Dessin fugace, insaisissable figure — Karin Espinosa

Lettre à Ernest Pignon-Ernest

L’artiste qui dessine des figures, des figures de poètes dont les écrits foudroient, Gérard de Nerval, Arthur Rimbaud, Jean Genet, Pier Paolo Pasolini…, des figures d’hommes et de femmes, d’âmes anonymes, migrants, sans-abris, fugitifs.

Et en résonnance avec celles-ci et ceux-là, l’artiste qui arpente les rues, qui traîne dans les ports et les bas-fonds à la recherche de murs, de supports pour tous ces dessins.

Cher Ernest,

L’esquisse et l’indécis…

Ce matin, les mots rebondissent dans mon crâne, s’écartent l’un de l’autre, se rapprochent à nouveau et s’épuisent à force de ne pas trouver d’issue immédiate et heureuse.

Une idée se fraie un passage dans ce brouhaha. Des sensations rejaillissent, des émotions déclenchées par tes dessins fugaces et tes insaisissables figures.

Je ne définirai pas ces termes. Je les laisse volontairement flotter. Tu pourrais me reprocher de botter en touche. Je te réponds par cette phrase empruntée à Georges Didi-Huberman :

« Je n’aime pas définir, j’aime approcher, appréhender, interroger, ressentir et analyser les aspects multiples d’une chose, d’une œuvre, d’une image, d’un mot. »

Une manière habile et personnelle en somme d’esquiver le définitif !

Je remonte dans le temps, ce temps indéfini d’un matin dans les rues grouillantes d’une ville excessivement méridionale. Je marche d’un pas régulier, d’un souffle égal. Je marche au milieu des gens qui marchent avec moi, qui marchent contre moi, je marche jusqu’au croisement, je traverse, sans regarder, subjuguée par une Madone sur le pas de sa porte, une Madone qui secoue un drap blanc, inlassablement, infiniment. Je suis sidérée par cette apparition naturaliste, peut-être même naturelle. Je reste figée dans cette toute première rencontre. Je ne suis pas mystique, Ernest, je te le jure. Ah, ce n’était pas une Madone ?…

  La femme au drap, Naples 1988

Une femme, du peuple, tu dis, tout simplement napolitaine, mais avec des traits si doux qu’on dirait La Madone des Pélerins du Caravage. Dans mon regard, les murs se mettent à vibrer, imperceptiblement, de cette mémoire qui affleure, révélée par la forme elle-même, qui brise le silence contenu dans la pierre noire. La forme dit l’existence d’histoires sans fin, inouïes, à jamais enfouies. Elle ne les raconte pas.  

Impressionnante expérience. Troublée, je ne me suis pas approchée, de crainte de rompre cette attirance. Une phrase de Roger Munier me revient à l’esprit : « On peut regarder de loin ou de près. Mieux : de loin, puis de près. »

(« Fred deux », 1985 in « Voir », Roger Munier, Paris, Deyrolle éditeur, 1993)

De loin, je la vois, la forme, elle troue une porte imaginaire, à cet endroit, stratégique, en plein cœur de Naples, Spaccanapoli. En noir et blanc dans ce tumulte de couleurs, dans cet environnement réel, elle, irréelle et pourtant là, vraiment là. Je ne m’en approche toujours pas.

La toucher, pour quoi ? Pour voir ? Je la regarde. Je l’emporte avec moi. De loin. Figure infinie dans un corps à corps à distance. Je me réfugie dans la fugacité du dessin, de ce quelque chose de pas encore clos, comme tu dis, de quelque chose qui échappe, qui résiste au regard, à sa déperdition, qui glisse au-dehors de moi, au-delà.

Je m’échappe, je lui échappe, fugace à mon tour, face à elle.

Dans ce temps qui espace, les figures survivent et parfois m’obsèdent.

Puis un jour, tu m’ouvres la porte de ton atelier, lieu originel pour une forme originelle de l’œuvre future, qui adviendra véritablement plus tard dans la rue : un lieu in-time, intérieur, en-dedans.

Dans ce lieu clos tu cherches, à tâtons, les visages, les expressions, les corps, les mouvements. Dans un geste ample, extrême, dégagé, tu archives (pour reprendre l’idée de Jan Lauwers, chorégraphe belge) en traits successifs, continus, appuyés, ou ébauchés, tout ce qui touche à l’homme, au poète, à l’inconnu.

De tes carnets s’échappent des corps en a-pesanteur, voltigeurs, en suspens. Ils flottent entre les mots. Et à nouveau une pensée de Roger Munier : « C’est une main qui a dessiné, dernière avancée d’un corps. C’est un corps qui a déchiffré. » (« Voir », p.104) Ce corps inconnu t’apparaît au fur et à mesure des traits, de leur épaisseur, de leur intensité, il t’est inconnu longtemps. Il finit parfois par se soustraire à ce que tu sais ou crois savoir de lui. Tu doutes, avoues-tu parfois, mais le corps est là, même si le dessin le laisse comme inconnu, à commencer par toi, celui dont la main s’est avancée pour en tracer les contours.

En moi fait alors écho une phrase de Marie-Josée Mondzain :

« Le dessin fait signe, tout comme du poète vient le signe. »

Le dessin est ton premier geste de création, celui qui trouve son élan dans les mots que tu as lus, pour tracer la figure à naître, celle qui sera à l’œuvre dans le lieu, dans un deuxième geste, poétique et politique.

À chaque trait, le souffle se perçoit clairement.

À l’inspiration, la main se lève, légère, même si elle est encore parfois hésitante ; à l’expiration, elle se baisse, le trait se pose, s’étale avec la densité d’une certaine certitude, tendue par la voix intérieure diffuse, poétique.

Le dessin, Ernest, n’est pas le fruit de l’imagination absolue. Tu ne représentes pas un personnage. Tu perçois un corps, dans le dénuement qu’il pressent, dans une rupture immédiate avec ce qu’il devrait être. Tu signes, comme une langue tienne. Je te regarde dans cette chorégraphie singulière, enfermé dans un cadre que tu t’empresses de déborder. Le papier ne parvient pas à contenir la forme dessinée. Les traits glissent, dérapent les uns sur les autres, les uns sous les autres, les uns aux côtés des autres. Ils se superposent pour être définitifs quand l’indécis se sera subtilisé.

Le dessin est une esquisse tant de fois répétée, transformée, effacée et reprise, en attendant d’être à la vie, engendrée, créée, de se faire poétique, poïen.

Le contour du dessin nomme en silence. La force de son trait maintient la forme dans une absence de paroles tout en s’inscrivant dans le logos déjà en train de dire ce qui arrive. Non, Ernest, tu ne racontes pas, tu montres le chemin du signe dans le creux du dessin.

dans l’atelier à Ivry-sur-Sein, en février 2015

Tu multiplies, tu déclines le geste ample, délié, jusqu’à l’épuisement du dessin-matrice de l’œuvre proche.

Mais, Ernest, pour prolonger cette écriture insoupçonnée, tu livreras le dessin à la luxuriance et aux débordements visuels et sonores de l’urbanité.

Maintenant, tu es debout, tu te déplaces, d’un pas aérien, tu grimpes l’escalier en colimaçon au centre de l’espace sur trois niveaux et tu te penches, pour voir le dessin en cours, pour le regarder d’en-haut, sans pouvoir y poser la main, tu te projettes dans la perspective d’un extérieur.

Tu regardes de loin.

Intouchable figure.

Tu projettes ton regard, la figure en lui, dans la perspective du lieu, que tu esquisses en toi. Ce lieu que tu as préempté, prémédité, qui fera advenir l’œuvre. Un théâtre urbain, à ciel ouvert.

Dans un geste inchoatif de l’œuvre à venir, tu as dessiné un corps, et tu vas pour le tendre à la vie, le fragmenter dans l’espace ouvert, dans la vastitude d’une scène publique, entre l’informe, en l’absence de contours, et le dessin, dans son infinité visible, dans l’invisible d’une autre forme, mouvante, sans fin apparente, qui  échappera, livrée à l’éphémère d’un au-dehors, étranger à la forme première, incompréhensif, inconnu d’elle, et pourtant intrinsèque à sa création.

La forme que tu as tracée, ce corps dans l’absolu, va se disloquer, s’extraire du support premier, se défaire du réel dans le lieu, de tout contexte anecdotique, pour se soustraire à première vue et sublimer le mur porteur. Le lieu ainsi transfiguré met l’esquisse en perspective,

Cette forme singulière est  » la forme vraie de la chose » (Jean-Luc Nancy dans Le plaisir au dessin, p.19)

Tu l’as dé-posée dans un mouvement immobilisé, qui continuera de se deviner, de se lire, plus tard, quand dans un arrêt sur image, la figure ne sera plus le modèle premier.

« Il y a ça surtout dans le dessin », tu m’écris, « qu’il ne montre pas seulement la forme mais (ce n’est pas un jeu de mots) annonce le dessein ». Il prévient de quelque chose in corso, de pas clos… »

Tu interroges l’image, non pas comme figure figurée, comme un objet représentationnel, mais comme figure figurante, dans son processus de venir au visible. (Devant l’image, Georges Didi-Huberman)

Le disegno dans sa « transparence mimétique » (Le rêve, Freud) désigne, ne représente pas, mais présente à dessein, dans cette volonté future qui pourrait faire que la figure devienne image, malgré toi, par ce qu’elle re-présente, qu’elle revient dans le regard.

Serait-ce là la différence entre vor-stellen : la figure se présente devant, sous les yeux, elle représente dans sa fonction d’image et dar-stellen : comme une évidence de l’existence même de la figure ? La figure existe pleinement dans le lieu où elle a surgi, par ta main, sur le mur, dans ton geste chorégraphié, forcément poétique.

La figure jaillit, s’élève, dans la déflagration du dessin, désormais fugace dans un rapport à l’espace non clos.

Et la figure livrée à la rue, aux mains rapteuses, aux pluies diluviennes, aux vents impétueux ? Qu’en fais-tu ? Que fais-tu de nos regards, qui tentent de garder encore l’éphémère figure, vouée à une disparition certaine ?

Le regard saisit à coup sûr. Des fragments d’un récit encore ignoré. Au-delà de ta volonté, il devient le narrateur d’une existence fugace dans une durée qui lui appartient. La narration s’arrête quand le regard cesse et elle reprend son cours dans le regard suivant. Elle reste silencieuse, énigmatique, et pourtant elle crie sa tragédie imminente.

Les figures se superposent, éphémères pourtant l’une à l’autre. Elles ne survivront pas intactes, mais elles subsisteront pour avoir sublimé, l’espace d’un instant, un lieu. Et toi, tu assisteras, résigné, conscient de l’enjeu de ton acte artistique et politique, à la dislocation, à l’arrachement violent des corps à l’œuvre de leur place originelle, à leur amputation qui les rendront définitivement insaisissables.


CATEGORIES : L'esquisse et l'Indécis/ AUTHOR : Karin Espinosa

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