Ralentir pour respirer : rythme(s) et souffle dans Open Water (2021) de Caleb Azumah Nelson —Amanda Benmouloud

La respiration à l’épreuve du racisme est un ressort essentiel du roman de Caleb Azumah Nelson Open Water, comme le démontre Amanda Benmouloud dans cet article qui en précise les enjeux narratifs, socio-politiques et même existentiels. L’acuité de l’analyse, au-delà d’une vision psychologisante du personnage, tient à l’habile tissage conceptuel, l’auteur s’appuyant sur les théories d’Henri Lefebvre et le travail d’anthropologue d’Athena Athanasiou.

Ralentir pour respirer : rythme(s) et souffle dans Open Water (2021) de Caleb Azumah Nelson

Et qu’elle est étrange, cette vie où tu dois arracher de petites libertés, où tu dois te dire à toi-même que tu peux respirer.

CALEB AZUMAH NELSON

Introduction

La respiration n’est pas censée être une question. C’est un fait, une fonction du corps automatisée, à laquelle on ne pense pas. Se poser la question de sa propre respiration ou s’autoriser à respirer relève donc de l’ « étrange » au sens premier du terme – c’est-à-dire, hors du commun. Pourtant, respirer est un enjeu quotidien dans la vie du protagoniste du roman Open Water de l’auteur britannique d’origine ghanéenne Caleb Azumah Nelson. Open Water est un récit de vie écrit du point de vue d’un jeune londonien d’origine ghanéenne, photographe passionné et jamais nommé, qui rencontre une jeune femme qui est, elle, passionnée de danse. Le roman est composé de clichés de moments de vie des deux protagonistes, de leurs conversations et de leurs expériences au sein de la métropole de Londres. Cependant, en parallèle de cet épanouissement, le protagoniste est en proie à un mal-être grandissant qui se développe tout au long du roman, presque imperceptiblement. En effet, la vie quotidienne du personnage est rythmée soit par la vue de personnes noires maltraitées, soit par ses propres expériences avec la police qui l’arrête si souvent dans la rue qu’il finit par être interpellé à deux reprises, pour le même motif dans la même semaine. Ces scènes sont nombreuses et répétitives à la fois par leur fréquence mais aussi par les situations qu’elles décrivent : c’est toujours le souffle que l’on attaque. Le protagoniste commence par apercevoir une femme allongée au sol entourée de beaucoup trop de policiers pour une seule personne comme le note la voix narrative, le genou de l’un d’eux qui appuie sur son dos. Il quitte la scène et poursuit son chemin mais un autre épisode survient quelques jours plus tard : cette fois-ci, il s’agit d’un jeune homme plaqué contre le mur, menotté. Un troisième incident implique un autre garçon, dont le nom est connu cette fois, Daniel, que le protagoniste a fréquenté quelques fois dans son quotidien. Daniel est lui aussi allongé sur le sol, haletant, puis finalement relâché car il s’est avéré ne pas être le bon suspect. Les individus noirs ou racisés sont arrêtés et ont leur souffle coupé, empêché. Plus insidieux encore, ils sont scrutés alors qu’ils se trouvent dans l’espace public comme dans la scène suivante : une voiture de police passe à côté du protagoniste, ralentit une fois arrivée à sa hauteur et ses passagers l’observent, silencieusement, semblant suggérer qu’il n’a rien à faire là, dehors. Il représente un danger potentiel qu’il faudrait neutraliser si l’occasion se présentait. Ces scènes peuvent être interprétées comme autant d’échos aux nombreux cas de violences policières tels que celui de George Floyd, dont le meurtre avait mis en lumière le mouvement Black Lives Matter et dont le slogan « I can’t breathe » (« Je ne peux pas respirer ») reprend les plaintes prononcées par George Floyd en 2020 et Eric Garner en 2014 lors de leurs arrestations par la police américaine.

Le rythme effréné des morts auquel est soumis le personnage de manière quotidienne caractérise en partie celui de la ville de Londres et a pour conséquence directe d’affecter le souffle des personnes racisées : le souffle est ce qui est pris ou coupé au sein de l’espace public. Ce rythme empêche également le protagoniste de respirer pleinement au sein de la capitale britannique. Afin d’analyser et de comprendre ce rythme particulier, nous nous référerons au concept de rythmanalyse du géographe Henri Lefebvre qui cherchait à appréhender la ville par la question du rythme. Selon lui, la rythmanalyse a pour but d’interroger les rythmes qui régissent les espaces et les temps sociaux de la vie citadine et d’analyser les manières dont ceux-ci interagissent. Nous verrons que le protagoniste du roman peut être caractérisé de rythmanalyste en raison de son attention accrue aux rythmes qui l’entourent. Nous chercherons alors à comprendre comment le protagoniste essaie de se créer un espace-temps respirable en s’inscrivant dans le cadre de la théorie de la rythmanalyse lefebvrienne.

Tout d’abord, nous analyserons comment l’environnement de la ville de Londres tend à déposséder le personnage de son souffle. Nous verrons alors que cette dépossession des souffles se place dans le cadre du présent nécropolitique théorisé par Athena Athanasiou. Nous examinerons ensuite la manière dont le protagoniste lutte contre cette dépossession respiratoire à travers le prisme de la rythmanalyse lefebvrienne. En se positionnant en rythmanalyste, le protagoniste analyse les rythmes de son environnement au travers de son corps et parvient à faire émerger une méthode, une pratique sociale, qui permet de reconfigurer l’espace-temps social londonien et d’offrir la possibilité d’une respiration au sein de la métropole. Enfin, nous analyserons dans quelle mesure cette praxis est applicable en explorant ses modalités ainsi que ses limites.

I. Le rythme londonien : vivre au rythme de la dépossession des souffles

Le présent nécropolitique

La vie du protagoniste au sein de la métropole de Londres est rythmée par la dépossession des souffles des personnes noires dans l’espace public. Cette dépossession n’est pas nommée explicitement mais est symbolisée par un geste qui se répète au fur et à mesure des arrestations : celui du genou posé sur le dos qui écrase la cage thoracique et empêche la personne assujettie de respirer correctement. Ce rythme est quotidien – chaque jour renferme la possibilité d’un souffle empêché pour les personnes noires, ce qui amène ces sujets à évoluer au sein de l’espace public avec une vigilance accrue et une terreur constante. Dans cette configuration de la quotidienneté, la personne racisée ne peut baisser sa garde si elle souhaite se préserver d’une mort prochaine. Cette baisse de vigilance est par ailleurs ce qui cause la perte de Daniel, un jeune homme que le protagoniste voit régulièrement puisqu’ils fréquentent tous deux les mêmes endroits. En effet, Daniel se déplace dans l’espace public avec une forme d’insouciance selon le narrateur, bougeant au rythme de la musique dans ses écouteurs. Cette non-vigilance à son environnement est presque immédiatement punie lorsqu’en l’espace d’un instant, son corps est projeté au sol, le souffle coupé par la violence qui vient de lui être infligée. La voix narrative souligne que « [l]a surprise se lit sur son visage parce qu’il s’est autorisé à oublier ce jour. »1 Daniel a oublié que le présent renferme toujours la potentialité de sa mort. « Aujourd’hui » est toujours un jour où la mort peut survenir :

Tu pries de toutes tes forces pour qu’aujourd’hui ne soit pas le jour J. Tous les jours, c’est le jour J, mais tu pries pour que ce ne soit pas aujourd’hui. Ta mère prie tous les jours pour que ce ne soit pas le jour J.2

La gravité de ce jour est rendue par l’expression « jour J », qui désigne le jour où la mort arrive. Le rythme incessant et implacable des morts qui surviennent chaque jour est rendu par la répétition lancinante du mot « jour ». La confusion qui règne entre « aujourd’hui » et « jour J » et leur inévitable association renforcent le sentiment que le présent et le temps de la mort sont indissociables, que le présent est mortifère par essence pour les personnes racisées.

Ce présent mortifère est théorisé par Athena Athanasiou dans un article intitulé «(Im)Possible Breathing : On Courage and Criticality in the Ghostly Historical Present ». Athena Athanasiou s’appuie sur le concept d’Achille Mbembe de nécropolitique et développe le concept de « présent nécropolitique » afin de désigner le rythme las et répétitif des morts des personnes noires dans l’espace public orchestré par une nécropolitique, c’est-à-dire par un pouvoir politique qui régule la vie et la mort – en d’autres termes, qui décide qui vit et qui meurt – au sein d’une société donnée.

Indeed, the very order and ordinariness of the phrase “another one” repeats and recollects the ongoing givenness – quotidian as well as exceptional – of black killability. It indexes the temporal order of the necropolitical present: another one, more than one time, more than one at a time, always exposed to death, only acknowledged at death, always already dead.3

Dans cet extrait, Athanasiou souligne le caractère répétitif et régulier du rythme avec lequel les personnes noires sont dépossédées de leur vie au sein de l’espace public : la mort qui survient est aussi exceptionnelle que quotidienne et signe l’horizon des vies racisées.4 C’est ce qu’entend Athanasiou par la notion de présent nécropolitique : selon les mots du protagoniste, les personnes noires sont « depuis toujours voué[es] à la destruction. »5 Ainsi, la temporalité dans laquelle nos sociétés sont plongées n’a pour présent qu’une réalité où l’individu noir est mort. Dans cette conception du temps, le présent, « aujourd’hui », n’existe pas pour les personnes racisées : puisqu’il faut toujours projeter la possibilité de sa propre mort à chaque instant, il devient impossible d’habiter véritablement le présent, d’être pleinement dans le monde. Afin de se préserver des menaces extérieures, il est primordial pour les personnes noires de se souvenir en permanence qu’aujourd’hui peut rimer avec jour J. En effet, si la mort plane sur tous et fait partie intégrante de la vie, la mort dont il est question ici diffère par son caractère systémique : elle est méthodique (car elle suit des gestes précis comme celui du genou posé sur le dos par exemple), violente et perpétrée dans une forme d’indifférence au sein de l’espace public. Il en résulte nécessairement une perte d’innocence et d’insouciance car la vigilance se doit d’être accrue lorsque les personnes noires se déplacent au sein de l’espace public.

Ce rythme mortifère brouille les frontières temporelles puisqu’il n’a ni début ni fin mais est perpétuel. Athena Athanasiou révèle le caractère pernicieux de ce rythme en soulignant qu’il est à la fois répétitif et continu, c’est-à-dire qu’il ne possède même pas les ruptures qui permettent habituellement à un même motif de se répéter : il est linéaire.Par exemple, lorsque le narrateur se fait arrêter par les policiers alors qu’il n’a rien fait, il explique qu’il a l’impression de vivre un souvenir, d’avoir un sentiment de déjà-vu :

Tu songes déjà à la soirée qui t’attend, à siroter un verre de vin en écoutant un disque. Tu songes déjà au bon repas, en bonne compagnie. Tu es dans le souvenir de quelque chose qui ne s’est pas encore produit quand ils t’arrêtent, tel un véhicule qui vous coupe la route.6

Alors que le personnage se projette dans une scène future, la vision est interrompue, comme le met en évidence la métaphore d’une trajectoire empêchée par un véhicule. Ce passage souligne qu’aucune projection dans le futur n’est possible pour le personnage, pris dans une sorte d’entre-deux temporel. Ce sentiment est encore renforcé par l’ambiguïté linguistique qui réside dans la deuxième phrase : la proposition principale « Tu es dans le souvenir de quelque chose » pourrait tout aussi bien se rapporter à ce qui précède qu’à ce qui suit. Le souvenir de ce qui ne s’est pas encore produit peut à la fois renvoyer au sentiment familier et réconfortant d’un repas en bonne compagnie déjà vécu par le narrateur qu’à son arrestation par les policiers, phénomène qui se reproduit à intervalles réguliers au cours de sa vie. Nous pouvons noter une forme de paradoxe temporel où le souvenir est attaché à la foi au passé et à l’avenir puisqu’il s’agit d’un moment qui se répète depuis des années de la même manière. Dans cette configuration temporelle, la vie n’est qu’un passé qui se répète de manière infinie.

Vivre au rythme des dépossessions

Ce rythme linéaire mortifère s’inscrit dans un système qu’Ida Danewid appelle capitalisme racial. En ajoutant l’adjectif « racial » pour qualifier le système capitaliste qui régit les sociétés modernes, Ida Danewid veut souligner le lien indissociable qui existe entre le colonialisme et l’origine du capitalisme. Si le capitalisme est souvent défini comme un système qui tend à l’accumulation de capitaux, Ida Danewid rappelle que le capitalisme racial passe nécessairement par une forme de dépossession. Ce dernier, démontre-t-elle, se fonde sur le système colonial, c’est-à-dire sur l’exploitation d’êtres humains dans le but d’augmenter le capital global d’une société donnée.7 Dans le cadre de la ville de Londres, on peut voir ce système à l’œuvre sur deux plans principaux : la gentrification progressive des quartiers périphériques ou historiquement associés à certaines communautés issues de l’immigration, ainsi que les violences policières au sein de l’espace public. Dans le cadre de la gentrification, la dépossession des lieux d’habitation des personnes racisées sert des intérêts urbains de discrimination spatiale. En d’autres termes, les populations dominantes contribuent à augmenter leur capital spatial en dépossédant les habitants historiques de leurs maisons ou de leurs quartiers. Dans le cadre de ces politiques publiques, on parle très souvent d’un processus ou de programmes de « revitalisation »8, comme le souligne Ida Danewid. Ce terme est intéressant à deux égards : revitaliser, c’est vouloir de manière assez littérale donner un nouveau souffle à un endroit mais c’est aussi, par extension, débarrasser ledit endroit des êtres racisés dispensables qui le peuplent car considérés comme déjà morts, si l’on s’appuie sur l’argument avancé précédemment par Athena Athanasiou.

Dans le cadre de la violence policière, la dépossession du souffle contribue à l’augmentation – soit l’accumulation – du sentiment de sécurité global de la personne qui attaque. La perception de l’individu noir comme une menace participe à une fiction nationale où l’Autre représente un danger mortel comme l’écrit Achille Mbembe dans « Nécropolitique » :

La perception de l’existence de l’Autre comme un attentat contre ma vie, comme une menace mortelle ou un danger absolu dont l’élimination biophysique renforcerait mon potentiel de vie et de sécurité – c’est là, je pense, l’un des nombreux imaginaires de la souveraineté caractéristiques à la fois de la première et de la dernière modernités.9

Achille Mbembe met en lumière la logique coloniale et impérialiste qui sous-tend la construction des sociétés modernes en rappelant que cette dernière se définit en opposition à un Autre, construit en opposition avec la population dominante – l’Autre est non-blanc et réunit les caractéristiques morales rejetées par la classe dominante. Plus précisément encore, dans cette logique, si le dominant est sujet, l’Autre ne peut être qu’objet ou dans une moindre mesure, non-sujet. Dans cette configuration, ce qui est Autre représente un danger dont l’élimination devient nécessaire. Saisir le souffle – c’est-à-dire le potentiel de vie – de la personne racisée contribue à l’augmentation du potentiel de vie de celui qui le saisit. Dans ce système, le souffle des personnes noires ou racisées n’est qu’un bien parmi d’autres qui est pris afin de pouvoir participer à l’accumulation du capital des sociétés modernes – capital qui peut donc être financier, spatial ou humain. Nous utilisons le terme «souffle» plutôt qu’un terme plus générique comme «vie» en raison des méthodes souvent utilisées pour ce genre d’interpellations, à savoir une attaque qui menace quasi systématiquement l’intégrité du système respiratoire, comme le souligne le geste maintes fois répété du genou policier sur le dos de la personne interpellée par exemple.

La respiration empêchée comme symptôme : l’aliénation du corps

Un symptôme du rythme infernal des dépossessions se présente dans le roman par l’incapacité à respirer correctement de la part du protagoniste. Le souffle échappe, dans une forme de fuite annonciatrice, puisqu’il est destiné à être volé. La suffocation agit comme un rappel de ce qui va se produire – le souffle manque car il va inévitablement manquer – et souligne l’anxiété dans laquelle sont plongées les personnes racisées.

Tu vis à un rythme où tu ne bouges pas. Tu es comme une version inférieure de toi-même. Tu pleures souvent, où que tu ailles, tu suffoques. Tu te caches. Tu cours sur place. Tu as peur et tu te sens plombé.10

La suffocation souligne que le rythme biologique de la respiration est empêché au profit du rythme linéaire des dépossessions des souffles qui sert les intérêts du capitalisme racial. Le rythme de la phrase abonde dans ce sens également : l’anaphore du pronom « tu » participe à créer un rythme robotique, comme si aucune progression dans le texte – et par conséquent dans la vie du protagoniste – n’était possible.

Ce rythme est fondamentalement aliénant : en effet, il est noté à plusieurs reprises que les corps des personnes racisées ne leur appartiennent pas. Ces derniers sont pris dans un rythme qui leur est extérieur et qui régit leur vie. Un parallèle peut être perçu entre le rythme linéaire du capitalisme racial et un exemple donné par Claire Revol dans « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux ». Dans son article, elle présente une personne qui vit en HLM11. Celle-ci, tout comme la personne racisée, voit son quotidien – c’est-à-dire son rythme de vie – régi par des impératifs de production et d’accumulation : cette cadence est agencée et organisée de manière à favoriser un résultat, une accumulation de capital. Dans les deux cas, les individualités concernées n’ont presque plus aucune prise sur leurs corps : les rythmes de leurs corps, de leurs vies, sont détournés vers une fin précise. Elles ne sont pas maîtres de leurs rythmes. En somme, les rythmes linéaires de la modernité s’accompagnent nécessairement d’une dépossession des corps. C’est ce que note le narrateur du roman à plusieurs reprises, notamment dans le passage suivant :

En allant au cinéma, vous croisez un fourgon de police. Ils ne s’adressent ni à toi ni à elle, mais ils regardent dans votre direction. Cela confirme ce que tu sais déjà : que vos corps ne vous appartiennent pas. Tu as peur qu’ils vous les reprennent, alors tu retires la capuche qui te protège du froid.12

Le contact établi par le regard et le silence qui en résulte vient confirmer l’hypothèse que le narrateur se fait à propos de son corps. Ce dernier est un objet, regardé mais pas vu – une distinction qu’il opère à plusieurs reprises au cours de la narration. Il est perçu et décortiqué et l’humanité qui l’habite est considérée comme étant inexistante.

II. Ralentir pour respirer : le temps de l’expression

La rythmanalyse lefebvrienne

En parallèle du rythme effréné de l’espace-temps urbain de Londres, il existe d’autres rythmes qui permettent au protagoniste de « s’arracher des petites libertés »13 et viennent contrarier le rythme du capitalisme racial. Afin de saisir ce qui se joue précisément dans l’interaction de ces rythmes, on peut convoquer la théorie d’Henri Lefebvre concernant l’analyse des rythmes qui régissent les espaces urbains qu’il nomme rythmanalyse, en référence au même concept développé par Bachelard et Pinheiro dos Santos dans une perspective philosophique. Selon Claire Revol, la rythmanalyse peut se définir comme « un outil d’exploration critique de l’espace et du temps social produit »14. L’espace et le temps social quotidiens sont conçus comme un tissu de relations et peuvent être façonnés par deux types de rythmes : les rythmes naturels ou cycliques (les rythmes biologiques du corps, le rythme des saisons, le rythme du soleil par exemple) et les rythmes linéaires ou processuels, c’est-à-dire des rythmes qui répondent à une logique de production, à un but donné.

À la différence des sociétés agraires dont l’espace était façonné en fonction des rythmes cycliques, la ville moderne issue des révolutions industrielles est selon Lefebvre un espace produit, majoritairement construit selon des rythmes linéaires15 : l’espace urbain et le temps qui y règne sont agencés, rythmés, d’une manière à satisfaire une logique de production, d’accumulation. En d’autres termes, ces rythmes ont pour objectif de répondre aux exigences de production de capitaux du système capitaliste. La ville est donc un produit, un abstrait, caractérisé par la répétition à la fois au niveau de l’espace (répétitions architecturales) et du temps social (gestes répétitifs nécessaires à la production de biens)16. Ce rythme linéaire a pour conséquence d’aliéner les vies des individus qui vivent au sein de la société urbaine, leurs rythmes de vie étant nécessairement annexés aux processus cumulatifs de la ville industrielle. Cependant, les rythmes cycliques persistent au sein de l’espace urbain et sous-tendent les autres rythmes17 – les rythmes du soleil, des saisons ou encore les rythmes biologiques du corps n’ont pas disparu et sont des données du monde. Ils n’en sont simplement plus les premiers référentiels. Selon Lefebvre, le but de la rythmanalyse est d’étudier les interactions entre ces deux types de rythmes et de proposer une nouvelle pratique sociale ou praxis qui permettrait aux individus de se réapproprier l’espace et le temps social dans lesquels ils vivent.

Une manière de mettre en œuvre cette rythmanalyse est de partir du corps selon Lefebvre. Dans la conception lefebvrienne, le corps est le médium par lequel les rythmes de la ville sont ressentis et peuvent être analysés pour finalement être potentiellement transformés en raison de sa capacité à « s’auto-produire »18, c’est-à-dire, à accorder ses rythmes à la pratique sociale. Ainsi, en analysant les rythmes de son propre corps, l’individu est capable d’écouter et analyser les rythmes qui façonnent l’espace et le temps social. Cette attention à ses propres rythmes permet à l’individu à la fois de se réapproprier son propre corps, de le connaître intimement, mais aussi d’envisager des transformations dans la pratique sociale. Ce dernier rôle est plus particulièrement celui du rythmanalyste, un personnage inventé par Lefebvre lui-même.

Le protagoniste rythmanalyste

D’une certaine manière, nous pourrions suggérer que le protagoniste d’Open Water se pose en rythmanalyste. En effet, une attention particulière aux rythmes est exprimée dans le roman. Pour le narrateur d’Open Water, la vie est semblable à ce que Lefebvre appelle un « bouquet de rythmes»19, qu’il perçoit et analyse, décortique. À la manière d’un rythmanalyste, le travail du protagoniste consiste à collecter les différents rythmes qui le traversent pour ensuite les agencer, les transformer, en créer de nouveaux – un processus qui lui est familier car il s’essaye régulièrement à la composition musicale.

Il y a aussi une pile de vinyles par terre ; tu as essayé de sampler en écoutant attentivement les bribes de sons que tu peux superposer les uns aux autres pour créer des rythmes nouveaux.20

Cet extrait souligne la position de rythmanalyste du narrateur et de son attention particulière aux rythmes : il reconnaît les différents rythmes, les décortique, les découpe et crée quelque chose de nouveau, un rythme harmonieux créé à partir d’autres rythmes. À la manière d’un compositeur, le narrateur sample les rythmes qui l’entourent et tente d’en faire un collage qui permettrait d’en créer un nouveau et donc un nouvel espace-temps social.

Plus précisément, le rythmanalyste d’Open Water est à la recherche des arythmies qui, selon Claire Revol expliquant la pensée de Lefebvre, « sont le signe de dysfonctionnements sociaux »21. L’arythmie est précisément ce dont est atteint le protagoniste du roman.

Cette année-là, tu avais beaucoup encaissé. Tu t’étais perdu. Tu avais perdu ta grand-mère. Ils avaient tué Rashan et Edson, de l’extérieur, de l’intérieur. Et, comme en écho, ils t’avaient acculé contre le mur et tu cherchais avec tes mains quelque chose à quoi t’agripper. Tu avais le souffle court, même sans que leurs mains se referment autour de ton cou. Les choses tombaient en pièces jusqu’à la racine. Arythmie. Sûrement rien de grave. Et pourtant. Ne pas s’alarmer.22

Dans ce passage, le narrateur met en exergue le rythme infernal dans lequel il a été pris et le pose comme responsable de son arythmie. Par l’analyse du rythme de son corps, le protagoniste rend compte d’une arythmie sociale, suivant ainsi une méthode de rythmanalyste qui, selon Henri Lefebvre, « écoute […] d’abord son corps ; […] y apprend les rythmes, pour ensuite apprécier les rythmes externes. Son corps lui sert de métronome »23. Ce rythme mêle à la fois des problèmes intimes et personnels comme la perte de sa grand-mère et un malaise plus grand, ayant affaire avec la société dans laquelle il vit et où les décès des jeunes hommes noirs, tels que ceux de Rashan Charles et Edson Da Costa survenus en juin 2017, sont monnaie courante. En particulier, les deux jeunes hommes cités sont morts asphyxiés lors d’une arrestation, tués « de l’intérieur et de l’extérieur » car c’est par le souffle que la mort a été donnée. La mort peut survenir de bien des manières et pourtant, c’est toujours la même zone du corps qui est attaquée, la même fonction biologique qui est entravée. Peut-être parce que le souffle est le signifiant humain de la subjectivité, puisqu’il est élan vital au sens propre et métaphorique – il anime, du latin anima, c’est-à-dire, qu’il fait fonctionner le corps et agit en support de l’âme. Peut-être est-ce ce que le narrateur entend par « tués de l’intérieur et de l’extérieur » : tués, corps et âmes. Le souffle est court, comme si les mains de la violence institutionnelle étaient toujours posées sur le cou – toujours là car elles seront peut-être un jour là – et les sujets noirs sont toujours à la recherche du souffle car l’asphyxie pourrait se produire.

À la manière d’un rythmanalyste, le protagoniste d’Open Water s’attache à relever les interactions qui existent au sein de l’espace-temps urbain entre les rythmes cycliques et les rythmes linéaires. En effet, les deux rythmes sont très rarement déconnectés l’un de l’autre dans son analyse : le rythme linéaire de la dépossession des souffles est par exemple souvent associé au rythme des saisons qui structurent aussi la quotidienneté. Ainsi, le protagoniste remarque que la saison de l’été le pousse à vivre un quotidien plus riche en activités à l’extérieur alors que l’hiver, note-t-il, « le plus souvent, [il] ne sort pas de chez [lui] »24. Par ailleurs, la saison de l’été est aussi caractérisée par un rythme plus lent : « C’est l’été, alors tout bouge moins vite […] »25 À d’autres moments du texte encore, dans une prose poétique, il unit les deux rythmes, les regarde, les interroge, et montre comment cycles naturels et linéaires interagissent.

L’immobilité du doux éclat printanier. C’était tranquille, là. Ton père s’était placé du mauvais côté de la pompe à essence […] Tu as penché la tête par la fenêtre ouverte pour lui sourire. […] Son corps était au garde-à-vous, pétrifié, tel un homme qui sait que si les choses partent en vrille, cela marquera son anéantissement. L’officier de police a vu ton père suivre des yeux un jeune homme qu’on interrogeait, et ton père s’est détourné, mettant une distance imaginaire entre le chasseur et la proie. […] Il s’est ensuite précipité vers la caisse, et tu imagines dans quel état d’agitation il se trouvait, renonçant à son charme habituel […].26

L’immobilité et la tranquillité du printemps contrastent avec l’état d’agitation du père du protagoniste. À la vue du policier, un instinct d’auto-préservation gagne le personnage et le rythme du printemps, « tranquille », est troublé, infecté par la peur d’être en présence d’un policier qui pourrait le voir comme une menace potentielle à éliminer. Dans cet extrait se joue la complexité des interactions entre les rythmes qui parcourent la ville de Londres au travers de la mesure des rythmes des corps.

Le rythmanalyste de Open Water distingue deux grandes catégories de rythmes : les rythmes rapides et les rythmes lents, qu’ils soient cycliques ou linéaires. Ces deux rythmes sont étudiés au regard de l’effet qu’ils ont sur son souffle.

Tu ne lui dis pas que cet album a été la bande-son de ton dernier été. Tu ne lui dis pas que tu as tellement réécouté la chanson « Brenda », ode à la grand-mère de l’artiste, que tu savais à quel moment la basse commençait à se glisser sous les accords de guitare, quand le riff de la trompette se répétait, quand il y avait une pause, un léger soupir au moment où la musique se détendait après avoir battu à un rythme soutenu. Tu ne lui dis pas que c’est dans ces espaces minuscules que tu réussissais à reprendre ta respiration, ne te rendant même pas compte que tu la retenais – et pourtant oui.27

Dans cet extrait, la voix narrative décortique le rythme qu’il est en train d’écouter en se concentrant notamment sur le moment où ce dernier change de cadence, ralentit et marque une pause. Cette pause est désignée à maintes reprises au cours du texte par le terme de break. En théorie musicale, le break constitue un moment déterminé dans un morceau qui altère le rythme, généralement pressant et serré et signe un moment plus calme, plus lent – un espace rythmique où le narrateur ressent à nouveau la possibilité de respirer. Selon le protagoniste, la respiration est donc facilitée par la lenteur du rythme. A contrario, la rapidité est liée au manque de souffle, ou dans une moindre mesure, à l’altération du cycle respiratoire qui est, en outre, à peine remarquée par le protagoniste. La théorie rythmique avancée par le personnage n’est pas sans rappeler le rythme effréné de la dépossession des souffles qui se caractérise lui aussi par une respiration empêchée. Ainsi, les différentes vitesses de rythmes sont associées à des variations respiratoires et c’est bien dans la lenteur que le souffle peut aller librement. Il resterait à savoir comment transposer cette théorie rythmique du domaine musical au domaine social. La quête du rythmanalyste se fait plus précise : il s’agit désormais de rechercher une pratique sociale qui permettrait de créer un rythme plus lent et ainsi construire un espace-temps respirable qui offrirait une possibilité de refuge face au rythme rapide de la dépossession des souffles. Cette pratique pourrait alors être une façon de reconfigurer l’espace-temps social afin de permettre la respiration au sein de la société.

Comment ralentir ? L’expression/expiration comme méthode

En analysant les rythmes, le protagoniste arrive à un constat simple : c’est la lenteur du rythme qui permet la respiration. Ralentir un rythme permet à ce dernier de respirer comme l’avance un musicien dans le roman : « Pour Screw, ralentir un morceau, c’est le faire respirer »28. L’objectif du rythmanalyste est de trouver une méthode, une pratique, qui puisse permettre cette respiration. Ce dernier trouve un élément de réponse au travers d’une des analyses rythmiques qu’il performe sur son propre corps. En effet, alors qu’il est en train de parler, le protagoniste note une modification dans sa respiration, dans la manière dont son corps se comporte : « Tu parles et tu t’aperçois que ralentir le débit te permet de respirer »29. Cet extrait souligne la nécessité de ralentir pour pouvoir parler, ainsi le ralentissement est une conséquence nécessaire à toute expiration/ expression. Cette condition est par ailleurs aussi vérifiée biologiquement puisque l’expiration s’accompagne d’un ralentissement du rythme cardiaque30. Plus largement, le ralentissement semble être une propriété partagée par tout type d’expression, c’est-à-dire tous les moyens par lesquels « on exprime, on fait paraître, on manifeste quelque chose »31.

L’on peut s’exprimer de plusieurs manières : au travers d’une activité sportive, d’une activité artistique ou de la parole par exemple. Dans le roman, deux types d’expression sont présentés en particulier comme des manières de respirer. En effet, l’amie du protagoniste souligne qu’elle « danse pour respirer »32. Le protagoniste utilise le sport, plus précisément le basket, afin de s’offrir un moment de respiration. Selon lui, le basket était un moyen de se créer un espace semblable à celui d’une maison :

Tu voulais te bâtir un chez-toi ici, sur ce parquet aux marques effacées. Tu voulais t’étirer au-delà des limites de ton corps. Tu voulais respirer tellement fort que tu en perdrais le souffle.33

Cet extrait met en exergue le rapport à l’espace qui se joue également dans l’expression. L’expression sportive permet au protagoniste de se créer et de s’approprier un espace au sein de l’espace public, qui d’habitude constitue un endroit dangereux pour ce dernier. Par le mouvement et les gestes, le protagoniste a la capacité de créer un espace-temps où une respiration peut être possible le temps de l’activité, un « chez-soi » c’est-à-dire un espace approprié selon la définition lefebvrienne.

Dans ces deux exemples, l’expression (qu’elle prenne la forme d’activité sportive, d’activité artistique ou de parole) est associée à la respiration. Biologiquement parlant, ce type d’activité est intimement lié à la respiration. En effet, il existe deux types d’expiration : l’expiration volontaire et involontaire34. Celle qui nous intéresse ici est l’expiration volontaire, c’est-à-dire que le sujet expire de manière volontaire et contrôlée afin de faire quelque chose. Les cas les plus connus d’expiration volontaire sont la parole, le chant, la danse ou toute autre pratique sportive. Lors de ces activités, le flux d’air qui est inspiré est contrôlé et expiré de manière à soutenir le mouvement ou l’action. L’expression fait nécessairement appel à une expiration contrôlée et constitue une forme d’appropriation ou de contrôle de son corps et de ses rythmes dans un but précis. Ainsi, lorsque les protagonistes déclarent qu’ils jouent au basket ou dansent pour respirer, nous pourrions aussi comprendre que ces activités permettent aux individus de se réapproprier leurs corps et leur espace par le biais de la respiration.

C’est dans une dernière modalité de l’expression que cette dernière prend encore un autre sens – celle du discours. La relation forgée entre le protagoniste et sa meilleure amie est fondée sur la confiance et sur la promesse d’une honnêteté radicale l’un envers l’autre. Leur lien, forgé par leur vulnérabilité qu’ils exposent à l’autre, est un espace sûr dans lequel il est possible de s’exprimer. Ainsi, c’est dans cet espace que le protagoniste décide de s’ouvrir pour la première fois et de parler de ses expériences. Au fur et à mesure des confessions, un rythme s’installe, plus lent. Le rythme qui est créé au fil des expressions/ expirations s’oppose au rythme linéaire des dépossessions par sa lenteur et vient permettre le souffle. L’échange est un mode d’expression qui diffère des autres présentés jusqu’à présent puisqu’il implique une relationnalité – en d’autres termes, il implique l’Autre. Le ralentissement du rythme n’affecte donc pas seulement une personne mais deux, au minimum. La possibilité de créer un rythme plus lent à deux pourrait agir comme les fondements d’une pratique sociale, d’une praxis. Ainsi, l’on pourrait envisager que l’espace du discours puisse être élargi à une plus grande échelle de relationnalité – l’on pourrait même envisager, à l’échelle d’une société.

Cependant, la fin du roman met en lumière une potentielle limitation à cette pratique sociale : l’expression peut faillir ou être empêchée. En effet, le rythme de la relation entre les deux personnages change lorsque le personnage principal refuse de s’ouvrir à son amie et se « verrouille»35 vis-à-vis d’elle. Nous tâcherons d’explorer les potentielles raisons de ce refus et examinerons les modalités particulières selon lesquelles la pratique sociale développée par le rythmanalyste pourrait être mise en place au sein de l’espace-temps social.

III. L’expression/expiration ou le développement d’une praxis

    Vulnérabilité et dépossession

    Bien que la souffrance de n’être que des corps dépossédés d’eux-mêmes est partagée par l’ensemble des personnes racisées au sein de la métropole de Londres, aucun échange à ce sujet ne semble être possible. À chaque occurrence d’une scène de violence envers des personnes noires, la voix narrative spécifie que cet événement est tu ou gardé pour soi. Par exemple, lorsque le protagoniste se fait arrêter dans la rue, il mentionne qu’il ne parlera de cet événement à personne : «Tu ne parles à personne de cet incident […] »36. Lorsqu’un événement du même type se produit en présence de plusieurs personnes – affectées au même degré par ce dernier – une pudeur s’installe également.

    Le moment s’éternisait, et tu sais que vous aviez tous les deux envie de dire que vous aviez peur, que quelque chose pesait sur vous, mais la réticence à parler était un refrain que vous connaissiez par cœur. À la place, tu as dit que tu avais faim.37

    La réticence à échanger est comparée à une chanson, venant par là renforcer l’identification de cette dernière au rythme de la dépossession des souffles qui les affecte. Ici, la non-expression est perçue comme un instinct de préservation. L’événement n’est pas discuté pour ne pas le faire ressurgir, pour ne pas revivre la souffrance qui a été causée. Cependant, et c’est ce que montrera l’analyse, c’est bien l’expression de la vulnérabilité qui permet de créer un rythme qui vient se superposer à celui du capitalisme racial.

    Exprimer c’est selon le protagoniste lui-même, faire ressortir son intériorité, c’est l’exposer à la face du monde. C’est un acte qui rend irrémédiablement la personne qui en est à l’origine vulnérable. Selon la définition de Marine Liendle, « […] la vulnérabilité traduit une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être est ou risque d’être affectée, diminuée, altérée »38. En ce sens, l’expression permet d’ouvrir les parties les plus vulnérables de son être et de les transmettre, en laissant l’opportunité à l’Autre de toucher, de blesser, de heurter. Selon Athanasiou et Butler, cette caractéristique de l’humain et de la relationnalité constitue une forme de dépossession. Selon elles, pour que la relationnalité soit possible – elle qui est inévitable lorsque l’on vit en société – il faut qu’il y ait vulnérabilité.

    En ce sens-là, la dépossession recouvre les pertes constitutives et primordiales qui conditionnent le fait qu’on soit dépossédé (ou qu’on se laisse déposséder) par un autre : on est ému par et mu vers l’autre ; on est accessible et affecté par la vulnérabilité de l’autre.39

    Cependant, c’est la perception du corps noir comme vulnérable qui permet la dépossession de ces derniers par le capitalisme racial. Ainsi, la vulnérabilité est vue comme une tare, comme la partie de soi qui met en danger dans ce système donné. Un instinct de préservation est donc de ne pas se montrer vulnérable dans l’espace public, comme le souligne la citation suivante.

    Elle n’en parle pas – échange tacite, ce geste de préservation de soi-même – avant que vous soyez assis devant son immeuble, à regarder un chien qui danse sur la pelouse, la lune en guise de spot.40

    Cette scène intervient après que le protagoniste et son amie se sont fait dévisager par les forces de l’ordre alors qu’ils s’acheminaient tranquillement vers le cinéma. Les deux personnages sont très proches et n’ont d’habitude aucun mal à être vulnérables face à l’autre. Cependant, une fois les corps placés dans l’espace public, l’inquiétude d’une dépossession possible empêche l’expression d’une vulnérabilité pourtant partagée. L’échange qui aurait pu avoir lieu reste de l’ordre du « tacite ». Si le sentiment est su, il n’est pas exprimé, pas mis au monde. Il n’est pas entendu.

    Accepter d’être dépossédé : quelles modalités pour la praxis ?

    Ce silence ou non-expression de la vulnérabilité structure les rapports sociaux au sein de l’espace public londonien et renferme l’angoisse de la relationnalité. Exprimer cette angoisse, c’est apparaître comme vulnérable. Or, la vulnérabilité engendre la dépossession. En ce sens, le silence pourrait constituer une norme sociale, un accord tacite, qui donne l’illusion de se protéger de la dépossession. Plus précisément, c’est la dépossession qui suppose que « nous soyons structurellement dépendants de normes sociales que nous ne choisissons, ni ne contrôlons. »41 C’est parce qu’il y a possibilité d’être dépossédé que la non-expression de sa propre vulnérabilité constitue une forme de préservation. En revanche, l’obéissance à cette norme, précisent Athanasiou et Butler, n’est ni consciente ni volontaire42. Néanmoins, ce silence et cette tendance à se renfermer sur soi-même conduisent à une suffocation quasi constante.

    La parole est une forme d’expression caractérisée par un échange, c’est-à-dire que l’expression n’est possible que si les deux parties s’engagent à exposer leurs vulnérabilités. Pour qu’une telle chose soit possible, il est nécessaire que cette relation soit fondée sur une confiance mutuelle : j’accepte d’être vulnérable et touché par toi car tu acceptes d’être vulnérable et touché par moi. Cependant, si cette relation de confiance est bien instaurée dès la rencontre entre les deux personnages, le doute s’immisce graduellement dans la tête du protagoniste. Et si elle n’était pas digne de confiance ? Et si c’était une folie que de se rendre vulnérable, que d’accepter d’être touché par elle, qu’elle puisse potentiellement menacer son intégrité physique ou émotionnelle ? Comment faire confiance à l’Autre lorsque sa vie est constamment menacée par lui ? Comment offrir sa vulnérabilité, se laisser déposséder quand on a lutté toute sa vie contre la dépossession ? Le protagoniste, pétrifié par la possibilité de voir son intégrité physique et émotionnelle détruite, n’arrive pas à dépasser cette norme sociale et coupe tout contact avec son amie. Cette dernière vient le débusquer chez lui pour tenter d’avoir une explication vers la fin du roman :

    Tu l’observes qui observe ton combat intérieur. Ses traits se radoucissent. Elle tend la main vers toi mais tu recules. Tu te sens sale, plombé par la peur, et tu ne veux pas la salir à son tour. Elle fait aussi un pas en arrière, ton mouvement de recul est pour elle comme un coup dans la poitrine.43

    Cet extrait met en lumière les positions diamétralement opposées des deux protagonistes dans la relation qu’ils entretiennent avec leur vulnérabilité et la dépossession. L’amie du protagoniste est dans une posture d’acceptation et d’ouverture radicale comme le signale sa main tendue. Le rejet de son geste le fait se sentir sale, car la peur qu’il ressent vient remettre en question la totalité de leur relation fondée sur un contrat de confiance mutuelle. Par son mouvement de recul, il trahit ce contrat. Son refus et la dépossession unilatérale qui en découle, agissent comme un coup dans la poitrine, comme une violence qui vient empêcher le souffle.

    Et pourtant, c’est bien l’expression qui permet de générer un rythme plus lent et donc d’avoir une incidence sur l’espace-temps social. C’est par l’expression que les individus peuvent accéder à un espace-temps approprié, c’est-à-dire selon Lefebvre, un espace-temps dans lequel le corps n’est plus aliéné par un rythme linéaire44, où le corps définit le rythme et autorise la respiration. C’est pourquoi, peut-être, la meilleure amie du protagoniste juge sa décision de couper les ponts avec elle égoïste. En effet, la perte de l’espace sécuritaire de l’expression les affecte tous les deux. En refusant d’offrir sa vulnérabilité, le protagoniste refuse aussi à son amie la possibilité d’exprimer sa propre vulnérabilité et donc l’accès à un espace-temps respirable. C’est dans ce nœud que réside le paradoxe de cette potentielle praxis.

    Une relation de dépossession est également créée entre le narrateur et le lecteur par l’utilisation du pronom « tu » tout au long de la narration. En effet, comme le démontre Sandrine Sorlin dans son article « Variations en deuxième personne », l’utilisation de la deuxième personne dans le récit participe à créer un flou référentiel45 : dans la narration, le « tu » pourrait se rapporter au narrateur (et cacherait alors un « je ») mais permettrait également d’inclure le lecteur si ce dernier choisissait de se reconnaître comme étant la personne interpellée par l’emploi de la deuxième personne46. Ce choix est effectivement laissé au lecteur dans certains passages du roman. Dans d’autres, comme dans l’extrait qui suit, le lecteur est invité à se retrouver dans le pronom employé :

    Tu n’as pas besoin de présenter des excuses. Quand elle te demande si ça va, n’aie pas peur de la vérité. D’ailleurs, elle sait avant que tu lui dises.47

    Si la première partie de l’extrait peut laisser planer un doute sur le référent, l’utilisation de l’impératif interpelle le lecteur de manière plus directe et l’invite à se reconnaître dans le pronom employé. Le lecteur se retrouve projeté dans la situation décrite et est invité à se mettre dans la peau du narrateur. Ainsi, le lecteur ne regarde pas seulement le personnage faire mais fait avec le personnage : « À l’écrit, le pronom de deuxième personne invite le lecteur à un engagement actif et incarné avec l’autre. » 48 En ce sens, « tu » participe à une forme de dépossession et vient permettre au lecteur d’être touché : il peut ainsi voir et expérimenter la vulnérabilité du narrateur. Plus particulièrement, la narration permet au lecteur d’adopter la position d’un homme noir au sein de l’espace public londonien et ce, peu importe son identité (qu’il soit noir ou pas). Selon Sandrine Sorlin, « communiquer, c’est danser »49 dans le roman de Caleb Azumah Nelson. Linguistiquement, le lecteur est lui aussi embarqué dans une danse où son rythme se met au diapason du rythme qui parcourt le narrateur. Par cette coordination rythmique, le lecteur peut faire l’expérience d’une vie avec le souffle court.

    Le roman se conclut sur une révélation pour le protagoniste : s’il souhaite construire un espace-temps respirable, il n’a d’autre choix que d’exposer sa vulnérabilité malgré la terreur de potentiellement se faire attaquer ou menacer. La réalisation de cette praxis est conditionnée par la décision d’une ouverture radicale et d’une vulnérabilité exposée, par le courage de se jeter à l’eau et de nager en pleine mer50, pour reprendre les mots du protagoniste :

    Tu t’interroges sur ta propre manière de te jeter à l’eau. Tu t’interroges sur le trauma, comment il réussit toujours à remonter à la surface, flottant dans l’océan. […] Tu es venu là pour demander pardon. Tu es venu là pour lui dire que tu regrettes de ne pas avoir voulu la laisser te serrer contre elle en pleine mer.51

    Conclusion

    Les vérités multiples existent, et tu n’as pas à être la somme de tes traumas.52

    Le protagoniste rythmanalyste de Open Water a démontré qu’il existe plusieurs vérités, plusieurs rythmes qui coexistent en même temps au sein de l’espace-temps urbain londonien. Alors que le rythme linéaire ordonné par le capitalisme racial étouffe à la fois par son rythme effréné et par son accumulation des souffles des personnes racisées au sein de la métropole londonienne, un autre rythme, plus lent, le temps de l’expression/ expiration permet au personnage de s’arracher des instants de liberté et de retrouver un souffle. Si l’un ne peut anéantir l’autre, ils existent tout de même, côte à côte. Si le rythme des dépossessions des souffles ne ralentit pas, on peut décider d’en créer un autre et de le nourrir à force d’expressions/expirations. On accepte alors d’être dépossédé, vulnérable – touché par l’autre, en construisant un espace relationnel de confiance où la vulnérabilité de l’individu peut être exprimée sans crainte de représailles. En ce sens, l’expression pourrait constituer une forme de pratique sociale qui permettrait de transformer le rythme général de la ville de Londres et ainsi de rendre l’espace-temps urbain un peu plus respirable.

    Note sur l’auteur

    Amanda Benmouloud mène ses recherches à l’IHRIM (Institut d’Histoires des Représentations et des Idées dans les Modernités), à l’ENS de Lyon. Sa thèse intitulée « I can’t breathe : espace et respiration dans la littérature britannique contemporaine » porte sur la relation qu’entretiennent les personnes racisées avec leur souffle et la métropole de Londres.

    Notes

    1AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 134.

    2 Ibid, page. 130.

    3 ATHANASIOU Athena, « (Im)Possible Breathing: On Courage and Criticality in the Ghostly Historical Present », page. 93.

    4 Plus précisément, la mort est exceptionnelle en raison de sa soudaineté et de sa violence, et quotidienne par sa fréquence.

    5AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 147.

    6 Ibid, page. 67.

    7 DANEWID Ida, « The Fire This Time: Grenfell, Racial Capitalism and the Urbanisation of Empire », page. 291.

    8 Ibid, page. 291.

    9 MBEMBE Achille, « Nécropolitique », page. 32.

    10 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 136.

    11 REVOL Claire,« La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux », page.4.

    12 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 116.

    13 Ibid, page. 82.

    14 REVOL Claire, « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux », page.2.

    15 Ibid, page. 3.

    16 Ibid, page. 4.

    17 Ibid, page. 4.

    18 REVOL Claire, « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux », page.6.

    19LEFEBVRE Henri, Eléments de rythmanalyse, Introduction à la connaissance des rythmes, page. 32.

    20AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 84.

    21 REVOL Claire, « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux », page.7.

    22 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 150.

    23 LEFEBVRE Henri, Éléments de rythmanalyse, Introduction à la connaissance des rythmes, page. 32.

    24 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 12.

    25 Ibid, page. 80.

    26 Ibid, page. 148.

    27 Ibid, page. 20.

    28 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 80.

    29 Ibid, page. 81.

    30INSERM, « La cohérence cardiaque, une technique pour améliorer sa santé, vraiment ? »

    31« Expression », Dictionnaire de l’Académie Française, https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E3494

    32AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 45.

    33 Ibid, page. 35.

    34 CHENG Li et William Zev Rymer, « Voluntary breathing influences corticospinal excitability of nonrespiratory finger muscles », page 512.

    35 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 139.

    36 Ibid, page. 68.

    37 Ibid.

    38 LIENDLE Marie. « Les concepts en sciences infirmières », page. 304.

    39 ATHANASIOU Athena et Judith Butler, Dépossession, Diaphanes, page.10.

    40 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 116.

    41 ATHANASIOU Athena et Judith Butler, Dépossession, Diaphanes, page.88.

    42 Ibid.

    43 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 140.

    44 REVOL Claire, « La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux », page.4.

    45 Bien que l’article de Sandrine Sorlin porte sur le pronom « you » anglais, un effet similaire est gardé avec le « tu » français.

    46 SORLIN Sandrine, « Variations en deuxième personne », page. 13.

    47 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 120.

    48 SORLIN Sandrine, « Variations en deuxième personne », page. 14.

    49 Ibid, page. 16.

    50 AZUMAH NELSON Caleb, Open Water, Denoël & D’ailleurs, page. 160.

    51 Ibid, page.160.

    52 Ibid, page. 146.


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