Méduse ou la lettre interdite, 1990 — Anny Chastang

Méduse ou la lettre interdite

Expérience courante que celle d’une main qui se paralyse à l’instant même où nous lui demandons de devenir l’instrument qui inscrira, sur la page, le premier mot, voire la première lettre de quelque texte. Geste présumé anodin, mais qui prend alors valeur initiatique de l’effroi mystérieux qu’il inspire, et qui place d’emblée l’écriture sous le signe de l’impossible. Sans doute convient-il d’appréhender cette sidération comme moment de vérité où nous sommes brutalement destitués de l’illusion tenace selon laquelle l’écriture serait transcription d’une voix à laquelle elle offrirait le lieu de son paraître; nous prenons la mesure d’une dimension insoupçonnée de l’écriture, qui lui confère la gravité d’un sacrilège: un acte entretenant avec le sacré un lien obscur dont l’épouvante est la manifestation, un acte sacré parce que maudit. Il semble en outre que cette expérience abolisse l’écart convenu qui séparerait l’écriture savante, dont on suppose qu’armée de connaissances lui permettant de démontrer sa validité, elle s’est par avance abritée d’un tel effroi et la « littérature » dont on admet plus aisément que, poursuivant ce qu’elle ignore et ne l’apprenant que des mots qui l’engendrent, elle se porte à la rencontre d’un tel désaisissement. Mais la main savante peut être dépossédée de tout pouvoir et, dans le meilleur des cas, se reconnaître pour ce qu’elle est, et feint généralement de ne pas être: une écriture que son souci de pertinence voue à la méconnaissance chronique d’elle-même, au mirage de la transparence.

Expérience, en tout cas, d’une profonde étrangeté, dont nous pouvons tenter de décrire le dispositif: la page cesse d’être le feuillet indifférent sur lequel nous apposerions des signes, pour se dresser face à nous, face à face où se creuse la distance d’un « noli me tangere » ; elle prend donc corps de l’interdit qu’elle oppose à toute inscription par laquelle on prétend, à l’inverse, faire d’elle le support d’un corps verbal. Ecrire se présente comme transgression d’un interdit innommable qui a pouvoir de dénoncer en toute trace que nous risquerions un outrage dont la sanction a ceci d’insolite qu’elle n’est pas l’effet d’une transgression effective, mais, fulgurante, la proscription de toute lettre; car toute lettre, renouant avec son origine oubliée, ne sera plus inoffensif tracé, mais incision: ce qui ne prend forme et signification que de l’entaille pratiquée dans la plénitude inaltérée de la page. Est-il abusif de penser qu’il s’agit là d’une expérience de la médusation en-ce qu’elle a d’extrême, que la main sidérée est celle d’un Persée infiniment démuni ?

A examiner le sens que revêtent alors le blanc de la page et la noirceur de l’encre, nous nous heurtons de plein fouet à cette évidence: ils ne peuvent plus être appréhendés comme des qualités accidentelles qui, de porter à l’absolu, sous forme d’opposition radicale, leur altérité, induiraient une représentation tragique de l’écriture… auquel cas cet antagonisme pourrait être déjoué par quelque stratagème susceptible d’en neutraliser les effets. Quand bien même nous aurions recours à la couleur, supposée conjurer l’épouvante en transportant la scène de l’écriture dans l’espace familier du visible et de ses bigarrures, blanc et noir n’en seraient pas moins les dimensions irréductibles d’une telle scène. Le blanc est cette manière qu’a l’irreprésentable de se donner à voir, de proposer cruellement au regard ce en quoi s’aveugle toute forme. C’est précisément ce rien à voir qui suscite le plus vertigineux des effrois. La terreur, en effet, ne se figure plus en cette face monstrueuse, dite Gorgô, qui confère du moins à l’horreur les contours d’une représentation dont le regard sait devoir se détourner ; ce rien à voir, qui désagrège l’informe dans l’in-forme, nous contraint à fixer cela qui, de se tenir en deçà du visible, hors de portée de notre regard, nous sidère en cette interrogation : quelle menace se manifeste en ce blanc, ce blanc qui est à la fois retrait de toute image, horreur sans recours, et comme le masque indéchiffrable d’une puissance ignorée, indéfiniment questionnante ?

On conçoit de même que la noirceur soit inhérente à la lettre, dès lors qu’elle est frappée d’interdit : non seulement parce que la lettre, inscription portant atteinte à l’intangible, prend valeur de souillure, mais aussi parce que, entaille, elle facture le blanc pour faire apparaître une nuit ; cette nuit est à la fois l’espace secret dont la blancheur de la page serait la dissimulation et son analogon: la nuit ne donne rien à voir, hors la nuit, soit ce qui prive l’œil de tout discernement, comme le blanc rend l’œil aveugle. C’est pourquoi si le peintre ou le sculpteur, réitérant, selon Jean Clair1, le geste de Persée, sauvegardent, par la représentation même d’une face atopique dont ils figent les traits, la maîtrise du regard, on pourra présumer que voit véritablement Méduse qui voit un rien innommable prohibant tout graphe, et le destituant d’une ultime illusion : illusion du rien qui voilerait un visage, d’un in-visible recouvrant l’invisible. L’instant où nous sommes retenus en deçà de la première lettre comme au seuil de l’Hadès, est en réalité l’instant où nous en avons déjà, sans le savoir, franchi le seuil : « sans regard, sans voix, sans mouvement », mués en ces colossoi qui furent, pour les Grecs, figures des morts.2

C’est précisément de cette impossibilité d’écrire qu’une remarque de Freud propose une interprétation dans « Inhibition, symptôme, angoisse » : « Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït, ou lorsque la marche est devenue le piétinement du corps de la terre-mère, écriture et marche sont toutes deux abandonnées, parce qu’elles reviendraient à exécuter l’acte sexuel interdit ». Le caractère insolite d’une telle proposition ne provient que secondairement de la lumière portée sur l’interdit d’écrire. Il provient d’abord – et c’est là ce qu’il convient d’interroger – de l’extrême simplicité qui caractérise cette définition de l’écriture. Scandaleuse de nous confronter à l’abrupt d’une évidence : désignant improprement par ce terme d’écriture son effectuation (l’écrit), nous semblons vouloir oublier que l’écriture est un écrire, un acte dont la matérialité, ici minutieusement décrite, constitue un dispositif singulier, engageant le corps, dispositif dont l’évidence même nous permet l’occultation… au point que sa seule évocation jette la lumière la plus crue sur ce dont, manifestement, nous ne voulons rien savoir. Aussi l’interprétation sera-t-elle comme l’explicitation de notre malaise initial, signe que nous écririons pour autant que nous ne regarderions jamais écrire, pressentant que le texte doit son existence à la mise entre parenthèses des conditions mêmes de sa production. Ecrire est, stricto sensu, ce geste qui, par la médiation d’un instrument, émet un fluide dont la projection sur une surface étale engendre une trace dont la matérialité rend adventices la nature et la signification. Appréhendé dans sa littéralité, écrire pulvérise la notion de signe, s’il appert que le signe constitue un mode particulier d’effacement de la trace, dont la valeur d’impression est neutralisée par le primat du sens. La lettre surgit donc au point de rencontre d’un corps incisif et d’un support qui en recueille la trace, inscription-entaille. Il suffit en somme de déplacer le regard de l’œuvre à la mise en œuvre pour qu’écrire se présente comme une scène (un corps à corps) dont la seule mise en perspective délivre le sens : jouissance de la mère, théâtre incestueux dont toutes les composantes se laisseront déchiffrer comme métaphores du coït : plume/sexe érigé ; blancheur de la feuille/éclat d’une nudité dont l’encrage mime la possession. Parricide, l’écriture serait transgression retorse d’un interdit, faute dont « l’abandon » administre à la fois la preuve et la sanction, soit l’interdit d’écrire.

Nulle référence explicite, certes, à Méduse, dont le texte nous semble pourtant convoquer la figure. Comment comprendre, en effet, la mise en parallèle de l’écriture et de la marche, si l’on fait du « ou » une particule disjonctive signalant les deux domaines dont l’abandon s’imposera pour des raisons similaires mais n’entretenant d’autre rapport que cet abandon même ? De fait, le texte nous invite à concevoir écriture et marche comme deux modalités d’un même sillonnement, la marche comme un tracer, l’écriture comme un parcours. Le sol est « Terre-mère » dont la marche est la foulée et chaque pas l’empreinte, comme la feuille est corps maternel dont la cursivité de la plume est l’emprise et chaque lettre le trait d’union. L’analogie écrivain/marcheur implique que l’abandon est statufication devant une puissance mythique que le désir a convoquée. Or, c’est précisément la « pétrification » comme effet de la vision de l’organe génital féminin, fondamentalement celui de la mère, qui prévaut dans la brève analyse que Freud, prolongeant les remarques de Ferenczi, consacre à l’anatomie fantastique de Méduse (in Résultats-idées-problèmes T2). Le repérage de certaines similitudes formelles, la face hérissée d’une crinière ophidienne évoquant le sexe féminin et sa « chevelure de poils », permet de déceler les fondements inconscients d’une telle facialisation du sexe : Méduse décapitée emblématise l’effroi de la castration ; la frontalité qui la spécifie et la distingue de toutes autres puissances maléfiques (Harpyes, Erinyes, la Potnia même) est monstration d’un sexe qui vient authentifier une menace de castration dont l’agent serait le père dès lors que, sexe maternel, il permet d’articuler menace de castration et interdit de l’inceste. Reste que Freud avoue le caractère aventureux d’une interprétation dont la validité supposerait une connaissance approfondie des éléments qui ont concouru à la création de ce symbole. Sa lecture, qui isole un aspect de Méduse, celui là même qui autorise à affirmer que « de l’organe génital féminin, elle isole l’effet excitant l’horreur de l’effet excitant le plaisir », est passible d’un reproche au moins : elle procède à une simplification considérable du schéma plastique à dessein d’étayer un présupposé interprétatif. Sans doute son originalité ne pourra-t-elle se dégager que de la confrontation de cette esquisse avec une approche moins restrictive : celle de Jean-Pierre Vernant, intitulée « La mort dans les yeux »3.

Décelant certes en Gorgô la représentation brutale du sexe féminin, J.P. Vernant ne fait pas de cette détermination le signe exclusif de sa monstruosité. La monstruosité de Gorgô résulte de la conjonction, en une même figure, de catégories antagonistes (masculin/féminin ; beauté/laideur ; divin/humain/bestial ; haut/bas ; dedans/dehors) dont la discrimination et la hiérarchisation président à l’ordonnancement d’une symbolique que la face explosive de Méduse désorganise jusqu’au « Chaos ». « Chaos » : gardons-nous de résorber la charge mythique de ce vocable dans la fadeur anachronique d’un synonyme tel que désordre. Chaos est, dans la Théogonie d’Hésiode « ce qui fut en premier »4, béance sacrée, déchirement préexistant au surgissement de toutes puissances cosmiques. Chaos devient, par dérivation impropre (confusion de : s’ouvrir largement et de : répandre à profusion, amonceler), une masse opaque d’éléments hétérogènes dont la séparation, assignant à chacun sa place définitive, marque l’avènement du monde comme configuration intelligible (ainsi au livre I des Métamorphoses d’Ovide). Certes, cette fausse étymologie, qui convertit un vide abyssal en totalité indifférenciée, témoigne de cette déroute de l’esprit provoquée par l’elliptique vers 116 (« Donc, avant tout, fut Chaos »), perceptible dans les hésitations de Paul Mazon confronté à l’intraduisible : comment penser une genèse dont le principe inaugural serait un vide abyssal ? A suivre l’étude systématique de J.-P. Vernant, ce sont bien toutefois ces deux versions de « Chaos » qui se rencontrent en Méduse : inextricable brouillage de toutes catégories, sa face est rappel sauvage d’une illisibilité primordiale qu’elle présentifie. Tapie, selon les variantes, dans la nuit de l’Hadès (Aristophane – Homère) ou au couchant de ces confins dits Hespérides (Hésiode), elle est cet incommensurable gouffre que la prodigieuse béance de sa « bouche d’ombre » semble figurer.5 Aussi son image marque-t-elle, au regard de la légende, « un surplus et comme un débordement de sens », phénomène repérable dans la profusion et la diversité de ses représentations plastiques : collision insensée de toutes dimensions, et engloutissement dans une vertigineuse profondeur de ces mêmes catégories, elle destitue le récit mythique de la possibilité de la circonscrire dans les rets de représentations verbales dont la démesure de son être outrepasse le mêtre (métron: la mesure de la diction, soit le vers)… comme « Chaos » est cette puissance qui, retenant dans l’indéchiffrable la prolifération des noms sacrés, place à l’origine de la cosmogonie l’impossibilité de désigner autrement que d’une tautologie (« Chaos » est, intransitive énigme, « Chaos »), ce dont s’originent conjointement verbe et monde.

Que Méduse porte à son comble l’épouvante inhérente au téras, signe de mauvais augure délégué par les dieux sous forme, précisément, de monstres (tels Cerbère, Sphinx, Grées, Echidna…) ne suffit toutefois pas à rendre compte de ce qui fait d’elle une « puissance de mort », formule dont la violence consiste en la double valeur, subjective et objective, du génitif : mort dont elle est l’épiphanie, mort dont elle frappe qui s’aventure à la contempler à la manière dont Phobos, associé à la Gorgone sur le bouclier du héros, n’incarne ni le terrifiant, ni le terrifié, mais lie indissolublement l’actif et le passif.6 Aussi sa frontalité n’est-elle pas une modalité de son être, mais son être même : elle ne peut être un fascinum mortale que de toujours nous faire face, cette face à laquelle la réduit significativement la statuaire. Se porter à sa rencontre sera croiser nécessairement, sans méditation ni détour (seul Persée…) le regard de l’irregardable, regard qui vous saisit en flagrant délit de vision. L’œil de Méduse ne se laisse donc pas définir comme un organe dont la protubérance et la fixité viendraient surdéterminer, d’une étrangeté supplémentaire, un faciès dont les traits, saillants et stylisés, présente la spectacularité figée du masque. A preuve que Méduse, écarquillant deux yeux, se résume pourtant en ce singulier, l’œil de Méduse, qui établit la stricte équivalence de son être et de son regard. Cet œil omnivoyant condense et agit la menace comprise en l’outrance du masque, si l’outrance est cette manière qu’a l’inenvisageable de provoquer le regard, de le captiver pour effectuer sa capture. Regard médusé : regard exposé à un insoutenable excès dont l’éclat fulgurant l’aveugle. Être aveugle : dans l’imaginaire grec, qui pense la région de la mort comme royaume des ténèbres (Hadès n’est il pas le nom de l’invisible ?), c’est, mourant au voir, devenir celui que nul mortel ne verra plus, une ombre… en vertu de cette réciprocité du voir et de l’être vu qu’interroge J.-P. Vernant dans l’étude qu’il consacre à « La catégorie psychologique du double », dont la figure de Tirésias, voyant-aveugle, constitue l’exception (in Mythe et Pensée chez les Grecs).

Si « la mort dans les yeux » peut se dire indifféremment de Méduse, œil aveuglant, et de sa proie, œil aveuglé, indifférenciation qui définit précisément la médusation, il importe de déplier les jeux complexes du même et de l’Autre dans un tel processus. Approcher l’altérité absolue qu’à l’inverse d’Artémis, « déesse des marges », exprime Gorgô, c’est être, en un clin d’œil, destitué de la possibilité de maintenir, d’elle à vous, cette distance qui eût été votre sauvegarde pour devenir, « pierre aveugle », cela même qui vous regarde le regarder. La médusation consiste en l’aliénation radicale d’un devenir Méduse. Mais qu’implique devenir l’Autre, quand l’Autre est face de mort, sinon se pétrifier en une image qui, vous prenant au piège de la mimesis spéculaire, ne reflète pas votre visage, mais votre masque mortuaire ? Méduse n’est pas la révélation de votre être posthume dont, prophétique, elle vous tendrait le miroir anticipateur ; un miroir dont vous pourriez, dans la fuite ou la délectation morbide, déjouer la captation. Masque mortuaire « aux yeux vides », vous l’êtes, dès lors que la mort, vous happant, divulgue sa loi : une étreinte qui, vous métamorphosant en sa créature, réserve son secret. Méduse serait-elle la mortelle leçon administrée à qui est possédé du désir de savoir la mort ? Un savoir qui a oublié que, n’étant que la métaphore optique du voir (Oïda : je sais pour autant que j’ai vu), il rencontre en Méduse l’aporie de la mort : ce vers quoi, mortels, nous sommes destinés à cheminer, un à-venir dont l’obscurité nous laisse, pour un temps, habiter la lumière, dont le dévoilement nous transforme en otages de l’obscur. Que la mort soit immortelle, Méduse silencieusement le profère, elle qui pourra indéfiniment mirer en vous, son double, ce qui, de l’avoir découverte, ne la regarde plus.

Contestable, l’approche freudienne qui, expatriant Méduse de ces grands réseaux symboliques au confluent desquels la situe Vernant, est contrainte d’avouer, in extremis, l’arbitraire de sa démarche. Arbitraire, en effet, si couper Méduse de la sphère mythologique qui fonde la nécessité de sa figure (hors l’allusion à l’égide d’Athéna et le topos de l’homosexualité grecque) est une stratégie qui permettra de centrer l’étude sur le motif de la coupe (« La tête coupée de Méduse ») ; double retranchement dont s’autorise le texte pour poser d’emblée l’équivalence décapitée/castrée dont l’évidence proclamée procède d’un parti-pris interprétatif. C’est toutefois dans la mesure où elle est témérairement désancrée de son territoire culturel que Méduse ne se réduit plus à la figuration grecque de l’effroi surnaturel. Elle revêt l’universalité d’une épreuve psychique dont la traversée structure et vectorise le désir de tout sujet ; elle objective une phase du devenir sexuel dont le sens est à rechercher dans les archives de l’histoire individuelle ; plus immémoriale que cette antiquité en laquelle on la consigne, elle vient confirmer ce dont la théorie postule le caractère fondateur : « terreur de la castration minant le désir incestueux », qui marque le « déclin » de l’Œdipe. C’est pourquoi elle ne peut recevoir quelque intelligibilité que du recours à ces « règles techniques » dont l’étude des processus inconscients a dégagé la logique. Le principe de la représentation par son contraire qui dévoile, dans la prolifération des serpents, des substituts de pénis, vient étayer l’hypothèse initiale : la tête de Méduse terrifie parce qu’elle donne à voir un organe féminin dont la différence, subordonnée imaginairement à l’ordre du manque, est conçue comme effet d’une castration – et d’une castration qui crédite la menace paternelle relative à l’interdit de l’inceste. Ce même principe les investit, comme la pétrification du spectateur, de la signification adverse : expression d’un mécanisme défensif qui, opposant un déni à la réalité de la perception, exorcise l’épouvante et défie la menace. Aussi la monstruosité de Méduse ne provient-elle pas seulement de ce qu’elle offre en spectacle une « mutilation » (un rien à voir interprété comme un n’avoir rien) dont pourrait être sanctionné le désir que, mère, elle suscite. La monstruosité de cette face androgyne résulte d’une contradiction exacerbée : elle conjoint l’effroyable et les emblèmes apotropaïques qui inscrivent en elle la riposte du spectateur (serpents, mais, eût pu ajouter Freud, exophtalmie, langue dardée, menton barbu) : ce qui semble redoubler l’horreur en constitue 1′ « atténuation ». C’est pourquoi la médusation diffère totalement de la mortelle « identification » évoquée par Vernant. Méduse est l’horreur d’une absence de sexe faite sexe qui, débusquant dans mon œil inquisiteur la faute d’en être fasciné, brandit la menace d’une perte qui ferait de moi son semblable. Présage de mon anéantissement, et, pour cette raison même, objet de la contre-attaque que je lui oppose, projetant en elle ce trait différentiel – profusion de pénis érigés – qui fait de moi son survivant. Il n’est pas besoin d’invoquer un quelconque détournement du regard par l’artifice du bouclier en lequel Persée saisit de Méduse l’inoffensif reflet : le spectateur freudien, sexe solidifié en Méduse et face à elle, esquive le regard pétrificateur par l’exhibition de ce trophée qui proclame la sauvegarde de son « intégrité ».

Si la notion de pétrification revêt cette signification ambivalente, ne sommes-nous pas conduits à suspecter l’équivocité de cet « abandon » de l’écriture dont le parallèle avec la marche suggère qu’il consiste en une sidération? Que la plume, en effet, se découvre comme tenant lieu d’un sexe œuvrant le corps maternel aveuglé de lettres, et l’abandon signale le deuil d’un « corpus » qui ne s’engendrait que d’usurper la signature paternelle… Auquel cas la métaphore usée de la stérilité serait la formulation rigoureuse du renoncement à l’écriture comme modalité particulière de la castration. Quand le texte dévoile son prétexte, et l’auteur son imposture, qui écrivait, donnant congé au simulacre de la lettre, se résignerait au désœuvrement. Il lui faudra donc, tel Perséphone, propulser la face hideuse de Méduse à l’entrée de cet Hadès, source inavouable de l’écriture, dont elle occultera dorénavant l’accès. Autant dire que l’abandon de l’écriture trahit, en vérité, l’impossibilité d’échapper à la passion de l’œuvre-mère autrement que par le recours à un artifice qui renverse la signification d’une scène dont il reconduit le dispositif : corps désirable révulsé en masque démoniaque dont la « laideur » tentera d’exorciser l’attrait ; appel fabuleux qui ne cessera de résonner à la manière d’un chant qu’une résolution de surdité s’efforcera de rendre inaudible7 ; page vacante à laquelle on ne finira jamais de faire face, brandissant contre elle, en une dangereuse proximité, une plume conjuratoire parce qu’illettrée.

A. Chastang

Pour Ovide, graciant Méduse en Andromède (Métamorphoses. IV)

En terres muettes exilons

Faces par mort engendrées

Voulue, de toute éternité voulue

Montante stèle de l’oubli.

Que nuit infaillible bâillonne

Bouches de cris obstinées

Que dure paupière ensommeille

Regards d’images visités.

Tenanciers du Fort de vivre !

Signataires d’un pacte

Dont la lettre fautive

Saveugle au creux des mots.

Hors mémoire ouvrant brèche

Promulgue ton visage

Méduse en quête de mes yeux

Qui lui consentent jour.

Anny Chastang

1 Clair, Jean, Méduse, Gallimard, Paris, 1989

2 Vernant, Jean-Pierre, « La catégorie psychologique du double », in Mythe et Pensée chez les Grecs, II, Maspero, Paris, 1965

3 Vernant, Jean-Pierre, La mort dans les yeux, Hachette, Paris, 1985

4 Hésiode, Théogonie, Les belles lettres, Paris, 1967

5 NB : Jean-Pierre Vernant souligne que Kéto, mère de Gorgô, évoque et une énormité monstrueuse et des gouffres insondables.

6 Loraux, Nicole, « Crainte et tremblement du guerrier », in Les expériences de Tirésias, Gallimard, Paris, 1989

7L’étude du « chant des sirènes » par M. Blanchot (in Le livre à venir, ch. I), dont certaines remarques pourraient conduire à une étude comparée de Méduse et des sirènes. Ainsi : « Chant de l’abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitant fortement à y disparaître. » (p. 10).

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