Écouter un poète dire ses poèmes, c’est le précieux cadeau que nous offre Elena Gueudet Motte dans cet article qui questionne les pouvoirs de l’oralité du poème, depuis la richesse métaphorique du souffle jusqu’à sa trace rendue visible. En effet, l’auteur propose une analyse des textes au plus près de la forme des vers, des choix de lecture de Charles Juliet, s’attachant au rapport entre métrique, écriture et diction, notamment au moyen d’oscillogrammes.
À l’origine fut le cri, premier, de la mère et de l’enfant conjugués. Mais le cri, le souffle qui perce dans l’intensité du premier instant, est aussi fracture. Sans qu’elle soit réductible à cette fracture, la quête de Charles Juliet tend à élucider ce cri initial qui est vie et création, qui est séparation et souffrance, qui est l’origine et la mélancolie du retour impossible, mais qui est peut-être aussi le souffle si intense et si condensé du poème. Étudier le souffle de Charles Juliet, c’est étudier un aspect de sa voix, en prêtant peut-être davantage l’oreille à sa respiration, à son inspiration et à son rythme de composition, plus qu’à la sémantique de ses vers. De même, notre attention s’attachera moins au sujet lyrique du poème qu’au poète auteur et lecteur en présence, incarné, de son propre texte. L’aspect sonore, musical du souffle sera crucial pour notre étude qui associera « l’œil et l’oreille »[1] pour l’analyse des poèmes de notre corpus, dans la lignée du projet des Archives sonores de la poésie[2]. Charles Juliet est un poète de la voix et ses poèmes se prêtent particulièrement à la lecture orale, « à voix basse » et murmurante certes, mais prononcée et surtout adressée. Quêteur, arpenteur des chemins et profondeurs de l’intime, il refuse néanmoins l’auto-centrisme et le soliloque et ne conçoit son écriture que vive et dialoguée, au sein de ce que Serge Martin nomme le « poème-relation »[3]. Mais alors, émerge la question de la continuité du souffle : continuité de l’homme à l’œuvre, continuité du poème écrit au poème oral et continuité de la relation initiée par la prise de parole du poète. Afin d’élucider cette question, nous bénéficions d’un corpus riche. L’œuvre poétique de Charles Juliet est ample et ressaisie notamment en deux anthologies de poèmes choisis par l’auteur : Moisson (2012) et Pour plus de lumière (2020), et c’est de cette dernière, la plus englobante, que nous tirerons les poèmes étudiés. Pour ce qui est des poèmes oraux, là encore le matériau d’analyse est profus, mais par souci de cohérence et de concision, nous ne soumettrons à l’analyse que des poèmes lus par l’auteur et publiés sous format CD par les Éditions Thélème, dans Pouvoirs du poème, 2003, qui reprend notamment les poèmes des anthologies précédemment citées.
Mais revenons au préalable au mot « souffle » et à son étymologie. Il est d’abord le mouvement mécanique, respiratoire, pneumatique qui, dans sa matérialité, rythme le vivant. Alors, il est aussi l’anima, de ce qui vit et possède une âme. De là, le souffle s’arroge une dimension sacrée, créatrice, transcendante peut-être, il est l’inspiration qui donne au poète son pouvoir. Et c’est dans la pluralité de ses aspects que nous mesurerons le souffle de Charles Juliet poète et son mouvement continué qui cherche relation : « cosmos et logos en tension dans cette matière du souffle »[4].
Commençons par la dimension métaphorique du souffle. Associé au divin, il est ce courant de créativité transmis au poète. Mais pour Charles Juliet, nulle transcendance divine. S’il y a transcendance, celle-ci est immanente, elle vient de l’en-soi, des sources profondes de l’être, de ce que Jean-Pierre Siméon nomme une « transcendance interne »[5] dans sa préface à l’anthologie Pour plus de lumière. Et cette inspiration première se nourrit de la voix – dans son aspect tout aussi métaphorique – de l’en-dedans et qui est synonyme de connaissance de soi. Toutefois, cet accès à la connaissance, qui est vérité profonde, ne va pas de soi et exige une quête longue, ardue, douloureuse, et qui exigera du poète une quinzaine d’années de travail, d’isolement, de sacrifice ou sacerdoce avant une première publication. En réalité, cette quête est celle d’une existence entière, depuis le mutisme initial jusqu’à la parole apaisée. Déjà l’on mesure la continuité de l’homme et son œuvre. Quand la difficulté à dire se manifeste dans les premiers temps, les poèmes tâtonnent, se multiplient en se ressassant, mus par la recherche du mot juste. Mais alors que l’accès à la parole semble avoir été conquis, que le geste d’écriture est plus serein, que le sentiment naît d’avoir « tout dit », la parole poétique semble quelque peu se tarir. Dans sa thèse consacrée au Journal de Charles Juliet, Stéphane Roche aboutit à un constat similaire : les notes de Journal, à mesure que le temps passe, ont tendance à être moins prolifiques et concises, plus espacées mais étoffées[6]. Destin de l’œuvre et destin de l’homme sont étroitement corrélés puisque l’un et l’autre procèdent d’une même quête. Puisque l’écriture est à la fois le moyen et le résultat de cette recherche. Le mouvement de création paraît alors reproduire un cercle parfait et vertueux : les courants d’air qui inspire et d’eau – fertile, maternelle, à la source originelle intra-utérine – qui abreuve, produisent la spirale qui mène le regard en-dedans et fait que « l’œil se scrute ». Il y a co-naissance comme co-génération : la mise au jour de la voix permet l’excavation des mots qui offre la possibilité au poète de (re)naître à lui-même.
Alors, les mots revêtent une vertu apotropaïque : conjurer le mutisme premier et l’asphyxie héritée. Héritée de la mère biologique, inconnue du poète avant qu’il n’apprenne sa mort à huit ans à peine : « Je n’avais pas huit ans / Tu es apparue ce jour de juillet / où j’ai appris ta mort / Avant ce jour / j’ignorais que tu existais / j’avais une maman / qui m’aimait et que j’aimais / et rien ne me laissait / soupçonner que j’avais / une autre mère »[8]. La mère qui est morte de n’avoir pu formuler, de n’avoir pas eu la parole et qui, en silence, a couvé les mots de l’asphyxie[9]. Dès lors, le motif de l’étouffement – reçu en héritage – parcourt l’œuvre de Charles Juliet. Longtemps étouffent « ces mots rentrés pourrissant dans [la] gorge »[10] mais le poète s’empare de l’impulsion vitale – retrouver son souffle – par la quête existentielle qui le mène à la poésie : « Je veux arracher mon bâillon / dire ce qui m’étouffe »[11], « la lente asphyxie / au fond des eaux / puis la lumière / qui naît de la nuit »[12]. Le réseau métaphorique de la « bouche pleine de terre » maille l’œuvre et fait sens à divers niveaux. D’abord, il est possible de l’associer à l’incident traumatique de la herse, qui « dit parfaitement l’insupportable asphyxie d’un être »[13], raconté par Jean-Pierre Siméon dans sa préface : « Charles herse un champ avec son père adoptif, il s’assoit pour l’alourdir sur une barre de la herse : ‘la herse se renversa sur moi…ma bouche était pleine de terre, et je ne pus émettre aucun son’ (Journal IV) »[14]. Alors, le motif de la terre et de la boue qui obstruent, empêchent, parcourt les poèmes : « mais la boue / de la fatigue / a empli / mes mots »[15], « lourde et pesante / à tes pieds ton corps / cette terre gorgée d’eau / qui te tire vers le bas // cherche à t’absorber / te dissoudre »[16]. Mais cette terre peut être aussi clairement identifiable à la terre jetée dans la fosse, d’où semble incessamment appeler la mère. C’est à la fois la glaise fertile de la figure maternelle et la terre mortifère qui recouvre celle qui – à peine nommée – ne respire déjà plus.
La terre, néanmoins, conserve ses vertus et promet le retour à la vie, qui est aussi création : « parle-moi // du fond de ta tombe / parle-moi // confie-moi / ce que tu as / toujours tu // et souffle-moi / les mots dont j’ai besoin / pour te ressusciter »[18]. Alors, au cœur de cette matrice se fonde le « poème-relation »[19] qui repose sur une parole vivante, un dialogue véritable et ouvert, et qui permet de rejouer, sur une infinité de scènes d’énonciation, l’échange qui se joue. Celui-ci se construit d’abord avec la mère : « et ces mots qui te sont / à jamais restés dans la gorge / ils alimentent la source / de ceux que j’ai engrangés / pour toi dans mes livres »[20], mais il se fait aussi plus vaste.
Les diverses instances énonciatives peuvent être endossées, tour à tour, par l’auteur s’adressant à la mère – ou réciproquement –, ou par le lecteur s’adressant au poète, établissant ainsi une communauté de voix qui se répondent par échos et résonnent ensemble, au sein si vaste de cette « humanité en détresse ».
Mais que devient le souffle retrouvé ? Il se transfigure en murmure apaisé, entonné à voix basse et sereine : « soudain des mots / surgissent s’assemblent / et lentement / au profond de la nuit / les murs s’élèvent // une maison basse et retirée / où chantonne / en permanence le vivifiant / murmure de la source »[22]. Ou, le souffle à nouveau coupé, c’est la suffocation, mais face à ce qui comble et qui, dans son immensité ou sa totalité, ne trouve pas de nom. Le souffle qui se rompt semble aussi alors le signe d’une défaillance du langage qui peut faillir à dire ce qui transcende : « ou bien / je titube / l’œil égaré / suffoqué par / la surabondance »[23].
Envisageons à présent le souffle dans sa matérialité et le poème dans sa gestuelle, partant du principe que celui-ci est issu d’un « dire » et fait pour être lu : il nous faut considérer sa mécanique, le mouvement à l’œuvre qui donne la mesure. Pour cela, nous accorderons une attention particulière à ce que Serge Martin nomme les « gestes dans la voix », à la manière dont le poème vit et se partage, s’incorpore :
Aussi la gestualité d’une œuvre littéraire peut-elle être observée en augmentant l’attention à son dire plus qu’à son dit, quand bien même ce dernier, plus l’œuvre est forte, est emporté par le premier, en est même tout entier devenu un dire comme un geste qui vous prend le corps, vous fait danser.[25]
La matérialité du corps et du geste se trouve d’abord dans le mouvement de la marche, chez Juliet. Le poète est un arpenteur du paysage mental et des chemins qui trouve dans la marche – ses battements, ses gestes, ses souffles – le rythme auquel accorder la formulation de la pensée et des vers, quelque chose qui gît peut-être dans le pré-verbal. En cela, Jean-Pierre Siméon compare la démarche de Juliet à celle de Charles Péguy :
Aussi curieux que cela paraisse, notre poète parle de cette habitude (« la marche est un rythme qui favorise le rythme de la pensée. J’écris dans ma tête en marchant. Je fais des ratures mentales… », « je vérifie des cadences »)[26] en des termes assez proches de ceux de Charles Péguy. […] Une écriture marchée, on le voit chez les deux poètes, garde forcément quelque chose de la cadence du pas, sa réitération obstinée, son souffle, son alternance d’appuis et d’essors, fermeté et fluidité liées : mécanique simple et entêtante qui convient aux âmes gouvernées par le courage de l’idée fixe. Cette marche de la pensée (« je reprends, je prolonge »)[27] fait la pensée assurée et ne peut pas ne pas emprunter au pas sa compréhension concrète de la réalité du chemin, Juliet et Péguy, écrivains-marcheurs, pèlerins d’eux-mêmes, sont d’abord à lire et à entendre dans leurs rythmes.[28]
Il y a dans le mouvement de marche, qui se reflète dans le vers, la retranscription d’un geste, vif, concis, simple et direct mais aussi quelque chose de la spontanéité et de l’authenticité du rythme cardiaque qui ne se contrôle pas et ne ment pas. Il y a la respiration qui parle de l’émotion, se saccade ou se fluidifie. Il y a la répétition, le cycle continué, recommencé, qui entraîne dans sa course. Il y a dans ce mouvement de la marche, celui de la pensée qui se pré-formule – ou qui se sur-formule – plus vraie peut-être et plus à même d’être transmise, donnée à sentir dans la cadence qui l’incarne. Parfois, la marche est stérile, n’en ressort qu’inanité, mais qui est aussi poème : « la main / hésitante l’œil / incertain la voix / souvent inaudible / déambulant sans trêve / par de vastes plaines / grises mornes »[29]. Car le rythme fait entendre le battement et le recommencement permis par les enjambements et la binarité des vers saccadés. Dans ses entretiens avec Rodolphe Barry, Charles Juliet décrit cette marche, plutôt cette errance, qui rythme sa quête du dire :
Parfois je marche pendant deux heures dans la ville sans rien voir, aux prises avec un texte que je rumine. Je cherche des rythmes, je vérifie des cadences, je parachève une phrase et je suis totalement pris par ce travail. Je ne vois rien, je n’entends rien, je rentre comme si j’avais marché dans un désert…[30]
A l’inverse, cette marche – que l’on peut entendre au sens concret mais aussi au sens figuré du cheminement existentiel – offre par ailleurs un hors temps au poète, propice à l’exploration intérieure et à la création : « je marche marche / me risque / en des contrées extrêmes / m’aventure / sans broncher / là où avant / m’assaillait la peur // lentes heures / spacieuses et riches / loin du temps aboli »[31].
La matérialité du souffle respiratoire et mécanique se retrouve d’autre part dans l’acte d’amour, qui fait l’objet de toute une série de poèmes chez Juliet et montre à nouveau la dimension charnelle et incarnée de sa poésie. Le souffle, devenu halètement, se plie au rythme des corps accordés : « quand nous ne sommes plus / qu’un même rythme / un même souffle / un même sang / qui frappe / à nos tempes »[32]. De la pluralité des corps naît l’union harmonieuse qui se condense et exulte enfin en un cri comme concrétion du souffle : « quand cette immensité / qui nous porte et nous berce / n’est plus que ce cri / à la crête de la vague »[33].
Alors, le souffle devient lapidaire, reproduit le geste sur la pierre. La main de Charles Juliet, pareille à celle du sculpteur, soustrait, tranche, dénude. Elle porte au vif, cherche dans la matière à faire advenir la forme profonde et essentielle, simple et vraie, infime et immense. Et les mots, et les vers, suivent le geste. La parole s’épure du superflu pour que surgisse sa forme juste, se concentre et condense pour que se déploie la charge poétique.
Et la colonne du verbe granitique se dresse, effilée, dans toute sa verticalité et son dépouillement, reliant les profondeurs dénudées à l’extrême – annihilées s’il se peut – à une immensité impalpable, par un mouvement final de déploiement et d’inspiration.
Le cri succède au râle et à la suffocation, il semble être cette concrétion de douleur si extrême qu’elle approche l’extinction du dire, il donne à éprouver dans sa forme et dans son dit la tension qui écrase : « ce cri silencieux / dans ton regard //le cri / de ta souffrance / et de la mienne // […] nous tient / nus / face à la vie // pris dans l’étau / de la question »[35] et la vulnérabilité de ce « nus » entre les mâchoires des vers qui l’enserrent.
De même, dans ce poème, tiré de L’Opulence de la nuit (2006), extrêmement resserré en trois strophes, se noue l’anticipation d’une déflagration. Presque cathartiques, les vers fragments agitent le sujet – énonciateur et lecteur – comme des mâchoires serrées, avec une intensité poétique comprimée qui dit la force (de la parole) contenue :
Ainsi, les poèmes-gestes de Juliet s’incarnent dans la matière du dire par leur concrétion ciselée, faisant particulièrement écho à la citation que Serge Martin fait de Baudelaire concernant « les rapports de Delacroix à l’écriture : ‘Il ne vous paraîtra pas surprenant que Delacroix eût une sympathie très prononcée pour les écrivains concis et concentrés, ceux dont la prose peu chargée d’ornements a l’air d’imiter les mouvements rapides de la pensée, et dont la phrase ressemble à un geste.’ […] en effet, que la prose soit caractérisée par ‘les mouvements de la pensée’ et que la phrase le soit par le ‘geste’, c’est justement signifier tout l’enjeu d’une poétique où prose et phrase ne sont plus des formes de l’écriture mais bien des modes du dire où la pensée et la gestualité ne font qu’un. »[37] Plus encore qu’avec la peinture, Juliet établit lui-même le parallèle de son œuvre avec la sculpture. On sait à quel point le poète s’enrichit au fil des années de ses multiples lectures et rencontres. Parmi celles-ci, naissent de grandes amitiés et de grandes passions pour Giacometti, Cézanne ou Bram van Velde, à qui Juliet consacre des études. Mais le geste de sculpteur semble particulièrement entrer en résonance : « Travailler un bloc de pierre ou travailler sur les mots, c’est une manière d’intervenir sur soi-même, de se sculpter intérieurement, de pétrir sa pulpe »[38].
Alors, nous conclurons cette étude de la matérialité du souffle fait poème chez Juliet en nous demandant dans quelle mesure il fait intervenir ce que Serge Martin nomme : « un corps-langage en relation : une écriture qui écoute, qui augmente l’écoute de ce qu’on entend peu ou mal, de ce qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Des voix à venir. »[39]
Comment, alors, le poème vit-il une fois énoncé, écrit, inscrit sur la page ?
Il ne s’agit pas pour nous de le concevoir comme abstraction figée mais bien plutôt comme « expérience toujours vitale », réénoncée à d’indéfinis présents, continuée par la voix qui l’endosse ou qui l’écoute, revivifiée toujours à chaque rencontre nouvelle. Dès lors, à la dimension écrite du poème, s’ajoutent les dimensions orales et dialogiques qui réincarnent et relancent la relation. Ce qui fait l’œuvre, univers ouvert, c’est ce mouvement continu d’expansion, de partage et de don – qui a quelque chose de l’amour – comme le suggère Serge Martin dans L’Impératif de la voix :
On ne saurait assigner les œuvres littéraires à des genres : du poème à l’essai, du conte à la fable, du soliloque au chœur, ce sont toujours des proses en action, des rythmes en résonance, des gestes continués. Ce présent des œuvres tient à ce qu’elles répondent d’expériences toujours en cours : elles n’expriment ni des antériorités ni des intériorités autrement qu’en les réénonçant au présent d’une relation ; elles ne métaphorisent ou n’allégorisent voire ne fictionnalisent des situations ou des sentiments qu’en les historicisant au présent d’un dire. Le test de ce présent des œuvres qu’on peut aussi considérer comme un don de langage, c’est celui de la vie dans ses moindres gestes.[40]
Ainsi, il nous reste à étudier le souffle du poète au plus près de sa matière, en prêtant une attention toute particulière au rythme, dans la voix qui le perpétue et l’offre en partage, en lecture à voix haute. Pour cela, nous allons procéder à l’analyse de trois poèmes : « J’ai voué à la solitude », « Arrachés / à la grotte » et « Nous les éprouvés / qui pleurons » (Fouilles, 1998), lus par l’auteur et publiés au format CD dans l’anthologie sonore Pouvoirs du poème, par les Éditions Thélème en 2003. Ces poèmes ont été choisis pour leur intérêt formel que nous expliciterons ensuite, pour leur relative brièveté et leur capacité à faire entendre rythme et souffle. Ils ne demeurent qu’un mince échantillon du corpus sonore disponible et, par conséquent, une représentation fragmentaire de l’analyse du poème sonore chez Charles Juliet. Pour procéder à cette étude, nous avons utilisé une méthode qui se place dans la lignée de celle proposée par Chris Mustazza et introduite dans l’article « Une écoute ‘rapprochée’ assistée par ordinateur : synesthésie prothétique et phonotexte 3D »[41]. Avec la collaboration du musicien Benoît Motte, nous avons utilisé le logiciel Logic Pro – et non le PennSound Aligner utilisé par Chris Mustazza – sans alignement du texte poétique à l’enregistrement sonore, dans le but de concevoir le poème lu dans sa musicalité quasi exclusive car « peut-être est-ce une partie de son charme, de nous faire écouter notre langue comme une langue venue de plus loin, et d’entendre par-delà, comme à travers un rideau acoustique, son bruissement, cette basse musique qui sort de l’homme »[42]. Logic Pro permet de visualiser la graphie sonore du poème lu et matérialise explicitement le rythme à l’œuvre, avec le découpage du poème en temps (dont la longueur est définie par le tempo qui se mesure en battements par minute soit bpm). Le temps choisi pour correspondre au mieux au rythme de la voix de Charles Juliet varie – pour les poèmes qui nous concernent – entre 69 et 88 bpm, soit l’équivalent d’un rythme cardiaque au repos, ce qui fait particulièrement ressentir la pulsation incorporée, à l’oreille de l’auditeur. Dans les enregistrements étudiés, une percussion (grosse caisse) a été ajoutée pour souligner la pulsation et mettre le rythme en valeur. Rapidement, le poème lu semble se transfigurer en slam. Il nous reste à comprendre la mécanique précise du souffle, tout en nous interrogeant sur la continuité ou discontinuité du poème « pour l’œil » au poème « pour l’oreille ».
Commençons par envisager ce que Michel Murat nomme « la description empirique des manières qu’ont les poètes de s’installer dans leur voix et de communiquer par elle ». Chez Charles Juliet, l’élocution se fait sur un ton neutre – qui est conforme au mode de lecture contemporain – grave, à voix ténue et humble, psalmodiant presque.
Considérons à présent le poème « J’ai voué à la solitude » sous ses différentes formes, textuelle d’abord :
1) Benoît Motte, Capture d’écran de Logic Pro X, pour le poème « J’ai voué à la solitude » dans son intégralité, 2025.
Nous sommes d’abord frappés, à l’écoute, par la prononciation du [ə] très souvent élidé en dépit de l’initiale consonantique qui le suit, de façon à reproduire la langue parlée, potentiellement familière et marquée par un sociolecte (à mettre en relation avec les racines paysannes que ne trahit pas Charles Juliet qui souhaite, au contraire, s’exprimer dans un langage susceptible de toucher tous les « humiliés de la parole »). Dès lors, « je le déserte » devient « je l’déserte » et se charge de la brutalité du rejet sémantiquement signifiée. Par ailleurs, les vers semblent assez réguliers et correspondent à deux temps environ, bien que l’absence de pause entre les vers textuellement scindés : « je le déserte l’abandonne / à ses fièvres et fatigues » crée une impression d’accélération, renforcée par l’enjambement. A l’inverse, deux vers laissent entendre un souffle et s’insinuer un blanc (un bref silence) que le texte ne donne pas à voir. Un demi temps sépare le groupe verbal « tue le temps » de la comparative « comme bon lui semble », rendu visible par l’oscillogramme (segment 7 de l’oscillogramme, chaque segment correspondant à un vers du poème écrit). Par ailleurs, l’analyse précise du dernier vers trisyllabique : « la racine » montre la défaillance du système métrique à rendre compte du rythme opérant. Comme l’indique Michel Murat, « l’analyse du rythme en poésie a été subordonnée à la métrique, parce que celle-ci était la seule à offrir des repères sûrs et des constructions systématisables ; toute l’entreprise de Jacques Roubaud en découle. Mais la poésie contemporaine, même composée en vers, est dans une large mesure post-métrique »[44]. En effet, Logic Pro permet de mesurer la durée des syllabes prononcées et met en évidence le déséquilibre entre les deux premières syllabes « la ra » qui correspondent à un demi temps et la dernière syllabe « cine » qui correspond au double soit un temps, dans la mesure où le poète prolonge le son, maintient la syllabe en suspens sur l’expiration. L’isolement typographique du vers par le blanc qui l’entoure semble faire écho à cette suspension sonore.
L’étude du poème suivant associera « close reading et close listening »[45] assistée par ordinateur. La typographie du poème publié dans l’anthologie Pour plus de lumière se présente ainsi :
Le poème se dresse vertical, les vers sont hachés, semblant mimer l’arrachement premier et la coupure réitérée. Le découpage des strophes, irrégulières, épouse la syntaxe, met en évidence sa structure par la répétition et par la séparation très articulée des syntagmes grammaticaux. Ainsi se répète la structure : « coupés / de … / par … ».
À l’écoute, quelques variations formelles apparaissent et le poème pourrait être retranscrit de la façon suivante :
2) Benoît Motte, Capture d’écran de Logic Pro X, pour le poème « Arrachés à la grotte» dans son intégralité, 2025.
1. arrachés à la grotte
2. coupés de la terre
4. par la soif
3. de la main
4. par le doute
4. du verbe
4. par les mots
5. coupés de nous-mêmes
par l’œil insatiable
6. tant de fois
4. orphelins
7. et nous cherchons la mère
L’oscillogramme permet la visualisation de sept segments qui correspondent au découpage des strophes. Mais à l’intérieur de ces strophes, le poète n’isole plus – à la lecture – les participes passés « arrachés » et « coupés » mais établit l’enjambement avec le vers suivant. Les pauses, elles aussi, épousent la syntaxe et tendent alors à reproduire le rythme et les souffles qui animent la parole parlée. D’abord régulières (environ un temps et demi), une pause plus longue vient séparer les quatrième et cinquième strophes. En effet, la cinquième strophe commence par la répétition de « coupés » et peut signaler une relance de la parole, une reprise de souffle. On note également quelques suspens allitératifs sur le son [t] dans les trois premières strophes : « gro/tte », « de la /terre », « par le dou/te ». L’allitération tranche et se matérialise sur l’oscillogramme par une micro-pause d’un quart de temps, néanmoins perceptible et à l’oreille et à l’œil. Elle est suivie d’un silence (même bref) qui met le mot en exergue. De même, la prononciation du [ə] de « verbe » instaure une micro-coupure similaire qui reproduit un même découpage syntaxique. La dernière strophe, quant à elle, se distingue quelque peu dans la mesure où le « et » presque biblique, comme éthéré, se place à contre-temps, entre deux pulsations, par contraste avec la strophe précédente où le [t] de « tant de fois » coïncide exactement avec la pulsation. Pour renforcer cet effet, la dernière syllabe du poème « mère » se prolonge sur un temps complet (proportion conséquente dans la mesure où la strophe complète « et nous cherchons la mère » fait deux temps et demi), « mère » évanescente elle aussi.
Nous terminerons cette étude par le poème « Nous les éprouvés » qui présente d’emblée deux intérêts formels : le retrait d’une strophe par alinéa et l’effet de refrain – et de boucle – par la répétition avec variation des première et dernière strophes.
3) Benoît Motte, Capture d’écran de Logic Pro X, pour le poème « Nous les éprouvés » dans son intégralité, 2025.
Après écoute, voici une transposition typographique possible du poème :
1. nous les éprouvés
2. qui pleurons sur le seuil
3. l’âme et le corps disjoints
4. errants vers d’impossibles retrouvailles
5. nous qui écoutons la mort nous épeler
6. nous défaillons
7. nous perdons espoir nous renonçons à naître
8. nous les réprouvés
9. qui pleurons sur le seuil
Cette typographie met en évidence neuf segments sonores identifiables sur l’oscillogramme. La longueur des pauses qui séparent les strophes varie entre un temps et demi et deux temps, tandis que le saut de ligne correspond environ à un temps. Les deux temps de silence qui encadrent la deuxième strophe semblent correspondre au retrait avec alinéa du poème écrit. En revanche, parmi les variations notables, nous devons insister sur la lecture plus fluide du poème, choisie par l’auteur, grâce aux enjambements qui brisent quelque peu la typographie saccadée initiale, de façon à rétablir l’enchaînement syntaxique. La troisième strophe éclatée en fragments de vers (un mot ou deux) à l’écrit, retrouve son unité à la lecture orale : « nous qui écoutons la mort nous épeler ». Nous noterons d’ailleurs la non prononciation du [ə] de « épeler » qui accentue la dimension familière de la voix qui nous parle et nous inclut dans sa communauté douloureuse par ce « nous » anaphorique. Le septième segment sonore du poème retranscrit mérite également qu’on s’y attarde dans la mesure où il fonde rythmiquement en un vers les mots qui, à l’écrit, se répartissaient en deux strophes. Là où le poème « pour l’œil » se dresse comme une stèle monolithique, régulière dans sa verticalité, le poème « pour l’oreille » qui coexiste autrement, anime ces mots d’une voix humaine et vivante. Une voix capable d’inflexions pour marquer l’acmé prosodique sur le terme « espoir », entre la protase montante : « nous perdons » et l’apodose descendante : « nous renonçons à naître ». La perte de l’« espoir » est évidemment mise en exergue, avant le soupir qui suit « naître ». Enfin, nous retrouvons la reprise avec variation de la première strophe : « nous les réprouvés » – rythmiquement strictement similaire à la dernière strophe, mais à voix plus basse – pour clore le poème « sur le seuil ».
Pour conclure ce travail, nous souhaitons souligner l’intérêt que peut représenter cette méthode esquissée pour visualiser, matérialiser – objectiver peut-être – le rythme du poème, en confrontation avec l’analyse métrique. Toutefois, nous devons également en pointer les limites : l’assistance par ordinateur implique l’intervention mécanique figée de la machine qui peut borner et séquencer de façon rigide les pulsations (d’autant que la sélection de la longueur du temps demeure subjective, intuitive). La machine ne tient pas compte des variations de la voix humaine qui n’entrent pas dans les cases d’un formalisme parfois réducteur. Une analyse rythmique plus fine de ces variations – et des diverses scories sonores non traitées ou traitées allusivement – serait peut-être souhaitable, avec une méthode qui reste à définir. Toujours est-il que la méthode présentée ici cherche à donner à voir et à entendre une autre dimension du poème, dans sa musicalité première, en le rapprochant de la voix parlée, propre à Charles Juliet, qui s’adresse à nous à voix basse :
Je parle mentalement tout ce que j’écris. L’écriture doit à mon sens se claquer sur la parole, sur le rythme de la parole. Le rythme est une chose absolument fondamentale. Le rythme est dicté par une pulsation intime. La difficulté est aussi de trouver la bonne distance. N’être ni trop près ni trop loin de ce qu’on veut dire. Savoir rester dans l’émotion, et en même temps constamment s’en retirer pour être capable de porter un regard critique sur ce qui s’écrit… Auparavant, je n’arrivais pas à effectuer ce va-et-vient. Il faut avoir compris beaucoup de choses pour pouvoir écrire. De l’ordre de l’humain, mais aussi du langage. Il faut avoir la maîtrise de ses moyens d’expression. Une phrase, une page peut arriver à être pleine, à parler autant à l’émotion qu’à la pensée…[48]
De la continuité du corps et de l’œuvre, en équilibre, tout unifié.
De la continuité de l’œuvre-relation qui parle, s’adresse, sensible.
De la continuité de la lecture et de l’écriture qui procréent.
De la continuité du souffle, hérité, transmis à nouveau, en une boucle, une spirale pérenne.
Elena Gueudet Motte est agrégée de lettres modernes et doctorante en littérature française. Sa thèse porte sur La voix dans l’œuvre poétique de Charles Juliet, sous la direction de M. Olivier Belin, à l’Université de Paris Sorbonne. Elle est par ailleurs l’auteure de l’article : « Du cercle parfait de la solitude – Charles Juliet en poésie », Cahiers ERTA, n°42, 2025, 77–98.
JULIET Charles, BARRY Rodolphe, Charles Juliet en son parcours, rencontre avec Rodolphe Barry, Les Flohic, 2001.
JULIET Charles, Lambeaux, Gallimard, 2007.
JULIET Charles, Pour plus de lumière : Anthologie personnelle, Gallimard, 2020.
LANG Abigail, MURAT Michel et PARDO Céline (dir.), Archives sonores de la poésie, Les presses du réel, 2019.
MARTIN Serge, L’Impératif de la voix, de Paul Éluard à Jacques Ancet, Classiques Garnier, 2020.
MURAT Michel, « Entre l’œil et l’oreille », Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d’Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, 2020.
MUSTAZZA Chris, « Une écoute rapprochée assistée par ordinateur : synesthésie prothétique et phonotexte 3D », Archives sonores de la poésie, Les presses du réel, 2019.
ROCHE Stéphane, Charles Juliet : écriture de l’intime et journal de l’écriture : pour une esthétique du journal, Toulouse Le Mirail/ANRT, 2002.
SIMEON Jean-Pierre, « La conquête dans l’obscur », préface de l’Anthologie personnelle de Charles Juliet, Pour plus de lumière, Gallimard, 2020.
Notes
[1] MURAT Michel, « Entre l’œil et l’oreille », Théories du lyrique. Une anthologie de la critique mondiale de la poésie, sous la direction d’Antonio Rodriguez, Université de Lausanne, 2020.
[2] LANG Abigail, MURAT Michel et PARDO Céline (dir.), Archives sonores de la poésie, Les presses du réel, 2019.
[3] MARTIN Serge, L’Impératif de la voix, de Paul Éluard à Jacques Ancet, Classiques Garnier, 2020, page 29.
[4] MARTIN Serge, L’Impératif de la voix, op. cit., page 122.
[5] SIMEON Jean-Pierre, « La conquête dans l’obscur », préface de l’Anthologie personnelle de Charles Juliet, Pour plus de lumière, Gallimard, 2020, page 20.
[6] ROCHE Stéphane, Charles Juliet : écriture de l’intime et journal de l’écriture : pour une esthétique du journal, Toulouse Le Mirail/ANRT, 2002.
[7] JULIET Charles, Pour plus de lumière : Anthologie personnelle, Gallimard, 2020, page 166.
[9] La mère biologique du poète, épuisée, a tenté de mettre fin à ses jours après la naissance de Charles Juliet. Elle a été ensuite internée dans un asile. Ses enfants ont été placés dans différentes familles adoptives du village. Elle a été la victime de l’« extermination douce », perpétrée par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale, et décède en 1942. Dans Lambeaux, Charles Juliet raconte l’histoire de ses deux mères, dont les vies sont indissociables de la sienne.
[25] MARTIN Serge, L’Impératif de la voix, op. cit., page 213.
[26] Jean-Pierre Siméon reprend ici les propos de Charles Juliet, tenus lors de sa rencontre avec Rodolphe Barry, Charles Juliet en son parcours, Les Flohic, 2001, p. 132.
[41] MUSTAZZA Chris, « Une écoute rapprochée assistée par ordinateur : synesthésie prothétique et phonotexte 3D », Archives sonores de la poésie, Les presses du réel, 2019.
[42] MURAT Michel, « Entre l’œil et l’oreille », op. cit., 2020.
[43] JULIET Charles, Pour plus de lumière, op. cit., page 220.
[44] MURAT Michel, « Entre l’œil et l’oreille », op. cit., 2020.
[45] MURAT Michel, « Entre l’œil et l’oreille », op. cit., en référence à Charles Bernstein, Close listening. Poetry and the Performed Word, Oxford University Press, 1998, pages 3-26.
[46] JULIET Charles, Pour plus de lumière, op. cit., page 232.
[47] JULIET Charles, Pour plus de lumière, op. cit., page 233.
[48] JULIET Charles, Charles Juliet en son parcours, op. cit., page 95.