulement déchiré par le conflit, il est aussi divisé entre une part, celle de la Jemeinigkeit, qu’il juge inessentielle ou misérable, livrée à un monde banal, trivial ou plat, et une autre part, celle de ses passions, qu’il juge essentielle et seule digne d’être éprouvée, parce qu’elle semble mettre en cause le tout de l’être et du monde et être, par-là, intemporelle. La passion dans ses tumultes et ses tempêtes paraît être la seule chose digne d’être « vécue ». Par elle, certes, le Dasein fait l’épreuve de l’être-pour-la mort, mais cette épreuve n’est pas en réalité la sienne propre, car elle est celle de la mort, de l’extinction de la passion. En ce sens, toute passion qui s’éteint, soit par épuisement des forces, soit par découverte de son inanité, soit par les deux, est la chance offerte, à travers son deuil, à l’épreuve du sublime comme traversée de cette mort, comme mort de l’ipséité extraposée en identité dans la passion. C’est là un « genre » de l’expérience du sublime qui a été porté, en quelque sorte, à son expression canonique, par les Tragiques grecs, où le héros tragique est broyé par le déchaînement de ses passions, comme dans une expérience extrême et ultime de ce que nous nommons par ailleurs le malencontre symbolique. Il faudrait étudier de près, ce que nous ne pouvons entreprendre ici, la manière dont s’effectue, chez les Tragiques grecs, le passage de ce « moment » négativement sublime à son « moment » positif, dans ce qui ne peut être, dans le cadre symbolique du polythéisme, que « retrouvailles » d’une affectivité multiple et incarnée, censée s’accomplir chez le spectateur, au terme et au-delà de cette sorte de « catharsis« . Cela montre en tout cas, au moins latéralement, que l’expérience du sublime n’est pas intrinsèquement liée, contrairement aux apparences, à l’institution symbolique du monothéisme8.

d) La pensée

De la manière la plus générale et la plus dégagée qu’il est possible, par l’épochè phénoménologique de présupposés, on peut dire qu’il y a pensée dès lors que quelque chose ne va pas de soi, qu’il y a perplexité devant une question lancinante – depuis le plus élémentaire dans le champ pratique jusqu’au plus complexe dans le champ « spéculatif » – et mise en ordre de la question, mise en forme de problème à résoudre. Pour cela, il faut donc déjà que surgisse ce qui ne va pas de soi et, de là, que se rencontre la question : il est impossible de déterminer le commencement de la pensée, puisqu’elle est déjà à l’œuvre dans le surgissement de ce qui ne va pas de soi et la rencontre de la question. Mais la mise en forme de problème est aussi intimement liée à la manière dont s’effectuent le surgissement et la rencontre, et, tout autant, tel est le paradoxe de la pensée, à la manière dont, déjà, en ceux-ci, s’annonce, mais sans pour autant se donner, la voie de la résolution. Autrement dit, toute pensée se tient en elle-même dans la cohésion intrinsèque des trois moments que sont le surgissement de ce qui ne va pas de soi, la position de la question et sa mise en forme de problème dans des termes qui rendent possible sa résolution. Ce qui ne va pas de soi peut surgir sans pour autant se poser comme problème à résoudre : il peut tout aussi bien surgir dans la stupeur, l’étonnement, la déception ou la révolte – qui participent à la fois de l’humeur et du sentiment.

À l’inverse, pour que la question devienne problème, il faut déjà une élaboration qui recherche, dans la situation qui ne va pas de soi, ce qui a été propre à éveiller tout à la fois les termes de la question et les termes d’un problème susceptible de résolution. Élaboration commençante dont le succès n’est assuré que si la mise en ordre se précède donc elle-même d’une certaine façon, mais ne débouche sur la résolution que si, de la même façon, elle arrive pour ainsi dire à mettre ses pas dans ses propres pas, les pas de la question dans les pas du problème à résoudre, et si elle s’accorde à elle-même dans la résolution. En ce sens, un problème insoluble est le plus souvent un problème mal posé, ou un problème dont l’élaboration commençante s’embrouille en elle-même parce qu’elle ne peut s’accorder à elle-même. Dans ce cas se produit le retour plus ou moins brutal aux humeurs et sentiments liés à ce qui ne va pas de soi, et où, plutôt que de saisir, l’on reste saisi par ce qui ne va pas de soi, sans comprendre, précisément, ce qui ne va pas de soi (on ne comprend pas ce qu’on ne comprend pas). En ce sens aussi, par conséquent, l’élaboration commençante consiste à entre-prendre de comprendre par où et comment on ne comprend pas ce qui ne va pas de soi et sa question.

Élaboration et mise en ordre du problème ne peuvent s’effectuer qu’en langage. Cela signifie avant tout dans une mise en temps, une temporalisation de ce qui ne va pas de soi en problème. L’élaboration est d’une certaine manière une analyse qui décompose la situation qui ne va pas de soi en éléments repérables dans un langage – qui peut, de la manière la plus générale, et bien au-delà des énoncés linguistiques, être celui des sensations, des affections, des gestes -, de manière à ce que s’en dégage comment ce qui ne va pas de soi ne va pas de soi. Mais l’analyse elle-même, nous l’avons vu, s’embrouille en elle-même – elle peut être « stérile » – si elle ne s’accorde pas à la synthèse du problème où les éléments se mettent en ordre ensemble, et cet ordre est toujours l’ordre d’étapes, de séquences temporelles d’éléments distribués dans ce qui en paraît comme le temps et l’espace, de manière à ce que, dans cette mise en ordre spatio-temporelle, s’amorce la résolution, qui constitue la synthèse accomplie du problème. L’accord de l’élaboration et de la mise en ordre est donc lui-même un accord du temps et de l’espace avec lui-même, et c’est proprement dans cet accord que consiste, pour ainsi dire, le passage au langage de ce qui ne va pas de soi à l’état brut. La résolution trouvée du problème l’est en ce sens une fois pour toutes, puisque l’ensemble du surgissement de ce qui ne va pas de soi, de la position de la question, de l’élaboration, de la mise en ordre et de la résolution du problème, constitue un tout, un temps et un espace du problème, qui comme tel, peut se détacher des conditions pratiques concrètes où il a surgi et s’est résolu, bref, peut s’autonomiser au point de paraître indépendant des circonstances et vicissitudes concrètes, non seulement de tout le processus de résolution, mais aussi de la vie.

Il y a donc un temps (et un espace) propre de la pensée, qui lui fait mener sa vie propre à l’écart des autres rythmes de temporalisation. Mais la question de la pensée est elle-même double, car cette vie propre elle-même est toujours susceptible de deux interprétations.

1) Ou bien l’on dit – c’est sans doute le fond des attitudes dualistes, dans diverses cultures – qu’elle s’autonomise à un point tel que, pour constituer son temps (et son espace) propre, ce temps est si rapide et si fugace, et en outre si autonome, qu’il en constitue le temps de l’ »une fois pour toutes », un temps sans temps, le temps de l’illumination de la pensée pratiquement sans commune mesure avec les autres temps. La pensée se prend dès lors elle-même pour objet en se condensant, tout comme dans la passion. Pour être engendrée en s’initiant en son temps, la pensée n’en est pas moins immortelle, trans-temporelle ou trans-historique. Ainsi que le disait encore Husserl, le théorème de Pythagore n’est pas moins vrai aujourd’hui que le jour de sa découverte. De là à dire que les pensées, comme problèmes à résoudre et conduits à leur résolution, sont « divines », il n’y a qu’un pas, qui a été franchi avec l’institution grecque de la philosophie.

Mais, dira-t-on à juste titre, toute pensée ne se réduit pas à des problèmes à résoudre, encore moins à des problèmes ayant trouvé leur solution. Dans pareille réduction, la pensée serait aussitôt soumise à la circularité en ce sens qu’elle se présupposerait toujours déjà elle- même, et que, comme le disait à peu près Marx, l’humanité ne se poserait jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre.

2) L’autre interprétation de la pensée consiste dès lors à dire, précisément, que la pensée n’arrive jamais au bout d’elle-même, sinon de manière toute provisoire, que la résolution d’un problème est toujours relative car toujours dépendante de son élaboration et de sa mise en ordre, et même que la pensée peut aller jusqu’à l’impossible où cette relativité elle-même se manifeste en quelque sorte à ciel ouvert, quand il y a manifestement plusieurs manières d’élaborer, de mettre en ordre et de résoudre la même question, manières qui, aussi bien prises isolément que prises toutes ensembles, ne suffisent pas à l’épuiser. C’est le cas des grandes questions métaphysiques dont on peut dire que, si, en un sens, elles sont traitées, et si en un sens, elles sont « résolues » comme problèmes, jamais, ni ces traitements ni ces résolutions ne les épuisent – sinon dans ce qui devient le dogmatisme, qu’il soit religieux ou philosophique -, ce qui les laisse pendantes comme questions. Et il faudrait un ethnocentrisme aussi violent que naïf pour affirmer qu’il n’en va ainsi que pour nous et pas pour ceux qui vivent ou ont vécu dans d’autres cultures, qu’il n’y a cette sorte d’excès de la question sur le problème que dans notre culture et pas dans les autres – sans compter que nous ne sommes pas nous-mêmes à l’abri, loin s’en faut, de tous les dogmatismes de tous ordres.

La pensée sous forme de questions inépuisables n’est donc pas du même ordre d’intemporalité, ou plutôt de transhistoricité, que la pensée sous forme de problèmes résolus. Alors que pour la seconde convient ce que Husserl visait avec la répétabilité de l’idéalité, qui confine à l’intemporalité ou à l’a-temporalité pure et simple, dégagée des conditions concrètes de sa temporalisation, la première forme requiert ou implique un nouveau style ou un nouveau mode de temporalisation, une sorte d’inscription historique dans la transhistoricité. En première approximation, cette inscription historique est toute dans les termes mêmes, issus de l’institution symbolique, en lesquels se pose la question. Chaque culture a précisément sa manière, non pas tant de traiter que de rencontrer l’inépuisable. Et cette rencontre, qui est celle même du sublime dans la pensée, est elle-même, dans ses profondeurs phénoménologiques, tout à la fois temporelle et de tous les temps, car elle nous replace, chaque fois, dans l’énigme de notre condition, dont nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à faire l’épreuve concrète. Énigme de notre ipséité mortelle, certes, mais aussi énigme de l’humanité tout entière, dans sa mortalité au sein de l’immensité du devenir naturel et cosmique – ou, dans d’autres institutions symboliques, au sein de l’immortalité bienheureuse des dieux. Il y a, dans l’expérience de la pensée sous forme de questions inépuisables une désindividuation relative de l’ipse pensant, qui le fait appréhender la mort, « vivre » son être-pour-la-mort d’une tout autre manière que sur le mode pur et simple du « ne-plus-être-là » : la question s’adresse, par ses racines et ses tréfonds, à l’humanité du questionnant et à l’humanité tout entière comme ensemble virtuel des répondants, par-delà le temps positif et fini de l’existence. Ce n’est pas le temps sans temps de l’idéalité, indéfiniment répétable, qui se trouve de la sorte suspendu « au-dessus » du temps, mais c’est le temps même de l’interrogation infinie qui se trouve susceptible de reprises et de déformations – en temps divers, à travers les générations. Le « vivre » de la pensée est aussi tout entier dans cette manière de se reprendre en se réinitiant en son temps, mais en son temps compris comme finitude et comme fini-tude non pas bornée tout simplement par la mort, mais finie, précisément, par l’absence de limite déterminée entre le fini et l’infini. L’épreuve de l’inépuisable est aussi épreuve de l’infini et nul doute, sur ce point, que Husserl en ait été beaucoup plus près que Heidegger. Car ce temps de tous les temps est, dans sa concrétude phénoménologique, bien au-delà de la pérennité sans temps et sans origine de l’institution symbolique, à laquelle s’accorde la pensée condensée en « problèmes résolus ». Ce temps de tous les temps a fait « croire », depuis Platon, à l’immortalité de la psychè et il n’en rend l’expérience de la mort que plus paradoxale. S’il y a une mort pour la pensée, c’est précisément dans sa condensation en problèmes résolus, qui lui fait croire qu’elle s’est toujours déjà épuisée quelque part en elle- même, dans la machination (Gestell) du « calcul » – dont on voit qu’il excède, et de loin, le mode de pensée mathématique. Tout système symbolique meurt en effet de se condenser à l’abri des questions qui le font vivre, de se fixer dans l’évidence apparemment stable de ce qui va de soi, de se clore dans ce qui est à chaque fois dogmatisme ou scolastique et de se réaffirmer rituellement lui-même, tout autant dans le fanatisme que dans la superstition. Une culture peut aussi bien subsister, alors qu’en réalité elle est morte, devenue machinale et se pensant comme « machination » aveugle.

e) Les affections

Les affections (plaisirs, déplaisirs, malaises, douleurs) sont classiquement attribuées à notre corps, comme si, par elles, celui-ci se manifestait ouvertement comme endogène. Par les affections, notre corps paraît mener sa vie « à part », de manière obscure et rebelle, et en ce sens, cette « vie » pour nous aveugle paraît relever, légitimement, d’ordres précis de causalité, objets de la médecine et de la connaissance scientifique. Les affections sont néanmoins autre chose que de simples « signaux » du corps physique. Il y a en elles un excès qui prend concrétude phénoménologique dans la manière dont nous les vivons, dans le plaisir, comme satisfaction ou jouissance, dans le déplaisir, comme manque, défaillance ou agression. Il est caractéristique que, quand le plaisir ou le déplaisir sont intenses, ils tendent à se délocaliser, dans le premier cas comme plaisir qui « comble » ou qui « remplit » tout l’être que nous sommes, dans le second comme affection de notre être, voire même l’absorber jusqu’à l’insupportable. Notre corps est ainsi fait que, dans les extrêmes, nous tendons à n’être plus que le plaisir ou la souffrance – et cela au-delà des idées qu’on peut s’en faire à partir de l’irradiation nerveuse du plaisir ou de la douleur. Et par surcroît, si le plaisir intense est toujours éphémère, la douleur extrême peut être terriblement tenace, assiéger notre être jusqu’à l’envahir. Par là, l’affection paraît telle qu’elle fait paraître le corps comme envahissant, comme ce par rapport à quoi la vie normale paraît presque « éthérée » et presque sans corps. Par là aussi, par conséquent, le corps obscur et rebelle, en tant que siège des affections, paraît comme le déchaînement parfois inhumain d’une violence anonyme, venue des tréfonds, accueillie comme une sorte d’ek-stase de tout l’être dans la jouissance, redoutée comme son absorption dans la souffrance : expansion quasi illimitée dans le premier cas, même si elle est brève, contraction jusqu’à une région ou un point qui ne sont plus, à la limite, région ou point du corps, mais région ou point du monde, dans le second.

Les affections autonomisent donc le corps obscur et rebelle. Ce caractère vient de ce que le corps paraît résister aveuglément à toute pensée de lui-même, du dedans de lui-même, à toute temporalisation. Il mène sa vie « à part », avons-nous dit : cela veut dire aussi qu’il la vit obscurément, au point, parfois, que son apparente obstination peut nous engloutir, nous mettre aussi bien dans le dehors du monde, que nous en retrancher, nous réduire à cette part de monde qui souffre en nous vidant de tout intérieur, en nous faisant assister à l’horreur d’un temps monotone qui s’écoule inexorablement. Le corps, en ce sens, ne connaît pas la mort, mais il nous la signifie, portant en lui, pour nous, l’imminence, quand il est affecté et qu’il nous affecte, du « ne plus être là » – nous délivrant de nous-mêmes dans la jouissance, nous assiégeant nous-mêmes dans la douleur. C’est de ce corps, nous en avons un savoir immémorial, de ce corps qui n’a que peu de lien avec l’empirique, mais qui nous est le plus souvent caché, que nous viendra la mort, précisément comme aveugle, indifférente, misérable. Quand ce quasi-compagnon, « bienveillant » dans la santé et dans les plaisirs, deviendra à ce point « malveillant » dans la maladie, qu’il nous engloutira sans retour, au hasard, qui n’est pas contingence, parce que, de cela, décidément, il n’est pas possible de faire du sens. La contingence est plutôt celle de mon « vivre » avec ce savoir qui est son horizon et non pas celle de cette mort, qui me surprendra, moi comme tout autre. Et si elle sera propre à me surprendre, ce ne sera pas avec la promesse d’une nouveauté encore à vivre, mais parce que, précisément, elle est rebelle aux multiples modes ou rythmes de temporalisation qui se seront faits en moi et avec moi, rythmes qui tous excèdent l’accident brutal, plongent plus profondément, dans les concrétudes phénoménologiques, et portent plus loin, ouvrent à l’épreuve phénoménologique du « vivre », qui est extrêmement complexe – et dont la supposée présence à soi de la conscience dans le soi-disant « vécu » psychique n’est que la caricature.

f) Conclusion provisoire

Qu’avons-nous gagné, au long de ce trop bref parcours, (par rapport à nos prémisses) ? Tout d’abord qu’entre la mort symbolique de l’institution symbolique tendant à « marcher » toute seule et la mort physique, misérable, que nous aurons tous à subir, sans doute, plutôt qu’à connaître, les relations sont multiples et multistratifiées parce qu’elles sont médiatisées, sans cesse, par les divers modes ou styles de temporalisations à l’œuvre dans les sensations, l’affectivité, les passions, la pensée et les affections. Nous comprenons du même coup que si l’institution symbolique se présente toujours, d’une certaine façon, comme manière d’apprivoiser la mort, de l’instituer dans un réseau plus ou moins déterminé ou fermé de codes, elle ne le fait qu’en codant et en déterminant, du même coup, les sensations, humeurs, sentiments, passions, pensées et affections. Ce qui a dominé la philosophie est le codage symbolique dualiste de l’âme et du corps et le partage corrélatif des « vécus » ou des « états » du Dasein dans l’une et dans l’autre. Ce serait aller beaucoup trop vite que de déclarer que ce partage est purement et simplement « métaphysique » : car il est toujours médiatisé, précisément et d’une manière indéterminée, par les concrétudes phénoménologiques qui ne cessent de se rencontrer comme questions derrière les codages qui sont censés les mettre en ordre. La « métaphysique », en l’occurrence, est bien plus du côté des problèmes soi-disant « résolus » que du côté des questions qui attendent indéfiniment leurs réponses.

L’être-pour-la-mort est dès lors tout aussi intrinsèquement différencié et complexe que peut l’être le « vivre ». Je puis déjà « ne plus être là », en ce moment, perdu dans mes rêveries ou dans le machinal – sans parler de l’énigme de la psychose -, tout comme je puis être encore « là », au sein de la réminiscence, dans un passé tellement lointain que tout ce qui est censé l’avoir environné dans le temps, dans ce qui était alors son passé et son futur, semble s’être définitivement enfoui, s’être « perdu » ou être mort – être tout au moins sans force, comme ces ombres qu’Ulysse entrevoit au seuil de l’Hadès. Que le temps soit fini, qu’il ne soit pas le flux continu et immortel du présent vivant se temporalisant sans rupture, c’est devenu une « évidence » après Heidegger. Que sa finitude consiste, fût-ce de manière complexe, en son être intrinsèquement rendu fini par une mort massive, opaque et implacable, sorte de mur aveugle qui obture à jamais l’horizon du futur, fût-il, dans nos termes, transcendantal, c’est déjà beaucoup moins univoque, puisque sa finitude consiste bien plutôt, nous l’avons vu à propos de la pensée, dans l’absence de limites nommables et situables entre le fini et l’infini – absence de limites qu’à sa manière aporétique a rencontrée Husserl. La polarisation heideggérienne du Dasein par la mort massive et opaque est même cela qui, sans doute, a exténué le Dasein au point de le priver presque totalement de sensibilité – n’en subsiste que la Befindlichkeit et ses Stimmungen qui se trouvent, précisément, toujours déjà là quand s’ouvre le monde. Il est curieux de constater, quand on y réfléchit, combien il aura manqué à cette pensée de porter l’attention sur ce qui est susceptible de surprendre par sa nouveauté, d’advenir comme l’inopiné ou l’inattendu, de rafraîchir les forces du « vivre » par son insoupçonnable jeunesse. Comme si, trop unilatéralement placé sous l’horizon de la mort, le Dasein n’avait rien d’autre à attendre que l’accomplissement d’un destin qui s’est toujours, d’une certaine manière, décidé sans lui. Philosophie « dépressive », pourrait-on dire, s’élaborant sous la menace d’une « mélancolie » incurable parce que constitutive.

La capacité de surprise, d’advenue de l’inattendu, voilà ce que, de son côté, Henri Maldiney a tenté de penser quant au fond avec son concept de « transpassibilité ». Si le « vivre » ne devient pas « fou » d’être enfermé dans sa prison, c’est qu’il est transpassible à la fois à lui-même et à l’autre que lui-même9. C’est-à-dire aussi transpassible à la mort et à l’au-delà indéfini de la mort. Il faudrait, à présent, étudier les diverses modalités différenciées de l’être-pour-la-mort sous l’horizon de la transpassibilité. C’est-à-dire aussi les divers « états » du Dasein que nous avons passés rapidement en revue. Cela nous reconduirait, mais autrement, à travers la phénoménologie du langage que nous avons ébauchée ailleurs10, à une reconsidération globale de l’expérience phénoménologique du sublime11, telle que, nous l’entrevoyons, elle est susceptible de se redistribuer au fil de ces mêmes « états » du Dasein. Il y a, en effet, diverses « économies » phénoménologiques du sublime, que ce soit, nous l’avons vu, chez les Tragiques grecs, ou dans sa mise en œuvre kantienne, ou encore dans la poésie moderne : cette diversité ne vient pas seulement des cultures, puisque c’est chaque fois dans l’expérience phénoménologique du sublime que, rencontrant la mort sous son double visage de mort physique et de mort symbolique, la culture se remet globalement en question, en remuant jusqu’à leurs tréfonds les divers « états » du Dasein et leurs enchevêtrements à l’infini.

Marc RICHIR

1 Pour plus de détails, cf. notre analyse dans Du sublime en politique, Payot, coll. « Critique de la politique », Paris, 1991, pp. 357-369

2 Heidegger, Martin, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), hrsg. von F. W. Von Herrmann, Gesamtausgabe, Bd. 65, V. Klostermann, Frankfurt/a/Main, 1989.

3 Cf. sa traduction française (avec un important apparat critique) par J. English, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, P.U.F. Coll. « Epiméthée », Paris, 1991.

4 Nous développons ici, selon l’un de ses versants possibles, ce que nous avons ébauché au ch. II de notre petit livre Le corps. Essai sur l’intériorité, Hatier, Paris, 1993.

5 Cf. son ouvrage sur Heidegger à paraître aux éd. Jérôme Millon, dans la collection « Krisis ».

6 Cf. L. Binswanger, Manie und Melancholie, Gunther Neske, Pfullingen, 1961

7 Cf. H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Jérôme Millon, Coll. « Krisis », Grenoble, 1991.

8 Cf. notre étude : « La question du vécu en phénoménologie », in Césures, Paris, 1994.

9 Cf. H. Maldiney, op.cit., passim.

10 Voir nos Méditations phénoménologiques, Ve Méditation, Jérôme Millon, Coll. « Krisis », Grenoble, 1992.

11 Voir notre Du sublime en politique, Payot, Coll. « Critique de la politique », Paris, 1991.


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