Dans ce qui va suivre, il est question de souffle, d’essoufflement, d’asphyxie, de reprise de souffle. Du « second souffle » au théâtre. Il est question de mise en scène, de jeu, d’enjeux sociaux, professionnels, humains. Jusqu’au final extrême de saturation mentale et physique traduit concrètement par la scénographie, les éclairages, l’absence de pauses. Une expérience collective du souffle et de l’essoufflement vécue par le public dans la salle. Un geste théâtral articulé par un souffle dans tous ses états, dans toutes ses nuances, décliné par les deux auteurs.
Dans Lacrima (2024), Caroline Guiela Nguyen met en scène un récit choral où l’acte de perdre et de reprendre son souffle se trouve être l’une des trames thématiques principales. Mais plus profondément, le spectacle montre que le théâtre est lieu de souffles. Il dépasse la seule histoire racontée — autour de la création d’une robe de mariée par trois des ateliers de haute couture les plus réputés au monde — pour faire du souffle le cœur même de la relation théâtrale qui unit scène et salle. Comment comprendre cette spécificité théâtrale qui concerne à la fois la pratique du corps et de la voix par l’acteur, mais aussi et surtout, comme cela sera développé, la construction d’une dramaturgie, l’inscription dans un espace scénique et le déploiement d’une expérience spectatrice ?
Maurice Mesnage, recherchant, au XXe siècle, des points de convergence entre « le monde tragique grec et nous », souligne que ces derniers se sont occupés de la régulation du souffle « sur un plan collectif et théâtral », bien avant que cela ne devienne « une régulation simplement verbale et conceptuelle1 ». Il met en lumière l’articulation, dans le tragique grec, entre la « douleur » et le pneuma (« le bruit de la colonne d’air ») considérant que le théâtre construit cette expérience pour la rendre collective. La lecture de l’Œdipe roi de Sophocle proposée par Mesnage s’inscrit dans cette perspective : « Une ville entière éprouve la souffrance d’un blocage généralisé des impulsions vitales2 ». Le spectacle, en plus d’un enchaînement d’actions, se construit en vue de redonner à un monde bloqué une respiration — faite d’inspiration et d’expiration — centralisée autour d’un personnage, ici celui d’Œdipe.
Souvent considéré du seul point de vue physiologique, le souffle implique beaucoup d’autres aspects du théâtre — et jusqu’à la présence, notamment. S’il est absolument vital dans la pratique théâtrale, tant pour les corps en scène que pour l’expérience spectatrice, c’est parce qu’il se situe à la croisée de la dramaturgie, de la technique du comédien et de la relation théâtrale.
Toutefois, ce souffle, dans l’art théâtral, se suffit rarement à lui-même car l’une des spécificités du théâtre est d’être un lieu de passages, et principalement du passage texte à la scène. Or, ces passages troublent le souffle.
Le théâtre, plus qu’être traversé par des corps, est surtout traversé par des souffles. Souffler, au théâtre, signifie par exemple souffler un texte. Autrefois, les souffleurs faisaient même partie intégrante du lieu théâtral. Un « trou des souffleurs » était intégré à la rampe des scènes de théâtre pour qu’ils puissent, depuis les coulisses ou l’avant-scène, dire tout bas aux acteurs leur texte perdu ou mal maîtrisé. Aujourd’hui, la figure du souffleur a quasiment disparu, elle a pris d’autres formes ou a été effacée par d’autres pratiques. Par le biais d’oreillettes, par exemple. Mais le souffle, lui, reste une notion clé, essentielle aux arts du spectacle, parce qu’elle permet de penser les déplacements, les passages et tout ce qui prend forme au cours d’un spectacle. Il permet de saisir ce qui passe.

En ouverture de Lacrima, Marion Nicolas (Maud Le Grevellec), une créatrice de haute couture visiblement en détresse psychologique, est en visio avec une médecin (Natasha Cashman). Durant la conversation, Marion révèle à demi-mots avoir pris des médicaments. La médecin comprend la gravité de la situation et appelle les secours en urgence, tandis que Marion, vaseuse, sombre peu à peu tout en exprimant des remords quant à sa fille, Camille (Anaele Jan Kerguistel), en disant qu’elle a fait de son mieux. Lorsque les secours arrivent, ils tentent de ranimer Marion sans que l’on sache s’ils y arrivent ou non. Nous assistons probablement au dernier souffle de la protagoniste.
À cette ouverture « sans air » répond une structure fondée sur un flash-back. La pièce reviendra, à la fin, sur cette scène initiale pour lui conférer une portée ultime : contre toute attente, Marion reprend son souffle. Mais cette reprise, qui marque le dénouement inattendu de la pièce, reste individuelle, propre à un drame intime. Elle ne donne pas lieu à une respiration généralisée, à un souffle retrouvé sur le plan « collectif et théâtral » au sens que lui donne Mesnage.
Lacrima plonge le public dans le travail de l’ombre d’une maison de haute couture parisienne suite à la commande d’une robe de mariée pour une princesse anglaise, mais plus encore, la pièce raconte un essoufflement. Celui d’une femme qui s’épuise à travailler sous la pression de ce projet international de robe de mariée, étouffe sous l’emprise de son mari et aide comme elle peut sa fille atteinte d’une maladie qui provoque des difficultés respiratoires. Autour de ce récit, le motif du souffle perdu ou coupé puis repris revient plusieurs fois et trouve des résonances à la fois fictives, scéniques et humaines dans le spectacle.
Lacrima nous amène donc à réinterroger la structuration dramaturgique du souffle. Le spectacle ne se construit pas autour de la retenue puis de l’expulsion du souffle, mais autour de l’asphyxie puis de la reprise de ce souffle.
Le personnage de Marion, dont le spectacle suit la trajectoire, est la première d’atelier qui — interprétant le dessin d’un styliste — est en lien avec tous les jalons de la conception et porte sur ses épaules la pression croissante de ce projet. En scénarisant une pression croissante et l’épuisement qui s’ensuit à cause de cette commande irréaliste et hors-sol, le spectacle produit une attente continue de respiration — perceptible tant dans la construction dramaturgique et scénique que dans l’expérience spectatorielle. De ce personnage de plus en plus sous pression, nous savons qu’il sera poussé à bout puisque dès le début de la pièce, un échange en visioconférence laisse entendre puis confirme qu’elle cherche à mettre fin à ses jours. Ce prologue pèsera comme une menace sur le reste de la pièce pour le public.
Pour autant, le thème de l’asphyxie est mis en scène de plusieurs façons. Il passe d’abord par le métier même des dentellières, dont on raconte qu’elles sont parfois si concentrées dans leur travail qu’elles en oublient de respirer. Elles posent alors leur main sur l’épaule de leurs collègues pour qu’elles ne fassent pas d’apnée car cela pourrait entraîner des problèmes cardiaques. Mais ce thème ne se limite pas à des expériences individuelles : il engage tout au long du spectacle une dimension collective, reliant autour de Marion à la fois les dentellières d’Alençon, l’atelier parisien de haute couture Beliana et l’atelier de broderie de la maison Shaina, à Mumbai en Inde. Cet entremêlement permet à Caroline Guiela Nguyen de mettre au jour dans sa pièce plusieurs régimes d’asphyxie, de plus en plus prégnants : ceux induits par les logiques capitalistes mondialisées du travail, où les personnages sont pris en étau entre les exigences quasi irréalisables d’une princesse qu’on ne verra jamais et la réalité d’un artisanat, que Marion doit réguler en tant que première d’atelier ; ceux des relations conjugales, où Marion est soumise à une violence psychologique croissante de la part de son mari, lui aussi employé à l’atelier ; enfin, ceux des relations familiales, marquées par les non-dits générationnels. Toutes ces tensions convergent vers le corps de Marion, lieu d’incarnation d’une asphyxie et d’un sentiment d’impasse grandissants, autour duquel se révèle d’autres douleurs individuelles, non consolées.
Dans Lacrima, la question du souffle soutient la construction globale du spectacle. Elle accompagne la saturation progressive et généralisée autour du projet de la robe, maintenant une tension sans pause ni espace d’air. Cette saturation se manifeste dans les gestes précis qui matérialisent l’absence ou la restriction du souffle — jouant un rôle tout autant sensible que métaphorique. Cette double dimension passe à la fois par le corps des personnages et renvoie à une métaphore de l’asphyxie professionnelle et familiale dans laquelle se trouve Marion.
Parmi les tensions dramatiques qui s’accumulent autour de Marion, l’une d’elle se cristallise sur les difficultés respiratoires de Camille, sa fille, présente à l’atelier de haute couture car elle y fait un stage. Les problèmes de santé de sa fille préoccupent Marion, mais ils interfèrent directement avec son travail à deux reprises. Nous comprenons qu’elles ont un rituel mère-fille pour apaiser les problèmes de bronches de Camille, même si, précise-t-elle à la médecin, « elle devra[it] souvent respirer l’air de la montagne »3 pour aller mieux. Les séquences 24 et 45 de la partie 2 se terminent avec la mère aidant sa fille à respirer. La première fois, Camille traverse une crise — confrontée à l’atmosphère anxiogène de l’atelier et aux tensions du couple parental — mais refuse l’aide de sa mère, dit ne plus être une enfant et quitte précipitamment l’atelier. Mais la seconde fois, la mère arrive à la calmer lors d’une nouvelle crise par le biais de leur rituel respiratoire :
MARION (s’approche de sa fille et prend son visage entre ses mains). Camille, regarde-moi. Tu vas respirer avec moi. Je respire. Tu respires. Je respire… Tu respires…
Petit à petit, Camille se calme.6
Ainsi, de cette affection maternelle naît un lien qui ressurgira à la toute fin, en clôture du spectacle. La construction en miroir de la pièce nous fait revenir au prologue. Nous n’avions pas assisté à la fin de celui-ci, qui sera la résolution de la représentation. Nous assistons au retournement du geste entre Marion et sa fille : au lieu que ce soit la mère qui pose une main sur le sternum de sa fille, en énonçant les paroles ci-dessus, ce geste est repris par sa fille comme ultime recours pour ranimer sa mère inconsciente. On assiste alors à un renversement des rôles :
CAMILLE. Je t’aime maman, écoute mon cœur, écoute. Je respire, tu respires, je respire, tu respires, fais comme moi maman… Je respire, tu respires, je respire, tu respires…
Le cardiogramme s’accélère.
POMPIER 1. Elle respire !7
La pièce publiée se termine sur cette réplique, mais sur scène, la mère se relève et, sur grand écran, l’image se fige sur cette mère se redressant, prolongeant cet instant précis où Marion respire à nouveau. En surimpression, des informations concernant les personnages sont affichées pour nous informer de ce qu’ils sont devenus et le spectacle se termine là.
Ce geste, qui résout la pièce et qui permet à Marion de reprendre souffle, devient donc le moyen d’une réanimation symbolique du personnage. Il redimensionne ce que Lacrima mettait en scène, à savoir un monde d’excellence saturé, pressé jusqu’à l’étouffement, voire l’asphyxie, où le souffle devient non seulement signe de survie, mais forme de résistance. Le geste de Camille devient un de ces gestes qui ré-humanisent les personnages et les rendent à eux-mêmes.

Le souffle est affaire de corps autant qu’il est affaire de signification. Si la dramaturgie, notamment par l’influence aristotélicienne, privilégie, au théâtre, la notion d’« action8 », nous pourrions nous étonner qu’elle soit si peu envisagée à travers la structuration du souffle. Le souffle a eu sa place dans la pensée de l’acteur, en termes de diction ou d’expression9, avec un regain d’intérêt au XXe siècle par le biais d’une pensée globale du corps de l’acteur. Dans « Un athlétisme affectif », Antonin Artaud localise les bases organiques des passions en les reliant à des mouvements de souffles — équilibré, expansif, attractif — formant entre eux des combinaisons, chacune correspondant à un sentiment.
Le souffle accompagne le sentiment et on peut pénétrer dans le sentiment par le souffle. […] Un sentiment que l’acteur n’a pas, il peut y repénétrer par le souffle, à condition d’en combiner judicieusement les effets. […]
Il est certain qu’à chaque sentiment, à chaque mouvement de l’esprit, à chaque bondissement de l’affectivité humaine correspond un souffle qui lui appartient.10
Ce lien entre souffle et sentiment s’incarne, chez Artaud, dans ce qu’il nomme « musculature affective » qui se contracte et se décontracte au fil des souffles : « Et ce souffle nous le localisons, nous le répartissons dans des états de contraction et de décontraction combinés. »11 Ainsi, le corps de l’acteur est l’endroit où passe le souffle, mais ce passage est obstrué dans le spectacle de Caroline Guiela Nguyen.
Lacrima prolonge sa dramaturgie de l’asphyxie sur scène. Le corps est contraint par le travail, oppressé par les autres, atteint d’une maladie qui l’empêche d’être ce lieu de passage du souffle. Quant à l’espace, il matérialise plusieurs lieux et se trouve saturé d’actions, à l’image des split screens du grand écran qui multiplient les gros plans sur les détails de la représentation. Le dispositif scénarise, à même le plateau, les différents lieux du drame, les plaçant tour à tour en retrait ou au premier plan — rapprochant ainsi Paris, Mumbai et Alençon. La scène étouffe, elle aussi, car elle ne laisse aucune respiration visuelle.
Si la scénographie tisse des liens entre lieux et personnages, la présence généralisée de LEDs et les murs gris qui découpent la scène uniformisent progressivement l’espace plurispatial des ateliers et accentuent le sentiment d’enfermement et de manque d’air. Le dispositif n’offre par ailleurs aucun usage de la coulisse : les interprètes restent parfois en scène alors qu’ils ne participent pas nécessairement à l’action, ne marquant eux-mêmes de ce fait aucune pause.
D’autres gestes individuels viennent renforcer ces motifs du manque de souffle et de sa reprise. Au milieu du spectacle, une scène met en présence les trois dernières brodeuses d’Alençon lors d’une rencontre radiophonique où elles expliquent la façon dont elles s’entraident entre collègues pour se rappeler mutuellement de respirer. C’est en ces mots que Sophia (Nanii) traduit une vidéo de sa mère en langue des signes :
SOPHIA. Alors, elle dit : Respire.
Je passe toutes mes journées à manipuler un fil plus fin que des cheveux. La concentration d’une dentellière est telle qu’elle en oublie régulièrement de respirer.
Souvent, nous devons surveiller notre collègue pour nous assurer qu’elle respire bien, qu’elle ne fait pas d’apnée pour ne pas louper son point. L’apnée est si courante chez les dentellières qu’elle entraîne des phlébites ou de grands dysfonctionnements cardiaques. Le sang ne circule plus. C’est pour cette raison que les dentellières veillent les unes sur les autres. Si l’une d’elles arrête de respirer, nous déposons doucement une main sur son épaule pour la sortir délicatement de sa concentration et lui dire : « Attention, respire. »12
Tandis que cette pratique est racontée, le spectateur peut faire le parallèle avec un autre personnage, Abdul Gani (Charles Vinoth Irudhayaraj), le brodeur indien travaillant seul de manière ininterrompue sur une partie de la robe de mariée, au prix de sa santé. Là encore, le geste verbalisé rend visible l’asphyxie du personnage.
Ce motif de la main sur l’épaule, nous le retrouvons à plusieurs reprises au fil du spectacle, dans des contextes différents de celui décrit ci-dessus. Signe de soutien, il est parfois appliqué pour faire sortir délicatement l’autre de son « apnée ». Ainsi Sophia sortant doucement Thérèse de son choc après un message laissé par sa petite-fille.
Cet acte de respirer à nouveau s’approfondit dès lors que l’on considère ce qu’il représente. Pour analyser son usage dans Lacrima, il nous faut prendre en compte son usage théâtral.
Théâtralement, le souffle porté par la scène est désigné par différentes expressions. La philosophie du théâtre d’Henri Gouhier avait pour objet « l’âme » du théâtre, c’est-à-dire à la fois le « principe spirituel » de cet art comme son « souffle vital13 ». Pour Yannick Butel, c’est le « souffle poétique14 » du texte que l’on retrouve à la scène et qui fait la vitalité propre du théâtre. Plus largement, Edgar Morin parle d’un « souffle créateur » propre aux artistes. Il serait possible de multiplier les expressions, mais l’idée sous-jacente est que ce souffle s’apparente parfois à l’inspiration ou parfois s’en éloigne.
Quelle que soit la façon de le nommer, ce qui porte une représentation est toujours un souffle qui rend présent « un morceau de réel » sur scène, pour reprendre les mots de Valère Novarina :
Chaque mot divise un morceau du réel dans ta bouche. Ici est un lieu, dans ta bouche, où il y a écartèlement de l’homme par l’espace et où nous écoutons apparaître le vide, l’espace venir battre. Il s’entend un souffle. Le réel respire. Dans la pensée, une source d’air est ouverte : apparaît de la naissance d’espace entre les mots.15
Au théâtre, le souffle est autant celui d’un corps que celui d’une pensée, voire il fait le lien entre le corps et la pensée. Le souffle est à la fois une expérience corporelle car il incorpore la voix par la bouche et la respiration et il est un espace d’émergence de la pensée et du sens qu’il incarne. Il est l’interface entre la chair et l’esprit.
Voix qui anime l’acteur et s’accomplit dans le souffle. […] Car le souffle est le mouvement de la voix intérieure qui trouve dans la voix de l’acteur un abri. Le souffle est encore cette matière où vient s’imprimer de façon fugitive la recherche de la littéralité, de la pensée. Il est en quelque sorte nostalgique de l’œuvre d’origine. Il suppose la quête de points de tangence avec l’œuvre d’origine, plus que la solution et la résolution d’un écart lié à l’origine. Il incarne l’ultime moment de l’ajustement d’une voix corporelle à une voix intérieure qui guide l’acteur et a sa source en un lieu étranger.16
Cet « ultime moment » dont parle Yannick Butel est à préciser. D’un certain point de vue, la représentation semble être une nouvelle présentation de ce qui a précédé soit dans la réalité soit par le texte. C’est toute la question de l’imitation (qui remonte à la mimèsis antique) comme « second souffle » qui se pose en ce sens. Il peut y avoir autant de « seconds souffles » qu’il y aura de représentations d’un même texte, sans compter les mises en scène différentes qui peuvent en être faites.
Ainsi, le théâtre peut aussi bien être envisagé comme un art de la régénération, parce que lorsqu’un texte (ou ce qui en tient lieu) est mis en scène, il est l’occasion, pour de nouveaux souffles, de s’emparer de ce texte à chaque nouvelle représentation. Certes, il fait exister l’acteur sur scène, dans son corps, sa voix, sa présence, mais cette vitalité scénique est elle-même habitée par une pensée. Le souffle est à la fois la trace physique, physiologique, de la parole incarnée et la médiation d’une pensée en mouvement.
Une représentation agit comme cette « culture en action » dont parle Artaud, « qui devient en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second »17. Ce qui vitalise le spectacle peut alors venir de tout artiste impliqué dans la création. Que ce soit l’auteur dramatique (par l’inspiration), le metteur en scène (Jean-François Peyret parle d’une « pneumatisation de la langue » sur scène18), etc. et jusqu’à l’acteur qui peut lui aussi en être l’initiateur et insuffler de la vie à cette création par son jeu. Chacune de ces figures, à sa manière, fait alors preuve de génie.
On a longtemps parlé d’inspiration, puis ce terme devenu banal a été abandonné. À tort, pensons-nous. Car il évoque comme un souffle ou un esprit qui viendrait à l’intérieur de l’artiste lui donner la capacité créatrice. Le mot génie évoque un être supérieur de nature spirituelle, soit la capacité génératrice de l’artiste. Le mot italien ingegno, que Vico a utilisé pour désigner la faculté productrice de l’esprit humain, vaut particulièrement pour la création artistique.19
Ce faisant, tout artiste peut impulser ce « second souffle », pourvu qu’il trouve cette nouvelle inspiration ou cette nouvelle motivation qui donne une autre tournure à l’œuvre qu’il participe à créer. C’est alors ce souffle qui réactivera l’œuvre autrement qu’elle ne l’a été une première fois, après une période de fatigue, de stagnation ou de perte. Un texte de théâtre issu des siècles passés pourra toujours être remis en scène d’une manière nouvelle qui lui fera reprendre vie par un second souffle.
Au théâtre donc, le souffle soutient la diction, la transmission et l’intelligibilité de la parole. Mais comme l’écrit Novarina, il fait aussi apparaître « l’espace entre les mots ». Cet espace libère un passage vers ce que l’on nomme ici le second souffle, qui rapproche l’espace théâtral au plus près du spectateur, jusqu’à pouvoir en sentir les battements les plus subtils.

Si le spectateur peut éprouver le bruit de la « colonne d’air » — espace libéré par le souffle qui rapproche l’expérience au-delà des mots —, ce passage permet de penser la modulation du souffle comme une expérience vécue en commun, non seulement comme événement final, mais « souffle par souffle »20. Cette expérience spectatrice se donne à entendre dans des expressions comme « tenir en haleine » ou « couper le souffle ». Avec Artaud, le rythme et les modulations du souffle partagé traduisent les vibrations affectives et psychiques du spectacle, à la manière d’un cœur dont les battements seraient modulés par l’émotion — une expérience que l’on retrouve avec Lacrima.
Alors que l’histoire racontée est peut-être essoufflement, étouffement, voire asphyxie, la mise en scène de Caroline Guiela Nguyen est faite de respirations. L’acte de reprendre son souffle n’est pas qu’un thème, dans le spectacle. Il est aussi travaillé dans la relation théâtrale. Reprendre son souffle signifie alors davantage que prendre à nouveau sa respiration pour se réoxygéner après une perte de souffle préalable. C’est faire une pause après un moment de tension, mais cette reprise, si elle est possible par les moments transitoires aménagés dans la mise en scène, elle est aussi un acte individuel des personnes qui constituent le public. Ce n’est pas seulement une action voulue et orchestrée par une metteuse en scène, mais bien l’acte de spectateurs émancipés. La mise en scène accompagne ces modulations du souffle sans les imposer. Le spectateur suit les situations dramatiques, « souffle par souffle et temps par temps » pour créer son propre spectacle, intérieurement.
Le public trouve dans les transitions entre les scènes du spectacle autant d’occasions de reprendre lui aussi son souffle. Toutefois, il le reprend plus encore par son implication émotionnelle et réflexive dans l’expérience du spectacle que par son implication physique. Les spectateurs ne reprennent pas leur souffle à la manière des interprètes qui le font après un effort de jeu. Cette respiration ne se limite donc pas à un simple relâchement physique suite à une tension dramatique. Elle permet la saisie réflexive d’une situation, à l’image de cette scène oppressante (séquence 2 de la partie 3) lors de laquelle Julien (Dan Artus), le mari de Marion, la retient dans l’atelier de haute couture dans lequel ils travaillent et la harcèle de questions toute une nuit durant pour lui faire avouer un adultère qui n’existe pas. D’autres pressions exercées sur le personnage la feront craquer, emportant le public dans un processus d’immersion émotionnel et réflexif. La séquence se termine par l’évanouissement de Marion, appuyé dans la mise en scène par l’immobilité des autres personnages avant que la séquence suivante ne commence, nous faisant nous détacher un instant du flot dramatique. Ces transitions laissent à chacune des personnes dans la salle le temps de se réapproprier la représentation. Ce souffle, partagé et organisé par la structure dramatique, naît des passages entre les séquences et invite le public à s’engager autrement dans le spectacle.
À mesure que les scènes se succèdent, les pauses — fugitives comme celles entre deux séquences, ou plus assumées, comme l’entracte — permettent aux spectateurs de reprendre leur souffle, créant un écho intime entre l’action sur scène et l’expérience vécue dans la salle. Ces moments d’accalmie ne rompent pas la continuité dramatique mais tissent des liens entre l’action scénique et l’expérience vécue dans la salle. Le rythme de la mise en scène alterne temps forts et temps de suspension, ouvrant à une cyclicité des passages entre inspiration, rétention et expiration, tant sur le plan physique et émotionnel que réflexif.
Il existe également un souffle dans l’espace intermédiaire entre le public et la représentation. Jacques Rancière avance l’idée d’un « souffle de l’artiste » qui n’est pas transmis directement, mais partagé dans un entre-deux :
[La performance] n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet.21
Le souffle crée une tension entre ce qui est reçu et ce qui est créé sur scène. Novarina parle de ce vide, de cet « écartèlement de l’homme par l’espace », comme un lieu de souffle et d’émergence. Il n’est donc ni totalement individuel ni strictement transmissible, il crée un espace (corporel, poétique, mental) entre texte et scène, entre scène et salle, entre artistes et public.
Ces moments de respiration partagée deviennent l’inspiration d’une humanité retrouvée et éprouvée par le collectif et dans la relation théâtrale. Traversé par un souffle commun qui devient symbole de solidarité, le spectacle témoigne d’une expérience esthétique vécue ensemble. Le public vit et vibre en résonance avec la représentation, participe à un vécu social, faisant du théâtre le lieu d’une expérience commune, même et malgré le fait qu’elle passe par les chemins d’expériences individuelles parfois radicalement opposées. Lacrima fait partie de ces spectacles qui surmontent nos particularités pour nous emporter, indifféremment, dans le souffle de sa création.

Élise Leménager-Bertrand est docteure en Études Théâtrales de la Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur la modernité artistique, l’esthétique théâtrale et l’intermédialité. Elle est l’auteure d’une thèse intitulée Cri et théâtralité dans les arts de la représentation au XXe siècle : Peinture, Théâtre, Cinéma. Elle enseigne à l’Université de Lille (département Arts), est membre associée du CEAC et affiliée au RIRRA21. Elle co-dirige actuellement un dossier scientifique sur les dramaturgies du geste et le théâtre d’images.
Jean-Baptiste Richard est docteur en arts, diplômé de l’Université Polytechnique Hauts-de-France. Il enseigne à l’Université de Lille et travaille sur les liens parfois étroits qui unissent et désunissent l’activité spectatrice et la dramaturgie. Ses articles récemment publiés portent sur l’intermédialité théâtrale, l’écriture dramatique assistée par intelligence artificielle et le théâtre de Chloé Delaume.

ARTAUD Antonin, Le Théâtre et son double (1938), Gallimard, 2013.
BUTEL Yannick, Essai sur la Présence au théâtre : L’effet de cerne, L’Harmattan, 2000.
GOUHIER Henri, L’Essence du théâtre (1943), Librairie philosophique J. Vrin, 2002.
GUIELA NGUYEN Caroline, Lacrima, Actes Sud, 2024.
GUIELA NGUYEN Caroline (texte et mise en scène), Lacrima, Théâtre du Nord, Lille, décembre 2024. Spectacle créé le 14 mai 2024 au Théâtre national de Strasbourg.
MESNAGE Maurice, « Le Cri tragique chez les Grecs », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, décembre 1966, n° 25.
MORIN Edgar, Sur l’esthétique, Éditions Robert Laffont et Maison des sciences de l’homme, 2016.
NOVARINA Valère, Devant la parole (1977), P.O.L éditeur, 2010.
RANCIÈRE Jacques, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, 2008.

1 MESNAGE Maurice, « Le Cri tragique chez les Grecs », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, décembre 1966, n° 25, p. 426.
2 Ibid., p. 428.
3 GUIELA NGUYEN Caroline, Lacrima, Actes Sud, 2024, pp. 8 et 152.
4 Ibid., p. [41].
5 Ibid., p. [61].
6 Ibid.
7 Ibid., p. [155].
8 Étymologie de drama. Lire également ARISTOTE, Poétique, 1449 b 21.
9 Cf. divers traités, 17e puis 18e siècle.
10 ARTAUD Antonin, « Un athlétisme affectif » dans Le Théâtre et son double (1938), Gallimard, 2013, p. 147-148.
11 Ibid., p. 148.
12 GUIELA NGUYEN, op. cit., pp. 101-102.
13 GOUHIER Henri, L’Essence du théâtre (1943), Librairie philosophique J. Vrin, 2002, p. 9.
14 BUTEL Yannick, Essai sur la Présence au théâtre : L’effet de cerne, L’Harmattan, 2000, p. 42.
15 NOVARINA Valère, Devant la parole (1977), P.O.L éditeur, 2010, p. 18.
16 BUTEL, op. cit., p. 51.
17ARTAUD Antonin, « Le théâtre et la culture », Le théâtre et son double, op. cit., p. 10-11.
18 Cité par BUTEL, op. cit.
19 MORIN Edgar, Sur l’esthétique, Éditions Robert Laffont et Maison des sciences de l’homme, 2016, pp. 39-40.
20 ARTAUD, « Un athlétisme affectif », op. cit., p. 145.
21 RANCIÈRE Jacques, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, 2008, p. 21.