Vers « l’absolue non-pesanteur » d’Henri Michaux — Marie Le Meur

Ce n’est pas l’enveloppe extérieure qui est réelle, mais l’essence des choses.
Constantin Brancusi

Le souffle s’engouffre au-delà des corps, d’un trait haut et glacé, l’entaille du ciel – vivifiante, est l’écriture inventée. Vidé de ses peaux mortes, réside le résiduel. La plume, l’air, le souffle, d’un trait – en mouvement. D’une écorchure, faire s’exorciser la langue. Comme une ombre portée, Marie Le Meur nous jette dans une approche sensible du langage d’Henri Michaux. Ici, point de lente promenade. On dévale la piste de traverse, où subsiste, collé sous le palais, l’élan – goût irréductible du vivant. Désir-démangeaison : celui d’inventer sa langue – d’un trait, aussi fugitif que la lame bleu du ciel et qu’on appelle parfois : pêcheur d’eau vive.

Vers « l’absolue non-pesanteur » d’Henri Michaux

Des lettres, des encres, des traits d’Henri Michaux : être à l’écoute du monde pour le signifier librement dans une pratique qui laisse s’exprimer l’inconnu, la surprise et la légèreté, le presque rien d’un être.

Vers l’absolue non-pesanteur.

Traverser les peaux mortes du visible

Les expérimentations d’Henri Michaux, qu᾿elles prennent racine dans ses lointains souvenirs d᾿enfance, convoqués notamment dans Saisir et à travers Les Commencements, ou dans les affres de la drogue, l᾿amène, comme l’enfant devant l’inconnu, à voir avec l’œil perçant et à considérer les formes du visible comme des peaux mortes.

« Refus des formes et refus des choses sont liés » selon la formule d’Henri Maldiney.

C’est un combat contre cette réalité a priori qui fait que nous considérons les choses comme des choses reconnues, et toujours déjà re-présentées, dans les images. Comment voir autrement, se dégager des présupposés de la mimèsis ? Comment accéder à l᾿« être vital » ?

Pas de contour.

Pas faire le tour.

Traverser !

La vie, la mouvementée, est dans ces traversées où pourtant on ne sait comment on se retrouve et comment on la retrouve.

Retrouver la danse originelle des êtres au-delà de la forme et de tout tissu conjonctif dont elle est bourrée, au-delà de cet immobile empaquetage qu᾿est leur peau.

Qu᾿est-ce qu᾿on regarde en plus de ce qu᾿on regarde, ou en moins, ou en travers ?1

Le regard de travers, ou en travers, en-deça de l’image, tient du rapport transitif au monde, une promesse d’un retour à une origine joyeuse.

La découverte – ou plutôt les retrouvailles – de rencontres inédites avec la vie intense que la raison ou l’habitude n’ont pas cloisonné implique de penser l’espace de ce corps en mouvement. Si l᾿être ne doit pas se réduire à son enveloppe corporelle c’est que la vie dont Henri Michaux parle rappelle l᾿évocation de Merleau-Ponty puisqu᾿elle a bien, « au sens astronomique du mot, une atmosphère. »2 Il s᾿agit alors de « peindre l᾿homme en dehors de lui, peindre son espace. »3

Le regard de travers épouse peut-être cet espace mouvant entre espace du dedans et espace du dehors, formes échappées, toujours en métamorphoses, en exubérance. Dans un monde fluctuant, dansant, qui tend tantôt au liquide tantôt à l᾿éthéré, aucune forme ne peut enfermer la vie et son mouvement, au cœur du secret des êtres.

Il y a là comme une réponse possible au vide constitutif de l’homme. Rappelons qu’Henri Michaux, dans le célèbre poème de Quito, déclare et titre : « Je suis né troué ».

Il souffle un vent terrible.

Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,

Mais il y souffle un vent terrible.

Face à la violence du vide, au danger de tourmente, d’éparpillement de l’être voire d’anéantissement : (re)trouver un rythme rassemblant dans un même mouvement les êtres qu’il porte.

Se désenliser du monde : ligne, vitesse et spontanéité

Henri Michaux ressent et exprime le besoin de se « désenliser » du monde, de devenir légèreté et vitesse, en réalisant, toujours par refus du carcan du visible, « un abrégé dynamique fait de lances, non de formes », abrégé que l’on pourrait simplement désigner par la ligne ou le trait. La ligne se propose comme le résultat de l᾿acte fondamental d᾿écrire, mais aussi comme vision du monde et ouverture à ce monde et à soi. C᾿est « par des traits » que Michaux tente de se dire à travers des « Parcours », ou encore de multiples « Aventures de lignes », hommage à Paul Klee et éloge de la ligne qui figure en préambule à l᾿ouvrage qu᾿il consacre au peintre.

Moi aussi, un jour, tard, adulte, il me vient une envie de dessiner, de participer au monde par des lignes.

Une ligne plutôt que des lignes.4

Ce travail de la ligne, car il est bien question d’un travail quotidien, de la peine, de la rigueur du dessinateur, amène Michaux à se recomposer. Par une ascèse du trait, il tente ainsi d᾿« échapper, échapper à la similitude, échapper à la parenté ». Se désenliser en dessinant, en écrivant, en traçant, c’est se libérer de ses propres traits, quitter l’héritage d’un corps limité et une hérédité étouffante. En devenant Plume, de son nom neuf, être d᾿écriture, véritablement il s’allège. La recherche d᾿une écriture de soi, à l᾿écoute de l᾿invisible de la perception, a valeur d᾿exorcisme.

La ligne, c’est aussi ce cheminement perpétuel, toujours inachevé, « vers accomplissement », à l᾿instar des derniers mots de Saisir. Et parce qu’elle répond à un idéal de légèreté et de vitesse, cette écriture-ligne se propose moins des objets que des passages. Au lieu de l᾿emprise des mots, de la lettre de forme désuète, Henri Michaux fait avec des lignes qui glissent. Ouverture par excellence de la forme, la ligne n᾿allant nulle part ne désire rien fermer. Le choix de la ligne n᾿est autre que le désir d᾿un élan, qu᾿il soit afflux organiques constituant le monde, cette traversée de l᾿être vers cet inconnu en soi, sans forme, qu᾿est « la pelote inextricable de l᾿intime », tout autant qu᾿élan pur, souffle, hors et vers l᾿au-delà de la forme.

Estampes, « Parcours »

Au lieu de se frayer un espace dans la langue du commun – problème fondamental du poète – Henri Michaux se confronte au système de la langue en son entier. Lorsqu᾿il commence à peindre chez Jacques-Olivier Fourcade, il admire en celui-ci qu᾿il soit débarrassé des contraintes de la langue au service du (bien) pensant. « Le livresque n᾿a pas laissé de trace en lui ».5 Cet homme représente un idéal de rapport transitif avec le monde. La langue qu’invente Henri Michaux, plutôt une avant-langue, est de l’ordre du senti, de l᾿affect. Elle doit répondre aux mouvements qu’il perçoit et qui s’accompagnent d’émotions.

Rechercher une écriture à soi, c’est remettre en question la phrase, le mot, la lettre. Et préférer à l᾿héritage latin une conception radicalement autre, celle de l᾿écriture chinoise dont la pratique de la calligraphie vient offrir son espace de création. Quitter le verbal. Tracer des alphabets primitifs. Calligraphier des idéogrammes inconnus.

De l’écriture calligraphique, il retient la « vertu tonifiante. Elle est une conduite. » Le trait chinois doit avoir la vigueur de la nature et Henri Michaux veut rendre la lettre vive. Les signes ne sont évidement jamais figés : des variations sont visibles de l᾿une à l᾿autre des calligraphies. L᾿idéal à atteindre est celui de la légèreté, de « l᾿absolue non-pesanteur », la vigueur symbolisée par l᾿eau, « eau, vide de forme ». Les mots doivent verser et non accrocher au monde. Pas de résistance.

La peinture est traduction de mouvements, de gestes, voire le lieu d᾿un instant, dans ce qu’Henri Michaux appelle les « situations ». Car ce qui importe, c᾿est de saisir « le passager, le surprenant du spontané, du momentané ». Autrement dit, la question est celle de la rencontre qui trouve dans le trait chinois une ouverture vers le geste libéré de la plume capable de vie. Henri Michaux affirmant d᾿emblée dans le long poème Par des traits la primauté du geste sur le signe, n’imite ni ne saisit mais trace des passages.

Donner à respirer

En calligraphiant des situations, Henri Michaux rend aux signes leur part d’énigme. Ce qui ne veut pas dire un hermétisme. Traduire l’élan des êtres est tout au contraire parler à une universalité primordiale. La langue parle en gestes et les signes sont de réelles émotions. Comme Mark Rothko parle de ces toiles qui sont des drames.

Rien n’est vraiment montré. Quelque chose a passé.

Comme le vent laisse en son mouvement la trace de son passage.

Des ailes sans têtes, sans oiseaux, des ailes pures de tout corps volent vers un ciel solaire, pas encore resplendissant, mais qui lutte fort pour le resplendissement, trouant son chemin dans l᾿empyrée comme un obus de future félicité.

Silence. Envols.

Ce que les Meidosems ont tant désiré, enfin ils y sont arrivés. Les voilà.6

Respiration de la forme, entre silence et envoi, toujours en-deçà et au-delà d᾿elle-même dans un avenir annoncé. Advenant toujours. Il s’agit, dans une traversée de la présence des êtres et des choses, d’aller jusqu’à l’ouverture de l’espace de la parole.

Lorsqu᾿au mouvement aucunement on ne s᾿adonne

le souffle est le mouvement,

le retrouvé, le principal, l᾿unique,

le modificateur

Le calmer,

le mener,

le réduire

réduire . . . 7

Dans l᾿amenuisement de la parole, le blanc tend à envahir l᾿espace, celui du souffle. Signifier hors sens la scansion, le rythme. Le point, réduction ultime de la ligne, est ici l᾿ouverture même vers un néant qu᾿il indique. La ponctuation (du latin puctum, « point ») invoque la figure archaïque du chiasme, cette tension entre visible et invisible, entre élan et suspens. Le signe renvoie à l᾿horizon scriptural de la page telle une toile d᾿où émerge « la figure de la force du vide. Cette figure exerce une force d᾿évidement mais aussi de relance par un changement de registre vers une quatrième dimension – au-delà de la phrase – vers le hors lieu de l᾿espace graphique où le texte se configure en traversant et rythmant de découpes le blanc ».8

L’ apparaître tient de la traversée, du dépassement. Un seul signe typographique, une « Parenthèse », est une trouée du temps et de l᾿espace, nouvelle bouffée d’

un air en ce qu᾿il faut, (quand « ça » y est) qu᾿on n᾿avait jamais encore respiré devant des tableaux.

Donner à voir. Non plus. Non plus tellement. Plutôt donner à respirer.9

Bien sûr que le poète, cet « estropié de l᾿air qui s᾿agite »10, fait face à la puissance du souffle. Écrire, tracer, c’est traverser le néant, c’est toucher le grand vide de la page où il vente depuis toujours et c’est s’exposer à la volatilisation quand l’existence tient à un trait. Mais dans l’expérience de la violence et de la douleur, constitutive de l’être, il y a des instants de béatitude, des traversées lumineuses et des envols libres.

S’il y a du souffle dans une œuvre, c’est d’abord qu’elle vibre, librement.

Toute vivante, elle prend part au monde. Le même vent qui porte le vagabond disperse sur la feuille les mots du poète.

Dans la peinture, quelque énigme du monde a été soufflée.

Note sur l’auteur

Marie Le Meur est un membre du Comité de rédaction. Elle a déjà copublié au sein de la revue « Quand la mer se retire » en écrivant autour des sculptures de l’artiste Adriana Popović.

Notes

1. MICHAUX Henri, Saisir, Œuvres complètes, t. III, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléïade », 2004, p. 959.

2. MERLEAU-PONTY Maurice, Le Visible et l’invisible, Paris : Gallimard, 2011, p.115.

3. MICHAUX Henri, « En pensant au phénomène de la peinture », Peintures et dessins, Œuvres complètes, t. I, op. cit., 1998, p.863.

4. Incipit d’ Émergences-résurgences.

5. Émergences-résurgences, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p. 552.

6. MICHAUX Henri, « Portrait des Meidosems », La vie dans les plis, Œuvres complètes, t. II, op. cit., 2001, p.223.

7. MICHAUX Henri, « Affranchi », Jours de silence, Saint-Clément : Fata Morgana, 2010, p.38.

8. LALA Marie-Christine, « L᾿ajout entre forme et figure : point de suspension et topographie de l᾿écrit littéraire au XXe siècle », in : Figures d᾿ajout : phrase, texte, écriture, Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle,
2002, p.190.

9. MICHAUX Henri, « Parenthèse », Critiques, hommages, déclarations, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p.1028.

10. « Portrait des Meidosems », op. cit., p.206.


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