De la performance à l’installation : vers une esthétique de l’expérimental — Lucille Bréard

Cette conférence a eu lieu lors du stage enseignants « L’art contemporain comme expérience du monde » le Vendredi 17 Janvier 2020 au Centre Régional d’Art Contemporain à Sète

Exposition « Faire avec », Eric Baudelaire, CRAC à Sète
Alvin Curran, When There Is No More Music To Write, 2019

Puisque notre journée d’étude s’intitule « L’art contemporain comme expérience du monde », interrogeons donc la notion d’expérience. Expéria – du grec, ex est ce qui se fait hors, en dehors de soi. C’est le contraire de l’introspection. Experiri – du latin, faire l’essai de. La question de l’expérimental est donc au cœur de nos préoccupations aujourd’hui. Faire l’expérience, c’est se donner au jeu de l’immaitrisé, de l’imprévisible, de la découverte, de la recherche, de l’issue inattendue.

Du grec Aithesis, esthétique renvoie à la science du sensible, de la perception, la sensation et son interaction avec l’intelligence.

« Faire avec » le titre de cette exposition peut avoir une double signification. Celle de la collaboration, la co-création, puisqu’Eric Baudelaire s’entoure de beaucoup de personnes pour réaliser ses œuvres (curateurs, compositeurs, artistes, collégiens…). C’est le cas également de l’œuvre When There Is No More Music to Write, installation à part entière de 2019, qui peut aussi tenir lieu de trace, vestige d’une performance qui s’est déroulée au Crac lors du vernissage le 8 novembre 2019, réalisée par Alvin Curran et Maxime Guitton. Les performeurs font ensemble, dans une action commune.

« Faire avec » peut signifier également s’accommoder de quelque chose, la part d’aléatoire qui entre en jeu dans le choix des instruments, trouvés au détour des rues, récupérés par les étudiants des Beaux-Arts, performeurs. Ces objets changent de statu au moment où ils sont choisis. La vie c’est de l’art, l’art est partout, dans la continuité de la pensée Dadaiste, notamment celle de Marcel Duchamp.

Regardons le cartel qui accompagne l’installation.

Cette idée d’introduire une part de hasard dans la procuration des matériaux de la performance renvoie à la notion de l’expérimental, de l’improvisation, comme faisant partie intégrante du processus créatif. La volonté est bien ici, pour le compositeur Alvin Curran, de sortir de la partition de musique traditionnelle, de créer du son de manière non-conventionnelle. When There Is No More Music to Write, ou « Quand il n’y a plus de musique à écrire », fait référence à une phrase que le compositeur de l’avant-garde italienne Franco Evangelisti aurait dit à Alvin Curran à propos de la création musicale dans son ensemble ; tout existe déjà, alors, il n’y a plus rien à inventer. En réaction à cela, Alvin l’applique en se dirigeant, pour cette performance, vers une composition non écrite, où l’improvisation a une part importante, mais prouve également que de nouvelles sonorités peuvent naître.

Regardons la vidéo que j’ai pu concevoir à partir des images de la performance.

Si l’on s’en réfère à la conférence donnée par Gilles Deleuze devant les étudiants de la FEMIS en mars 1987, Qu’est-ce que l’acte de création ?, il est expliqué qu’il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Composer hors partition est une forme de révolte, de résistance face aux normes. Donner de la valeur à l’expérimental, comme une esthétique à part entière. Comme l’introduction d’objets du quotidien dans une installation artistique. Ils sont érigés au rang d’œuvre. Deleuze nous dit que l’œuvre d’art peut avoir quelque chose à voir avec l’information et la communication, lorsqu’elle incarne un acte de résistance. Elle déclare alors sa légitimité à être, elle déclare la lutte active contre la répartition du profane et du sacré. Quand on assiste à une performance, nous sommes spectateurs, mais nous en faisons également partie. Car les artistes ouvrent un lieu où tout se mélange. La vie et l’art ne font plus qu’un.

Cette particularité, et qui traverse d’ailleurs toutes les œuvres de l’exposition d’Eric Baudelaire, c’est celle qui met en évidence le regard aiguisé de l’artiste sur ce qui l’entoure. Dans une certaine contemplation. Mais aussi du pouvoir de transformer la matière, par la puissance de la pensée, prolongé par le geste, qui capture ou génère. On parle ici du rapport corps/objet, dont le son est issu, par l’action. De la rencontre, tenir, frapper, ou de la séparation, lâcher, lancer.

La performance est une forme artistique qui présente une action du corps, se rapprochant de l’improvisation théâtrale. On la voit apparaître au milieu du XXème siècle, elle se rattache aux mouvements d’avant-garde, Dadaisme, Futurisme, Bauhaus, Fluxus, ou les actionnistes viennois. Il y a aussi Jackson Pollock avec le dripping. John Cage, 4min33 de silence, dans cet enregistrement, les bruits aléatoires du public constituent l’œuvre.

L’introduction du hasard est parfois involontaire, mais peut être heureuse. Comme le raconte Sextus Empiricus, philosophe et médecin grec, à travers le récit d’Apelle (peintre célèbre au IVème siècle av. J.C.), qui tentait de peindre l’écume d’un cheval. N’y parvenant pas, de colère, il jette son éponge à pinceaux sur le tableau, esquissant ainsi l’écume souhaitée. Ce mouvement brusque qui va pour bafouer son travail, permet en réalité son achèvement. Dans la libération du geste, il permet son avènement.

Dans Le feu sacré du théâtre, Manifeste du réinventisme, Rabanel nous dit que : « si la part d’incertitude ou de hasard est réelle, elle n’est pas totalement incontrôlable. »1

Joël Pommerat, dans Théâtres en présence, explique qu’il a besoin que ses comédiens « s’approprient le texte, qu’ils soient dans la parole, et pas dans la récitation ou la restitution d’un texte. »2 Le metteur en scène leur demande d’être dans le jeu pur, en quittant la récitation. Alvin Curran mène son orchestre un peu de la même manière, il demande le son, transmis dans une expressivité du corps, dans le geste primaire, instinctif, au même titre que la voix, en une sortie brute, se prive de la mélodie structuraliste.

Le cri, renvoie à l’acte premier créateur, le trait sur la toile. Mais aussi à celui du nouveau né, comme première démonstration de son être, et qui dit « j’existe », j’ex-iste, ex- en dehors, je suis dans le monde. Il a la même signification que le ex- de expérience.

Jacques Monod, le biologiste, qui a écrit Le hasard et la nécessité, explique que le hasard n’est nullement une ignorance, mais le hasard est une donnée du phénomène.

Par la performance, Alvin Curran répond à Franco Evangelisti, qui disait que tout existait déjà, qu’il n’y avait plus rien à écrire. Car la performance, par son caractère éphémère, disparaît l’instant qui suit sa mise en acte, son effectuation. Elle se revendique ainsi. Elle n’a plus la valeur matérielle vécue sur l’instant, elle est une capture, une vidéo, une photo, un souvenir, mais elle s’est évaporée du monde physique. Le début et la fin se rejoignent donc. La performance ne prend pas de place à posteriori, elle laisse la page blanche, dans une attente infinie. Elle existe à l’aube de son effacement.

Empédocle et Lucrèce vont développer cette idée. Les choses se créent par la rencontre, et la rencontre, c’est toujours du hasard. Il n’y a pas de mariage forcé.

Agnès Varda, Beau comme… 2014
Galerie Obadia, Paris

Agnès Varda exposait en 2014 son installation Beau comme…, inspiré du Comte de Lautréamont : beau comme […] la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! (Les Chants de Maldoror, chant VI, I)

En mars 1918, Pierre Reverdy écrivait, dans la revue emblématique Nord-Sud à laquelle collaboraient dadaïstes et surréalistes: « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »

Shinya Tsukamoto, Tetsuo, 1989

Cinéma expérimental. Tetsuo, Shinya Tsukamoto, appartient au mouvement cyber-punk. A l’époque où il conçoit ce film, il n’a pas beaucoup de moyen, et redouble d’ingéniosité pour que son projet aboutisse. Issu d’une série de bricolages, de récupérations. Au final, le résultat se trouve être d’une grande richesse.

Randolpho Lamonier
A Dance Score For Fire And Heavy Metals
2019 (Brésil), Biennale de Lyon

Le brésilien Randolpho Lamonier a exposé son œuvre A dance score for fire and heavy metals à la Biennale de Lyon 2019. Il y assemble une multitude d’objets trouvés, vidéo, musique, sculpture, féraille, le tout assemblé ouvre un univers de contestation, notamment de sa banlieue natale. Il collecte et accumule des objets dont l’assemblage représente pour lui un état conscient d’insurrection.

Le libanais Tarek Atoui a exposé son œuvre The Ground à la Biennale de Venise 2019. Il se situe à la frontière de la musique et de l’art contemporain. Il rapproche la création sonore et visuelle, car ses sculptures, dans leur rotation, font rebondir une petite boule qui produit un rythme aléatoire. Ces céramiques lui ont été inspirées durant un voyage en chine.

Tarek Atoui
The Ground
2018 (Liban), Biennale de Venise 2019

Pour conclure, nous pouvons dire que la recherche expérimentale peut devenir une esthétique à part entière. L’art contemporain nous permet de faire une certaine expérience du monde, plongeant nos sens dans une approche sensible et nouvelle.

Lucille Bréard

1Rabanel, Le feu sacré du théâtre, Manifeste du réinventisme, L’Harmattan, 2016, Paris, p.15

2Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes sud, 2016, p.9


CATEGORIES : Péripéties/ AUTHOR : Lucille Bréard

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