Vergers nocturnes — Bronwyn Louw

« Le verger est le symbole durable de la cultivation pastorale. Soigné ou vieux, entretenu ou négligé, le verger donne des fruits et des généalogies, simultanément pomologiques et littéraires » écrit la critique Mary Jacobus, pointant le caractère matériel-sémiotique du verger, en même temps un topos littéraire vieux comme le complexe agraire de la poésie et un ensemble de lieux où se cultivent des arbres fruitiers 1. Quel devenir nocturne pour ce lieu familier, ce lieu commun littéraire ?

Là où la volonté humaine dort

« […] la nuit n’est pas un repos ; c’est une jachère, travaillée souterrainement par des forces mystérieuses qui fermentent dans le noir et qui, d’un coup, laissent percer au jour des fleurs inespérées » écrit Chloé Thomas pour clore son essai Parce que la nuit2. Ces lignes me rappellent « les pâturages rocailleux d’Easterbrook County » décrits par Thoreau dans les Pommes Sauvages, un essai publié six mois après sa mort en 1862. Il s’agit d’un terrain dans son Massachussetts natal, éloigné et difficile à cultiver, délaissé par les fermiers et progressivement gagné par une friche de pommiers disséminés par les oiseaux, les vaches, les renards…

Thoreau écrit que les arbres de ce terrain en friche donnent l’impression d’avoir poussé pendant que le fermier dormait. Ou d’avoir été plantés par un somnambule. Se dégage de sa description une esthétique nocturne, qui trouve son expression quand la temporalité des projets concertés, conscients et productifs se met en veille. Les sentiers entre les arbres de ce verger nocturne sont tortueux, tournent et ondulent, contrairement aux rangs d’arbres greffés des vergers diurnes. Des pommiers du « tiers-paysage »3, donc, poussant sur le terrain en jachère où la volonté humaine dort. Tiers-paysage, c’est l’expression de Gilles Clément, paysagiste, écrivain et philosophe qui discerne dans les terrains vagues, interstitiels, et passagers des friches, une promesse. Lieux de brassage, de migration et d’hybridations végétaux, on peut de fait y trouver des croissances inattendues, littéralement des fleurs inespérées.

Voilà des mois que je contemple cette image de verger nocturne, planté par un somnambule, signé par la nuit. Elle me fascine notamment parce qu’elle relie jachère et nuit tout comme le fait Chloé Thomas quand elle écrit « Car la nuit n’est pas un repos ; c’est une jachère », et pointe vers une esthétique nocturne de l’agriculture. Plutôt que des rangs linéaires, des lignes tortueuses. Plutôt qu’un projet s’imprimant sur un site, l’expression involontaire et spontanée remontant d’un lieu et de ses habitants. Le verger nocturne de pommiers décrit par Thoreau est à l’image de l’art involontaire de Gilles Clément « le résultat heureux d’une combinaison imprévue de situations ou d’objets organisés entre eux selon des règles d’harmonie dictées par le hasard. »4 Il y a cosignature5, selon le paysagiste qui souligne aussi que ne pas faire est l’une des modalités du faire.

Le récit de ce verger nocturne qui semblait avoir été planté par un somnambule m’évoque ces contes de fées où il faut se fier à la nuit, qui agit à sa façon et sauve la mise. Cendrillon qui doit fouiller les cendres pour y trier des grains de riz, au désespoir dans son acharnement, s’endort. Elle ne fait pas, ou en tout cas plus, laisse la place, et quelque chose se passe pendant son sommeil, d’autres ou quelque chose d’autre travaille. Ce schéma narratif dessine une dichotomie. Au jour, le travail acharné et son lot de difficultés engendrent le désespoir. La nuit, le relâchement du sommeil crée une place, un vide, où d’autres forces agissent, où le fermier, le paysagiste, la petite fille des histoires, n’est pas seul à signer. C’est souvent contre-intuitif dans l’histoire, souvent l’héroïne ou le héros doit apprendre à faire confiance à l’action de cette nuit sur laquelle il est impossible d’avoir une prise.

Il y a des pratiques de l’écriture qui ont partie liée avec ces forces nocturnes qui agissent en-dehors des projets humains. L’écriture de Marosa di Giorgio, une poète uruguayenne du 20e siècle, en est exemplaire. En réponse à une question quant à sa « volonté personnelle » de mélanger des genres littéraires lors d’un entretien, elle dit : « J’interviens pas (ou si peu). Ces poissons s’échappent de la Mer de personne, de la Mer de Nectar, de la Mer de Lune, sous la forme requise et selon des enchaînements subtils. » 6 Ailleurs, elle insiste : « Je n’élabore rien ; des choses, ou des roses, tombent dans ma main ; c’est ma réalité et c’est mon irréalité, deux mots qui, après tout, désignent la même chose7 ». La poète ne laisse pas seulement dormir sa volonté, elle écrit aussi abandonnement sur la nuit et ses mystérieuses populations.

Contours poreux

Dans le 34e poème de son recueil Historial de las Violetas, Marosa di Giorgio écrit, comme dans toute son œuvre, le petit monde de sa ferme familiale aux marges de Salto en Uruguay.8 Ses préoccupations sont familiales, agraires, percées constamment d’échappées et d’intrusions mythologiques, nocturnes et célestes. Mais il ne faut pas croire que les espaces et gestes agricoles quotidiens sont des valeurs connues, stables et pacifiées chez di Giorgio. Au contraire, cette vie sur une petite ferme avec ses jardins et vergers est trouée de mystère et secouée de violences aux yeux du Je poétique, fille-femme qui n’est plus enfant et pas encore adulte.

Elle est poreuse aux mondes des vivants et des morts, des animaux et des plantes, des objets et des étoiles, des anges et des druides, et elle paraît les appréhender toutes et tous comme participant d’une même réalité. Son écriture exemplifie ainsi un vécu de ce qu’Emanuele Coccia appelle « le mystère de l’inclusion de tous (et toutes) dans un même monde ».9 Le poème 34 met particulièrement en exergue la perspective d’impuissance consciente d’une presque enfant, qui assiste de manière inextricable à la violence agricole mise en place par les adultes.

C’est une violence pragmatique, l’embauche d’un gardien de nuit, pour ne pas avoir à partager la richesse des récoltes avec les créatures nocturnes, en l’occurrence des lièvres. La narratrice est incapable de déjouer la violence préméditée et de sauvegarder le monde de la nuit, avec lequel elle a une proche parenté, de la mainmise des adultes. Tout ce qui lui reste à faire c’est de participer le plus pleinement possible à cette prédation, du côté de la proie. Elle le fait par un glissement de perspective qui se met en place dès qu’elle rentre dans sa chambre à coucher et que ce mouvement l’emmène paradoxalement dehors, où sa faim la pousse à croquer dans les tendres pousses des pommes de terre nouvelles. Elle est tuée au moment de goûter par celui qui la visait depuis le début, passe une nuit à « rêver des choses incroyables » les yeux ouverts, est amenée à la cuisine le lendemain matin, jetée par terre par le gardien, qui l’identifie alors laconiquement comme lièvre. Elle a mangé, elle est tuée, elle sera mangée.

Par ce voyage nocturne dans la perspective, le corps, la vie et même la mort d’autrui, devenir n’est pas un saut vers soi-même. Il s’agit plutôt de devenir l’autre, par l’empathie de celle qui a profondément partie liée avec la proie au point d’épouser sa perspective et se retrouve ainsi engloutie par la nuit. Dans ce poème, di Giorgio embrasse ce devenir qui est disparition par une poétique perspectiviste des relations trophiques. Elle révèle la face nocturne du verger, dont la perception est souvent pacifiée par l’habitude diurne, et inscrit les figures humaines en plein dans les eaux troubles d’une esthétique de la métamorphose. Ce qui se cultive dans cette écriture est la représentation et la pratique d’une très grande porosité aux frontières d’une vie et d’une autre. Peut-être que di Giorgio fait référence à cette porosité quand elle répond dans un entretien : « Il faut de l’intuition, de l’antenne, pour être poète, aussi bien que lecteur de poésie. Je crois qu’une même foudre s’abat sur l’antenne de chacun.»10

Réceptivité radicale

C’est en lisant Maison de jour, maison de nuit d’Olga Tokarczuk que je me suis dit que la nuit était un bon endroit où développer une telle antenne, où entraîner une réceptivité radicale. Dans le chapitre « Aux écoutes » de ce roman fragmentaire, la romancière polonaise écrit « Il faut une franche obscurité ambiante, pour que la lumière de la terre devienne visible »11. La narratrice dort au verger sur « ce lit métallique peint en rouge ». Elle remarque, une fois que la dernière fenêtre de la maison s’obscurcit, que la nuit a d’autres lumières, mais plus douces. Non pas seulement celles de la lune et des étoiles, mais aussi « une lueur froide, grisâtre, légèrement phosphorescente, telle la lumière des os ou du bois pourri, émanant de la terre »12.

Ainsi, être au verger la nuit est d’abord une expérience visuelle, celle de témoigner d’une grande porosité où « tout était comme saupoudré de cendre, aspergé de farine » et où « la lumière nocturne arrondissait les angles, rapprochait les contraires. » Elle s’endort en contemplant ces images d’un monde altéré. Quand elle se réveille, la lune est partie, la nuit est noire, et le sens qui prime alors est celui de l’ouïe.

L’altération nocturne n’affecte plus uniquement le monde observé, mais aussi celle qui observe, qui se trouve comme entraînée en un voyage de nuit dans le sillage de son ouïe, qui la fait « ramper sur les murs comme un lézard ». Non seulement l’expérience sensorielle se vit comme une sortie du corps, mais cette extension par les sens est à l’origine d’une métamorphose se faisant par la sensibilité auditive et décrite comme : « Des effleurements, des murmures qui finirent par tourner dans mes oreilles jusqu’à ce que je me sente devenir tout ouïe – bol charnu, calice desséché, conque soyeuse et humide collée aux murs ».

La narratrice raconte devenir un réceptacle à l’endroit d’un de ses sens, une coupe pour recueillir la rumeur de tout ce qu’elle entend. Les respirations qui animent les corps à l’intérieur de la maison, mais aussi « dans l’épaisseur des murs, le bruit des métropoles du peuple des souris ». L’énumération s’enrichit à mesure que la narratrice, devenue ouïe en forme de Graal, parcourt les couches peuplées de la maison et du monde : « J’entendis les scolytes creuser les pieds de la table en bois de sapin », elle écrit « le réfrigérateur vrombissait […] les papillons de nuit chatouillaient les froids espaces nocturnes […] j’entendis le sifflement des météores dans leur chute, et le murmure de la comète[…] ».

Elle se métamorphose à ses marges, par ses sens, se creuse pour devenir une forme de réceptivité radicale dans laquelle le monde de la nuit se verse. Cette scène où une femme devient autre jusque dans son corps et conscience donne à lire une expérience sensorielle altérée et augmentée par la nuit, permettant à la femme de capter des fréquences de vie éloignées et de recevoir en elle cette altérité. L’altération de la sensibilité auditive semble être issue du contact entre éveil et sommeil, femme et verger, et par un drôle de partenariat entre ouïe et obscurité.

*

L’écriture du verger nocturne est marquée par une esthétique de la métamorphose, les mouvements entre formes et vies rendant floues les frontières et poreux les contours. Les zones de contact que sont les sens, mais aussi l’empathie, sont sources et sites des voyages nocturnes de forme en forme. Nocturnes sont aussi les obscurités souterraines des terrains délaissés, aux terreaux doublement obscurs parce qu’on ne peut y prédire quelles pousses y perceront. Qu’il s’agisse très concrètement de terres en jachère, ou bien d’une autre surface, par exemple une page, où laisser monter quelque chose d’inespéré.

Notes sur l’auteur

D’origine étasunienne, Bronwyn Louw a fait ses études secondaires au sud de Paris, et ses études supérieures à SciencesPo, avant d’enseigner les lettres et la philosophie au lycée. Membre du CRAL (Centre de Recherche sur les Arts et le Langage) et du groupe de recherche Exorigins, elle prépare actuellement une thèse à l’EHESS, intitulée Comment écrire le verger au 21ème siècle ? (Poésies, pensées, pratiques), sous les directions de Marielle Macé et Jean-Marc Besse. Ces recherches prennent la forme d’une enquête agropoétique, où le verger est simultanément figure et lieu, image et réalité. Une figure faite d’un enchevêtrement de formes de vie se rencontrant dans et par des gestes et des pratiques – greffer, cueillir, entretenir, manger – et un lieu où éprouver et participer à un monde de métamorphoses. Cette enquête agropoétique, fondée dans un corpus de vergers poétiques de l’époque contemporaine, passe par la recomposition d’une longue histoire du motif agropoétique du verger dans la littérature lyrique et des manuels agricoles. Elle s’appuie aussi sur des pratiques de recherche-création : concevoir et acter un projet de paysage dans un verger associatif à Brétigny-Sur-Orge en Essonne, et déployer des écritures expérimentales, entre recueil/manuel, performance, et podcast.

Notes

1 JACOBUS, Mary, Romantic Things. A tree, a rock, a cloud, Chicago, University of Chicago Press, 2012.

2 THOMAS, Chloé, Parce que la nuit, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2023, p.130.

3 CLÉMENT, Gilles, Manifeste du Tiers paysage (2004), Rennes, Éditions Du Commun, 2020.

4 CLÉMENT, Gilles, Traité succinct de l’art involontaire, Paris, Sens & Tonka, 2014.

5 Voir notamment La préséance du vivant, N° 40 des Carnets du Paysage, ENSPV/Actes Sud, Juillet 2022

6 GIORGIO di Marosa, Missels, trad. Gabriel Saad, éd. Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire, 1993. p.114

7 GIORGIO di Marosa, No develarás el misterio. Entrevistas 1973-2004 Compilación de Nidia Di Giorgio, Buenos Aires, Ed. Osvaldo Aguirre/El cuenco de Plata, Latinoamericana, 2010, p.19

8 GIORGIO di Marosa, I Remember Eternity, tr. Jeannine Maria Pitas, Ugly Duckling Press, Brooklyn, 2017

9 COCCIA, Emanuele, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Éditons Payot & Rivages, 2016

10 GIORGIO di Marosa, Op.cit. 1993. p.114.

11 TOKARCZUK, Olga, Maison de jour, maison de nuit (1998), Paris, trad. GLOGOWSKI, C., Ed. Robert Laffont, 2001, p.171.

12 Ibid.

34e poème de Marosa di Giorgio, Historial de las Violetas, 1965 :


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