Les petits machins — Virginie Le Ray Louis

Virginie Le Ray Louis explore la relation entre l’absence, la mémoire et la corporéité à travers ses « Petits Machins » comme elle les appelle. Il s’agit de sculptures en papier photographiées lors d’une exposition en 2024 au Moulin du Verger, papeterie artisanale à Puymoyen en Charente. L’ouverture de la bâtisse permet que soient traversés d’air et de lumière ces minuscules corps… tout à coup, quand le charme opère, animés d’un souffle !

Les petits machins

Mes êtres de papier ont un caractère ambigu et leur temporalité n’est pas linéaire. Elle est fragmentée et chaotique. Le temps de mes œuvres décompose, transforme et métamorphose. Le temps papier est fugitif, insaisissable et pourtant il est incarné. Le temps, outil de création, dans le secret de la force créatrice, génère des effets sensibles pour exprimer le vide et le rien, le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel, l’apparition et la disparition. Le temps fragile dans un espace mouvant questionne sur le sens dont l’enjeu est d’aller à la rencontre de notre cheminement intérieur. Ces présents passés matérialisés nous invitent à une expérience onirique.

La chose inanimée perçue par nos sens nous anime et parfois même nous émeut. Cet objet de pensée donne sa forme au monde et façonne notre être dans un ailleurs qui semble persister. Le point de contact entre l‘objet et le sujet contemplateur semble déclencher un certain niveau de conscience, une vibration, comme une fréquence nouvelle. Dont l’origine est les profondeurs. Dès lors la chose se développe et enfante le corps poétique. De ces phénomènes psychiques naissent les formes qui pénètrent l’être sensible et l’envahissent. Le contenant et le contenu se confondent dans un regard de l’intérieur à l’extérieur et de l’obscurité à la lumière. « Mes petits machins » dans leurs failles font écho aux fêlures dans le moi. C’est l’intime qui s’exprime dans une expérience sensible. La chose s’extériorise et incorpore la matière. L’objet fait corps en nous. Et notre être se métamorphose. Simplement l’énergie change de forme. Dans cette puissance créatrice, chimique, la matière se spiritualise. Par le vide, un nouveau souffle est apporté à l’homme et semble nourrir l’être tout en interrogeant la source. L’intuition et l’imagination engagent le corps dans la contemplation des fragments absents et font vibrer son être. Les objets de pensée sont les membres invisibles de notre corps.

La spécificité du papier réside dans son aptitude à capter et à transformer la lumière. Mes sculptures exploitent cette propriété en jouant sur les phénomènes d’opacité et de translucidité, mettant en tension le visible et l’invisible. En ce sens, elles s’inscrivent dans une filiation avec les recherches minimalistes qui, à l’instar de celles de James Turrell ou d’Olafur Eliasson, font de la lumière un élément structurant de l’œuvre. Le papier, par sa nature poreuse, devient un espace de révélation où la lumière sculpte l’œuvre autant que la main de l’artiste. Cette approche engage également une réflexion sur la corporéité et la mémoire. Le papier, lorsqu’il est froissé, perforé ou suspendu, évoque une peau, un tissu organique porteur de souvenirs et d’histoires silencieuses. Cette série d’Empreintes Absentes suggère une présence fantomatique, un corps en creux dont l’absence devient la signification première.

L’un des aspects fondamentaux de mon travail repose sur la notion de souffle. Inspirée par les pratiques performatives, je conçois certaines de mes œuvres comme des formes en devenir, réagissant aux flux d’air et aux déplacements des spectateurs. Ce principe trouve une résonance dans la pensée de Merleau-Ponty, pour qui l’expérience sensible est toujours en mouvement, toujours en train de se constituer dans l’interaction avec l’environnement. Ainsi, mes sculptures de papier ne sont jamais totalement fixes : elles vibrent, frémissent, se déforment sous l’effet du moindre courant d’air. Cette interaction avec le milieu ambiant interroge notre rapport à la précarité et à l’impermanence des formes. Paradoxalement, ce qui pourrait être perçu comme une fragilité devient une force poétique, une manière d’éprouver physiquement l’évanescence du monde.

En définitive, mon travail s’inscrit dans une quête de matérialisation de l’invisible. Il s’agit de donner forme à ce qui échappe, de faire du vide un espace de signification. Dans ce jeu subtil entre apparition et disparition, mes petits « êtres » de papier deviennent le lieu d’une méditation sur le temps, la mémoire et l’empreinte du vivant dans la matière. À travers l’imaginal, ils s’ouvrent également à une dimension plus vaste, où le visible n’est que la surface d’un monde plus profond et inépuisable.

Note sur l’auteur

Artiste plasticienne et enseignante en arts plastiques, Virginie Le Ray Louis interroge les fondements de l’art contemporain en engageant une réflexion sur les actions artistiques dont l’apparente improductivité semble critiquer la sur-production. Virginie Le Ray Louis travaille les notions de matérialité, d’immatérialité et de représentation, en mettant en lumière les traces absentes et invisibles laissées par la création dans un contexte où la sensibilité écologique devient de plus en plus prégnante.

Bibliographie

Essais

– Pierre HADOT, Plotin ou la simplicité du regard, essai, Édition Folio, 240 pages

– Maurice MERLEAU PONTY, L’oeil et l’esprit, Première parution en 1964. Préface de Claude Lefort, collection folio essai, Édition Gallimard, 1964, 92 pages

– Paul KLEE, Théorie de l’art moderne, Collection Folio essai n°322, 1998, 154 pages

– Vladimir JANKÉLÉVITCH, Quelque part dans l’inachevé, Collection Folio essai, 1987, 320 pages

– Daniel ARASSE, On n’y voit rien : Descriptions, Collection Folio essai, Éditions Denoël, 2003, 216 pages

Ouvrages

– Bernard SALIGNON, Les déclinaisons du réel, Collection La Nuit Surveillée, Éditions Cerf, 2006, 244 pages

– Henri MALDINEY, Art et existence, Librairie des méridiens Kliencksieck et Cie, 1985, collection d’Esthétique, n°46, 2003

– Maurice MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, suivi de notes de travail, texte établi par Claude Lefort accompagné d’un avertissement et d’une postface, Paris, Éditions Gallimard,1964, 360 pages

– Rainer Maria RILKE, Lettres sur Cézanne, Édition Seuil, 1991, 87 pages

– Francis PONGE, « L’objet, c’est la poétique », nouveau recueil, Paris, coll. « Blanche », Gallimard, 1967, 29 pages

– Johann Wolfang VON GOETHE, Écrits sur l’art, Éditions Flammarion, 1997, 352 pages

– Henri BERGSON, Le possible et le réel, collection Quadrige, Éditions Magnard, 2015,165 pages

– Florence de MÉREDIEU, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Éditions Larousse, 2017, 723 pages

– Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction et édition de George-Arthur Goldschmidt, 1972, 410 pages


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