À rebours de la forme, l’anamorphose — Pauline Desiderio

L’esquisse et l’indécis

À rebours de la forme
L’anamorphose

Pour commencer, je dois dire, non sans une part de honte et de culpabilité, que je n’ai pas pu travailler la présentation que je vais donner aujourd’hui aussi précisément que j’aurais aimé le faire. En effet prise à la fois par les obligations professionnelles, par la fin de la rédaction d’une thèse qui est de plus en plus analogue au rocher poussé par un Sisyphe qui commence à se demander s’il y a une fin face à l’éternité, et par la préparation de ce colloque.

L’exposé qui va suivre n’est donc pour l’instant qu’esquissé parmi l’infini des possibles qui s’offrent encore à moi, à nous. Je pourrais ainsi vous dresser l’étendu de toutes les présentations qui auraient pu, à cet instant, être prononcées et entre lesquelles j’aurais dû faire un choix. Mais comme le dit Mister Nobody dans le film éponyme de Jaco Van Dormael, ne pas choisir, c’est déjà faire un choix. C’est donc, à travers ce choix, ou non-choix ; que je resterai volontairement dans le flou afin d’esquisser le cheminement d’un passage de l’indécis à l’indécision.

Pour ce faire, je partirai des sentiers qui bifurquent qu’offre la pratique et l’expérience de l’Anamorphose. Cette pratique artistique remise au goût du jour sera le prétexte de l’exploration de l’esquisse du regard ainsi que du surgissement de la forme, dialectisant le décis et l’indécis. C’est au cœur des paradoxes perceptifs et formels qu’il s’agira donc de passer de l’indécis à l’indécision en prônant un pont de l’art aux sciences pour généraliser un principe d’incertitude quantique ainsi que l’intégrale des chemins ouvert par Feynman et largement interprété par le cinéaste Jaco Van Dormael dont le film Mister Nobody sera analysé. En effet, voguer au cœur d’une anamorphose est peut-être faire cette même expérience de l’indécision qu’offre la relation entre réel et virtuel.

Le sujet portera donc principalement sur cet étrange objet que l’on nomme anamorphose. S’il est, pour commencer, question d’en définir des contours, suffisamment flous pour ne pas enfermer sa forme incontrôlable, mais assez rigoureux pour la détacher de ce qu’elle n’est pas : une image fixe ou un trompe l’œil, intéressons-nous d’ores et déjà, à son nom. Le terme est, à son origine, un néologisme provenant de racines grecques. Dans le deuxième tome de son ouvrage : Les perspectives dépravées : Tome 2, Anamorphoses de 1955, Jurgis Baltrušaitis se concentre sur cette curiosité artistique. Il nous donne la source et l’étymologie du mot dans une note de bas de page :

Du grec ana –en remontant, qui marque le retour vers, et morphé – forme.
Avant de préciser : Nous n’avons pas vu utiliser le mot anamorphose avant Gaspar Schott (1657)1

Ainsi, le terme fait sa première apparition dans un texte sous la plume d’un prêtre jésuite et scientifique allemand, dénotant dès ses prémices l’hybridation de l’anamorphose entre l’art, la science et la religion. Si on en suit l’étymologie, l’anamorphose est donc une forme qui remonte, qui marque le retour vers. Le terme implique ainsi nécessairement l’idée de retour et donc la notion de mouvement. En effet, la forme qu’elle propose ne peut s’incarner sans l’idée de déplacement, celui du point de vue de l’artiste d’abord, du spectateur ensuite. Un retrait de la forme, certes, quand l’œuvre prend son sens, le perd, avant de le retrouver dans un mouvement infini de l’œil humain. Un retour ? Un retour vers, nous dit Baltrušaitis, mais vers quoi… le mystère reste entier. Si on suit l’origine grecque, l’image, l’apparence, l’archétype pourrait revenir vers ce que les concepts de Théorie de la forme platonicienne définissent comme son fondement : l’idée. Ainsi, à travers l’anamorphose, la forme quitterait son statut d’image illusoire et fallacieuse, d’apparence trompeuse et prosaïque pour retourner avec force dans l’immatérialité et l’universalité immuable du monde des idées. Une autre possibilité serait d’envisager un retour au contraire plus matériel. Ainsi, comme le dit Hésiode dans la Théogonie, « Le premier qui naquit fut le Vide 2», dans d’autres traductions « Chaos ». Le retour envisageable alors de l’anamorphose serait celui, non pas vers l’idée, mais vers le Chaos de l’informe. L’anamorphose permettrait ainsi de faire surgir la forme de l’informe pour mieux l’y renvoyer. Les deux thèses semblent paradoxales, pourtant, acceptons de ne pas en trancher la solution, car c’est précisément toute l’ambiguïté de cet art singulier qui est en jeu. Premier indécis nous amenant à une indécision.

Cet indécis résonne alors avec l’indécis de son origine. L’une des premières évocations de l’anamorphose se trouve dans une lettre du XIVe siècle, sous la plume de Dürer :

Lorsque Dürer était en Italie, en 1506, il aurait déjà pu en trouver les rudiments. Dans une lettre de Venise, adressée à Pirkheimer, n’annonce-t-il pas qu’il va se rendre à Bologne pour y apprendre l’art d’une perspective secrète, « die Kunst in geheimner Perspektive ». Or c’est le terme même « una bella e secreta parte di Perspectiva », dont se sert Barbaro pour désigner les artifices à rallongement. Presque des anamorphoses.3

Elle est un dérivé de la perspective classique, tout en en représentant son aberration. Elle est presque son comble. Quand, depuis son origine, la perspective géométrique tend à créer un système afin de représenter l’illusion de la profondeur, afin de se rapprocher toujours plus du système visuel de l’être humain, l’anamorphose, elle, semble pécher par excès. Les lois de la perspective y sont tellement poussés à l’extrême, qu’au lieu de se rapprocher de la perception déjà déformante de notre œil, elle s’en détourne pour offrir au spectateur une image totalement intangible. Pourtant, par le miracle de la perspective visuelle, à un certain point, l’image se rétablit comme par magie.

Dürer cite le procédé sans donner la moindre précision. Cet art semblait ainsi recourir à une technique d’initié dont il fallait dissimuler la mise en pratique de peur qu’elle ne se répande. Le terme secret peut aussi renvoyer à l’image elle-même, qui cache son apparence sous une perspective monstrueuse, et ne se dévoile que pour celui qui connaît ou qui sait en découvrir la clef.

Le terme Anamorphose est alors défini en 1751 par Diderot et d’Alembert ainsi : En peinture, anamorphose se dit d’une projection monstrueuse ou d’une représentation défigurée de quelque image qui est faite sur un plan et qui néanmoins, à un certain point de vue, paroit régulière et faite avec des justes proportions.4

Les auteurs parlent de « projection monstrueuse», et de « représentation défigurée de quelque image ». L’appellation monstrueuse renvoie à la représentation hors-norme de l’image, excessivement déformée cette dernière ne ressemble à rien de connu, on y lit alors le lien étroit avec le terme curieux, précédemment usité. Le terme défigurée évoque, lui, différents temps successifs de la représentation, car avant d’être défigurée, l’image a bien dû figurer. Le défigurée n’étant que la destruction d’un état précédent de figuration. L’image s’abstrait ainsi de la figuration, non pas en soi, mais dans le temps, elle vient ou revient à un état informe de la matière. Pourtant la suite de la définition « qui néanmoins, à un certain point de vue, paroit régulière et faite avec des juste proportions »5 est la clef de la compréhension du phénomène. Ainsi, si l’image est défigurée, de manière faussement première, c’est à un point de vue unique et postérieur que l’image s’affirme. Ainsi, l’image est défigurée avant même de figurer. La figuration viendrait après la déflagration de l’image.

Le mot projection lui aussi donne l’idée de ce mouvement. L’anamorphose projette les formes hors d’elles-mêmes, l’image alors se dilate, se déforme, se transforme pour ne se rétablir qu’à un point donné. Pourtant, il ne s’agit pas tout à fait de projeter les formes hors d’elles-mêmes, mais bien d’imposer cette distorsion à leurs images, à leurs représentations bidimensionnelles.

Une première définition technique de l’anamorphose peut alors être énoncée ainsi :

Procédé consistant à projeter une image bidimensionnelle sur une surface de forme, de proportion et/ou de volume différent.

Si d’un point de vue technique et mathématique, une telle définition est rigoureuse, si elle peut refléter le travail de l’artiste lorsqu’il crée son œuvre et expliquer le processus de déformation de l’image qui s’étire, se déforme, elle n’est pas représentative de l’expérience de celui qui regarde.

Alors que sa place est véritablement centrale, l’observateur du phénomène est le grand oublié des différentes définitions de l’anamorphose. Si, c’est par son regard qu’on observe la dilatation de l’image, sa déformation, si on parle de son point de vue, son existence comme son importance restent véritablement sous-entendues. Le regard de l’observateur ne doit pas être en creux, mais au contraire, doit s’imposer dans une définition de ce phénomène.

Ainsi, proposons une nouvelle définition du phénomène, une définition simple qui sera celle utilisée dans tout le travail ici mené :

Image se formant ou se déformant en fonction de la variation du point de vue du spectateur.

L’image se charge d’une pluralité paradoxale, se créant tout en se détruisant.

Essayer voir

L’anamorphose, en ce point qu’elle propose une image qui va se transformer, se modifier en fonction de l’angle de vue du spectateur, interroge notre sens de la vue. Contrairement à un trompe-l’œil, l’anamorphose ne va pas tenter de duper notre organe de la vision, mais au contraire, nous proposer de l’expérimenter. C’est cet organe que l’on dompte depuis notre plus jeune âge mais que l’on oublie d’interroger par la suite, par habitude, que Merleau-Ponty nous invite à questionner, il explique Dans le Visible et l’Invisible :

Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir.6

Apprendre à voir, distinguer, associer, pour rendre intelligible le flux de sensations que nous offre la perception, analyser l’impression des différents rayons lumineux sur notre rétine pour en dégager des informations sur l’espace qui nous entoure. Ainsi est l’apprentissage de la vue, que nous offrent nos yeux mais aussi le monde qui nous entoure, car pour voir, faut-il encore avoir quelque chose à voir. Est-ce à ce travail – celui du nourrisson lorsque, dans les premiers mois de sa vie, sa vue se fait de plus en plus fine, distinguant d’abord des silhouettes floues avant d’arriver à maîtriser la mise au point, puis des couleurs et enfin repérer le relief puis l’espace – auquel fait référence Merleau‑Ponty lorsqu’il nous parle d’apprendre à voir ? Si nous l’associons au travail de l’anamorphose, il s’agit davantage de se demander comment nous voyons et percevons le monde qui nous entoure. Il s’agit de se mettre dans la peau de cet observateur dans l’exemple proposé par Maurice Merleau-Ponty :

Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture du bateau se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront vivement le bateau et s’y souderont. À mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure du bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l’orage est imminent dans les nuages.7

La notion d’esquisse se dégage véritablement de cet extrait tant les mots du philosophe nous amènent à penser l’objet comme un indécis, un imprécis, une forme à venir, qu’on pressent mais qu’on ne saurait définir avant son actualisation.

Lorsque nous observons une anamorphose, nous sommes sur cette plage face au bateau échoué, sans comprendre réellement ce que nous voyons, à l’affût de chaque hypothèse qui pourrait éclairer cette vision intangible. Cette absence immédiate de compréhension est le moteur. Le moteur qui nous fera cheminer dans l’œuvre ou sur la plage pour y trouver des éléments de réponses. Le moteur, avant tout, qui a permis le jaillissement de telles interrogations. Car rarement, nous nous demandons ce que nous voyons, comment nous associons formes et couleurs pour reconnaître les objets qui nous entourent, les visages qui nous sont familiers, les espaces que nous arpentons.

L’expérience perceptive peut alors commencer et comme le sous-entend l’auteur du Visible et de l’Invisible, ce travail implique le mouvement de l’œil. Mais est-ce vraiment d’œil dont il s’agit ?

Maldiney propose d’opposer ainsi :

Les sens du physicien moderne peuvent, dans son laboratoire, se réduire à un fragment de rétine : cela suffit à toutes ses lectures expérimentales ; mais le monde de la physique n’est pas habitable par un homme qui a deux yeux, c’est-à-dire une vue mobile et palpitante ; qui n’a pas un œil mais un regard.8 

Contrairement au physicien qui cherche un résultat objectif9, ce n’est pas tant nos yeux qui nous permettent une connexion visuelle avec le monde, mais notre regard, « une vue mobile et palpitante ». Que ce soit un mouvement du regard scrutant l’image ou le déplacement physique du spectateur, l’anamorphose, ayant éveillé la curiosité du spectateur, s’offre alors comme une multiplicité de points de vue à découvrir. Sans cette distinction, l’anamorphose perd son sens pour ne plus être qu’image. Ces différents points de vue peuvent être physiques ou mentaux, il peut s’agir d’un déplacement réel dans l’espace, dans le cadre des anamorphoses directes ou d’un changement de manière de regarder, d’analyser, de structurer l’image, dans le cas des images doubles. Mais dans un cas comme dans l’autre, le regard se déplace, cherchant, scrutant la forme à apparaître.

[L]e moment décisif de la perception : le jaillissement d’un monde vrai et exact.10

C’est dans cette révélation de la forme que l’anamorphose va transformer les questionnements formels du spectateur en réflexion. Le monde qui est sous ses yeux va revêtir, tout à coup, un sens nouveau. En prenant forme, l’anamorphose invite à la fois à la stupéfaction, au doute et à une réflexion sur la singularité de sa perception subjective. Cette forme est, à la fois, là et fragile, disparaissante. Un simple pas sur le côté peut la condamner à l’effacement. Même la jonction, ou plutôt la disjonction de nos deux yeux ne permet pas à l’image d’être pleinement affirmée. Pourtant, elle est là. Les différentes impressions éparses sont réunies et pour poursuivre avec l’exemple de Merleau-Ponty, le mât qui nous paraissait un étrange élément de forêt nous saute tout à coup aux yeux comme une partie des plus communes du bateau s’affichant maintenant pleinement à mon regard.

Traverser, par exemple, au Grand Palais l’œuvre de Felice Varini, Vingt-trois disques évidés plus douze moitiés et quatre quarts, en 2013 c’était faire l’expérience de la dissociation du voir et du savoir, ou pour le dire plus justement, de la vue et de la compréhension, mais aussi du décis et de l’indécis.

Face à l’image établie ; on se demande alors : comment ne l’ai-je pas reconnu plus tôt, tout me paraît si évident maintenant ?

Ce maintenant nous indique le lieu de la fracture. Car s’il s’agissait totalement de l’interprétation de nos yeux, nous aurions dit : Ici, étant donné que c’est la place que j’occupe actuellement qui permet à la forme de se révéler et non l’actualité du moment.

Pourtant l’expérience s’accorde à maintenir l’impression du mot et de la sensation qui s’y attache : le maintenant. Cette appellation implique alors une distinction de temporalité et non de localisation. On peut imputer cette distinction au fait que ce ne soit pas seulement l’œil qui voit, mais aussi le cerveau. Si l’œil se déplace en même temps que le spectateur, pour en capter les différences de points de vue, le cerveau lui ne perçoit de ce cheminement que la divergence des informations qui parviennent aux synapses. Ainsi, l’information ne change, au niveau neuronal, plus en fonction de l’espace, mais du temps de la réception.

Revenons au cas du bateau sur la plage, l’œil envoie au cerveau la photographie non interprétée de l’image vue (une image qu’on pourrait rapprocher d’une multiplicité de pixels abstraits11). Le bateau n’est alors en rien un bateau mais un ensemble de points lumineux recueillis par la rétine grâce aux photorécepteurs. En ce sens, le trompe-l’œil ne trompe jamais l’œil…

Mais le caractère cérébral de la vision n’est pas nouveau et est vrai à chaque instant, avec chaque type d’image. Quel regard apporte alors l’anamorphose sur ce phénomène quotidien ?

L’anamorphose semble le terrain de jeu idéal pour expérimenter cette notion théorique difficilement concrétisable. Lorsque le spectateur entre en contact avec l’anamorphose, il ne comprend pas, il ne saisit pas les informations qui donnent sens à l’œuvre, il ne les associe pas immédiatement. Pourtant il voit. Il voit comme ses yeux voient. Voir sans penser, ou plutôt, voir avant de comprendre.

Il s’agit d’un monde qui est en deçà de notre monde d’habitudes habitué lui-même, d’un monde pré-humain.12

Le monde qui se révèle alors est celui de l’apparition, telle une vision qui s’offre comme première en anéantissant nos habitudes de cognitions. Ce monde d’habitudes habitué prend alors une étrangeté, non que le phénomène nous amène à voir sans penser, non que le phénomène établisse un nouveau système de penser du voir. Il se laisse regarder. Pris dans des habitudes qui précèdent nos souvenirs, l’acte de voir et celui de penser sont associés dans un automatisme qu’on pourrait qualifier de préconscient voire d’inconscient.

Il s’agit alors de profiter de l’instant, de ce contact à l’œuvre pour chercher, essayer de voir ce que cache l’œuvre, essayer de voir, simplement.

Mettons-nous dans la position du spectateur traversant l’œuvre de Felice Varini. Il entre dans l’espace, où un certain nombre d’éléments familiers sont reconnaissables, mais où des éléments viennent perturber la clarté de la vision. Si ce spectateur ne connaît pas l’artiste ou le principe de l’anamorphose, il s’interrogera sur le caractère artistique de ces éléments, il se mettra en quête de réponses, réponses qui impliqueront le mouvement. Alors pas à pas, il verra les éléments se déplacer, se rapprocher ou s’éloigner, lui donnant ainsi une direction à suivre jusqu’à ce que l’œuvre prenne forme dans le regard du spectateur. L’unité se fait alors ressentir, les éléments qui étaient éparpillés forment le tout nécessaire pour qu’on y reconnaisse la chose.

Le spectateur éprouve alors cette joie magique de l’apparition.

Le spectateur parcourt l’œuvre pour comprendre, non pas ce qui différencie le fond de la forme, puisque la couleur y est différente, les contours et la matière aussi, mais pour saisir le juste moment où se joue la frontière entre la forme et l’informe. Entre l’indécis et le décis. À quel moment le cerveau arrive à saisir les informations visuelles et les rassemble pour faire apparaître une forme qui n’existe pas.

Mais n’existe-t-elle vraiment pas ?

Le paradoxe de l’anamorphose revient-il à faire disparaître la forme qui pourtant y existe ou, au contraire, à faire apparaître celle qui n’existe pas ? Dans ce double jeu d’apparition et de disparition simultanées, l’art propage le flou entre le matériel et l’immatériel.

Il s’agira, en parcourant l’anamorphose, de faire attention comme lorsqu’à tâtons, dans le noir, on parcourt un espace anticipant l’impression de surprise qui peut jaillir à chaque instant sans pourtant qu’on ne puisse prévoir son origine. C’est une attention perceptive que nécessite l’anamorphose, un éveil et une écoute totale de nos sens, doublée d’une tension, celle de celui qui attend la surprise. Attendre une surprise, savoir qu’on va se faire surprendre, sans rien enlever à son choc.

C’est dans l’état d’esprit paradoxal du chercheur, qui sait et ne sait pas ce qu’il tente de découvrir, que le chemin va s’ouvrir pour le spectateur de l’anamorphose. Son errance à l’œuvre n’est ni vraiment déterminée, ni totalement aléatoire. Il parcourt l’œuvre en sachant qu’il ne sait pas. Maldiney pose cette pratique comme fondamentale pour l’être humain :

L’expérience de l’être à demi-perdu est au fondement de toutes nos perceptions, en tant qu’elles sont des explorations, c’est-à-dire des conduites interrogatives, ayant leur départ dans une situation.13

À demi-perdu, l’expression interpelle. Comment l’être peut-il être à demi-perdu ? Il est à la fois désorienté et déterminé. Il ne sait pas où aller, mais il sait qu’il le doit. Cette posture de l’exploration, celle aussi de la recherche au sens scientifique du terme, forme notre perception en prédisposant l’homme à une analyse de son expérience sans en connaître préalablement les résultats. Cette situation d’exploration est d’autant plus vraie pour celui qui entre dans l’anamorphose qu’il sait qu’il est face à une œuvre d’art dont il ne saisit pas le sens mais qui doit en renfermer un. Contrairement aux phénomènes naturels qui ne semblent pas déterminés, l’anamorphose a été créée par un artiste qui lui a donné un sens, ou du moins une raison d’être. Par le sentiment d’incompréhension, le spectateur est simultanément dans une recherche visuelle déterminée par sa pensée et sorti de ses habitudes perspectives quotidiennes. Il observe le lieu, l’espace, la forme, la couleur comme des inattendus, lui offrant ainsi l’inédit et la curiosité nécessaire à la métacognition. Ayant arpenté l’espace, il découvre au détour d’un chemin, à un point de vue exclusif, l’image non déformée de l’œuvre. La réflexion se prolonge après la contemplation, car l’anamorphose ne cherche pas la sidération. L’état de sidération davantage cherché par le trompe-l’œil tente de nous méduser alors que la surprise, au contraire, invite à reprendre le mouvement et voir de plus près (de plus loin, de manière plus latérale, etc.) pour analyser le phénomène qui n’était pas anticipé. C’est ce que va faire le spectateur. Alternant du point de vue de celui qui voit à celui qui ne voit pas, passant plus ou moins rapidement de la forme à l’informe, de l’informe à la forme.

C’est une multiplicité de chemins qui s’ouvre alors aux spectateurs, une multiplicité de chemins où l’indécis de l’œuvre se mêle à une indécision spatiale. Le spectateur se retrouve ainsi conscient d’un état proche de celui du principe d’incertitude d’Heisenberg. Merleau-Ponty explique : Si je suis ici et maintenant, je ne suis pas ici ni maintenant. Si au contraire je tiens mes rapports intentionnels avec le passé et l’ailleurs pour constitutifs du passé et de l’ailleurs, si je suis partout où ma perception et ma mémoire me mènent, je ne peux habiter aucun temps et, avec la réalité privilégiée qui définit mon présent actuel, disparaît celle de mes anciens présents ou de mes présents éventuels.14

Ce principe d’incertitude est repris humoristiquement par Marc‑Antoine Mathieu dans une planche de bande-dessinée :

– Connaissez-vous le principe d’incertitude ?
– Je n’en suis pas certain.
– Eh bien, quand vous savez où vous allez, vous ignorez où vous êtes ; et quand vous savez où vous êtes, vous ignorez où vous allez.15

Ce principe est dans la bande-dessinée traité de manière à la fois humoristique et existentialiste, grâce à un changement d’échelle. Le principe d’incertitude humain énoncé par Marc‑Antoine Mathieu est à la fois poétique, philosophique et d’une certaine justesse illustrative sur le sujet scientifique qu’il métaphorise : le principe d’incertitude d’Heisenberg. Un principe que Stephan Hawking explique ainsi lorsqu’on cherche à prédire la position et la vitesse d’une particule il faut :

[P]ouvoir mesurer sa situation actuelle et sa vitesse avec exactitude. Pour ce faire, il faut l’éclairer. Quelques ondes de cette lumière incidente seraient éparpillées par la particule en question, indiquant ainsi sa situation. Cependant, on ne sera pas capable de déterminer cette situation plus exactement que la distance entre les crêtes d’ondes de la lumière, aussi aura‑t‑on besoin d’utiliser une lumière de courte longueur d’onde pour obtenir une mesure précise. Selon l’hypothèse quantique de Planck, […] on doit faire appel au moins à un quantum. Celui-ci dérangera la particule et modifiera sa vitesse de façon imprévisible. Mais, plus on voudra mesurer la position précisément, plus la longueur d’onde de la lumière dont on aura besoin sera courte et, partant, plus l’énergie du quantum requis sera élevée. Aussi la vitesse de la particule sera-t-elle fortement perturbée.16

Stephan Hawking conclut en énonçant le principe d’incertitude d’Heisenberg, une propriété considérée comme inéluctable dans notre monde :

[P]lus vous essaierez de mesurer la position de la particule avec précision, moins vous disposerez d’une valeur précise pour sa vitesse et vice

versa.17

Un principe qu’Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences préfère déterminer en ces mots :

La bonne façon d’interpréter le principe d’Heisenberg consiste non pas à dire qu’il est impossible de déterminer simultanément la position et l’impulsion des particules, mais bien plutôt d’affirmer que ces dernières ne possèdent jamais ces deux attributs simultanément.18

Indécis

L’incertitude humaine est telle qu’on ne peut jamais établir à la fois un ancrage à l’être et projeter un état de penser. On ne peut donc jamais pleinement se concentrer sur la conscience d’être dans un lieu, et celui d’aller dans un ailleurs à imaginer, comme il est impossible d’être à la fois conscient que l’on pense et penser, comme il est impossible d’écrire en projetant sur la feuille ses pensées et fantasmes tout en établissant le « je » de celui qui écrit. Je ne peux jamais penser simultanément à ce que je suis au présent, et songer à celui que j’étais ou celui que je deviendrai. Cet ancrage à l’être au présent, rend impossible la conscience à la fois de son état d’être et de celui de l’activité traversée. Pourtant, si l’incertitude est palpable, même incoercible, je suis à la fois dans un lieu, et allant vers un autre. Ainsi, comme en physique quantique, une certaine superposition des états invérifiables par l’expérience de penser existe.

Une superposition notamment mise en évidence par l’expérience « des deux fentes »19 qui consiste à faire passer, projeter, des électrons dans deux fentes afin d’établir si leur mouvement correspond davantage à des ondes ou à des corpuscules, les résultats sont sidérants :

Il nous faut […] admettre que les propriétés que nous attribuons à une particule dépendent des caractéristiques du dispositif dans lequel elle évolue. Si nous utilisons un appareillage rendant impossible les chemins indiscernables, c’est l’aspect ondulatoire de la particule qui se manifeste. Mais si nous utilisons un appareillage permettant de distinguer les chemins, c’est son aspect corpusculaire qui apparaît.20

Les résultats sont donc pour le moins paradoxaux. Ainsi, tel que le décrit la physique quantique, une particule peut avoir un comportement corpusculaire ou un comportement ondulatoire, sans être ni une onde, ni un corpuscule. Être l’un ou l’autre lui imposerait, de fait, l’impossibilité de se comporter comme l’autre.

Or la physique quantique va plus loin, elle ne décrit, tout d’abord, non pas un monde fictif, mais au contraire, une réalité qu’il est possible d’expérimenter scientifiquement, et établit, de plus, que ce sont justement ces conditions expérimentales qui imposent à la particule de se déterminer. Étienne Klein explique ainsi :

Tout se passe comme si la mesure l’avait obligé à « prendre position », au sens propre comme au sens figuré.21

Plus précisément, la mesure semble avoir « défini » leur trajectoire au sens où elle a imposé leur passage par une seule fente. Toute mesure apparaît ainsi comme une interaction entre l’objet microscopique sur lequel on effectue cette mesure et l’appareil de mesure proprement dit (qui est, lui, macroscopique). Cette interaction empêche de faire la part entre ce qui revient en propre à l’objet mesuré et ce qui revient en propre à l’appareil de mesure, comme si les propriétés des particules ne pouvaient plus être détachées des conditions de leur manifestation.22

Ainsi, de manière quasiment incroyable, il est possible de considérer que les conditions d’expérimentations sont telles qu’elles interférent sur les résultats eux-mêmes. Si dans la physique classique une telle interférence était déjà perceptible, les scientifiques estimaient jusqu’alors qu’il s’agissait seulement d’un déplacement, un décalage, qu’il était possible de mesurer et qu’ainsi il était facile de l’enlever, de supprimer l’erreur induite pour trouver un résultat juste. Mais tout change avec la physique quantique, car les résultats des expérimentations tendent à montrer qu’il ne s’agit pas d’une simple interférence, mais, à la manière dont le disait Marc-Antoine Mathieu : d’une création. En effet, les résultats identiques d’un état, par exemple corpusculaire, lorsqu’on refait à plusieurs reprises une même expérience tendent à prouver qu’ils sont fiables et non le fruit de la probabilité, pourtant leurs contradictions, lorsqu’on varie les conditions de l’expérience, tendent, elles, à montrer qu’en réalisant une expérience, on impose à la particulaire de se positionner, entre onde ou corpuscule, chose qu’elle n’avait pas fait supposément avant. De telles variations sont non seulement vraies pour l’état corpusculaire ou ondulatoire de la particule, mais aussi concernant la position de son électron, sa trajectoire et sa vitesse de déplacement, ou son spin. Autant d’états qui, par la possibilité d’être superposés, seraient laissés au flou du potentiel et jamais réellement effectif avant d’avoir besoin d’être tranchés. On pense alors à l’état d’être superposé de Mr. Nemo Nobody, qui dans le film additionne plusieurs états contraires : célibataire, marié à Élise, marié à Anna, marié à Jeanne, veuf, avec enfant, sans enfant, etc., sans que ces états soient incompatibles avant d’être face à la nécessité de décider. Or ce choix ne se fait que par la contrainte extérieure des conditions d’expérimentation de ses parents, observant ainsi qui des deux a été choisi, qu’elle fente, A ou B a été choisie, le contraignant à un statut, lui pour qui, ne pas choisir, était déjà faire un choix.

La physique quantique en offrant au quantum une superposition des états, offrent à la spatialisation et à la localisation une détermination flottante et équivoque, une indétermination.

Richard Feynman synthétise les différentes trajectoires que peuvent ainsi prendre les quantas, et trace mathématiquement une intégrale, telle une arborescence labyrinthique, de toutes les manières pour un photon, de rejoindre le point B du point A, de la ligne droite aux trajectoires les plus contre intuitives possibles. Chaque chemin potentiel est pris en considération, le scientifique nous offre alors l’imaginaire d’une arborescence magnifique de l’idée de potentiel. Une image rêvée et rêveuse rejoignant à la fois l’anamorphose, les fictions labyrinthique de Borges, et le film de Jaco Van Domael, Mr Nobody. Comme le soulevait Bachelard dans la Poétique de l’espace.

[N]ous ne devons pas oublier qu’il existe une rêverie de l’homme qui marche. Une rêverie du chemin.23

La rêverie de chemins est typique, elle se décline dans divers motifs, elle épouse tous les paradoxes lorsque dans les rêves, au cours de son parcours, alors que le sentier paraissait normal, il devient inquiétant, labyrinthique, multiple, agressif, mou tel du sable mouvant ou du coton alors qu’il semblait calme et serein, ou au contraire, il se fait bucolique, paisible, dégagé et prometteur alors qu’il semblait effrayant. Le chemin est particulièrement prompt à montrer cette duplicité du rêve puisqu’il se révèle à la fois comme en évolution dans le temps du parcours, et reliant deux objets potentiellement opposés.

Virtuel

Mais le chemin défini par Feynman revêt un caractère qui le rapproche encore davantage du rêve et de l’anamorphose : il est virtuel. C’est la raison pour laquelle les rails ferroviaires, s’ouvrant sur une multiplicité de possibles ont été utilisés pour illustrer le film Mr. Nobody. L’enfant est face à des voies qui se séparent pour symboliser les différents chemins qui s’ouvrent à lui, les différentes potentialités entre lesquelles il va devoir choisir, les différents destins qui nous seront exposés dans le film. Mais ces chemins, comme ces vies ne sont que la projection que l’enfant en fait. Elles sont en effet potentielles, puisqu’elles sont offertes par le choix décisif auquel il fait face, mais pourtant, tant qu’aucune n’est parcourue, elles restent virtuelles, des projections à actualiser en faisant un choix qui annulerait toutes les autres. Pourtant, dans le film, la question du choix est décrite comme irrésolue ou insoluble. Les vies s’entremêlent, se répondent, se contaminent, à la fois parfaitement déterminées et déterminables par le choix qui a été fait, mais parallèlement, jamais totalement étanches les unes aux autres. Dans le dialogue de fin, le journaliste qui essaye d’écrire la vie du protagoniste s’étonne et s’énerve :

Le journaliste : Tout ce que vous dites se contredit. Vous ne pouvez pas avoir été dans deux endroits en même temps.
Nemo vieux : Vous voulez dire qu’il nous faut choisir.
Le journaliste : De toutes ces vies… laquelle est la bonne ?
Nemo vieux : Chacune de ces vies est la bonne. Chaque chemin est le bon chemin.  » Tout aurait pu être n’importe quoi d’autre et aurait eu tout autant de sens.  » Tennessee Williams.24

Citant de mémoire la nouvelle : Malédiction de Tennessee Williams, le personnage réalise simultanément une explication du film, une analyse de la virtualité, une réflexion métaphysique relativiste sur le sens de la vie, et une métaphore de la physique quantique. En effet, cette virtualité des chemins est particulièrement novatrice et poussée dans les extrémités que nous lui avons déjà prêté quand elle est associée au principe d’incertitude et à la superpositions des états, les deux théories les plus paradoxales, imaginatives et créatives de la science. Étienne Klein nous explique : La notion de trajectoire, si fondamentale en physique classique, s’effondre littéralement. En effet, observant les interférences, nous ne pouvons pas préciser quel fut le parcours des particules entre la source et l’écran. […] Elles n’apparaissent qu’ici ou là lors d’une mesure, c’est dire lorsqu’elles sont détectées par un appareil conçu pour effectuer cette détection. Il n’est même pas possible de leur attribuer en pensée, dans l’intervalle séparant deux mesures, une trajectoire bien définie, c’est-à-dire les imaginer occupant à chaque point un lieu précis.25

Ainsi, les espaces qu’occupent les particules lorsqu’elles parcourent un espace ne peuvent se déterminer sur la totalité de leur trajectoire. Elles n’apparaissent qu’à des points distincts quand on leur impose de faire un choix, quand on leur demande de prendre position, quand on les localise grâce à des appareils de mesure. Il est pourtant impossible de réaliser des mesures pour déterminer suffisamment de points pour établir un chemin. La particule a été détectée ici et là mais entre les deux le flou reste le plus total. Ou plutôt le virtuel le plus total. C’est là, la prouesse de la particule, se déplacer sans jamais s’incarner définitivement dans une trajectoire. Traverser un espace, sans pour autant choisir un chemin pour le parcourir. Se situer à différentes intersections sans qu’un déplacement logique puisse s’inscrire du début à la fin. On retrouve alors vraiment la trame spatio-temporelle du film de Jaco Van Dormael. Le personnage se retrouve à différentes intersections de sa vie contradictoires les unes par rapport aux autres, simultanément dans des branches différentes de sa vie correspondant à des destins potentiels, comme si seul le focus de la caméra ou l’histoire écrite par l’enfant lui imposait de prendre une décision temporelle de vie. Pourtant, une telle décision n’impacte pas les autres potentialités qu’elles devraient cependant annuler. Stephan Hawking nous livre une analyse qui correspond parfaitement à la structure narrative de la pellicule.

Dans cette approche, une particule n’a pas une seule trajectoire, comme ce serait le cas dans une théorie classique. Au contraire, on suppose qu’elle suit toutes les trajectoires possibles de l’espace-temps.26

Tout à coup, le virtuel ne s’incarne plus seulement dans le futur, comme une potentialité à actualiser pour qu’elle se révèle exacte, mais comme un présent superposé. Comme le dit le personnage de Mr. Nobody, aucune vie n’a plus de sens que les autres puisqu’elles sont toutes cohérentes et concomitantes et trouvent leurs raisons d’être dans la succession d’événements qu’elles impliquent. La cohérence n’est jamais créée qu’après-coup, lorsqu’on tente de commenter ce qui s’est fait sans autre logique que celle de leur existence. Dans le film, chaque vie, bien qu’aussi différentes voire contradictoires les unes aux autres que les images rassemblées d’un rêve, est parfaitement écrite – et pour cause, elles sont scénarisées – et donc pleinement justifiable. Mais en reprenant la phrase de Tennessee Williams, l’auteur nous fait relativiser aussi l’incohérence de nos vies. La cohérence est en effet si naturelle qu’elle ne peut qu’être créée. Et tout alors se justifie, plus dans la vie encore que dans la fiction, puisque les événements arrivent et que l’être essaye d’y répondre du mieux possible. C’est ce mieux-là qui crée la cohérence ou l’illusion de cohérence qui nous rassure. Mais Jaco Van Dormael, en se basant sur la citation de l’auteur américain, relativise ses propos puisqu’il affirme que toutes ces vies ont autant de sens les unes que les autres. Grâce à la narration du film, ces vies ne sont pas seulement contenues à l’état d’idées, de possibles, de potentiels, elles se réalisent à l’écran sous nos yeux, toutes incarnant une vérité, sans qu’aucune ne soit privilégiée sur les autres. On fait alors face, par la fictionnalisation du virtuel, à ce qu’Élie During nomme la multiplication du réel.

La puissance du virtuel se signale par cette « multiplication du réel » qui fait coexister les hétérogènes dans un système de relations mouvantes.27

Le réel, comme en mécanique quantique, se multiplie grâce au virtuel qui permet d’associer différents états de possibles pourtant incompatibles, de donner existence à ce qui n’est que possible. Le filmMr. Nobodyen est, en effet, une magnifique interprétation, tout ce qui s’incarne à la fois étant absolument virtuel, puisqu’il s’agit des différentes vies potentielles du jeune garçon, mais sans se distinguer de la réalité, en étant chacune et toutes le réel. Nous faisons face à un film et à une narration kaléidoscopique, une vie fragmentée qui se divise à chaque choix d’avenir, pour ne pas nous présenter une seule potentialité, mais tous les virtuels qui s’ouvrent comme autant de chemins à arpenter. La structure est ainsi très proche de celle de la fiction de Borges : Le jardin aux sentiers qui bifurquent, véritable incarnation littéraire de la notion de virtuel, puisqu’à chaque instant, tous les potentiels qui s’ouvrent ne s’annulent pas, mais se vivent en parallèle, en simultané, dans une multiplication du réel qui superpose les différents états contradictoires plutôt que d’en établir un comme étant et annihilant les autres. L’auteur mexicain crée alors un labyrinthe de potentialité, proche de ce qu’il décrit dans Le labyrinthe de Babel mettant en scène un labyrinthe de lettres, formant en déformant des mots, certains compréhensibles, certains incompréhensibles. Un cheminement dans l’alphabet à la fois inépuisable et intarissable de sens, de non-sens, d’expressions et de sensations.  

Cet épuisement des chemins est le même parcours que va emprunter le spectateur face à une anamorphose, cherchant toujours à actualiser son point de vue, tantôt pour révéler la forme en puissance, virtuelle, tantôt pour l’effacer. Les notions de réel et de virtuel deviennent alors floues. Dans cet art de la déformation de l’image, particulièrement, l’opposition entre virtuel et actuel se dilate, se délite, semble devenir aux contacts de ces œuvres, presque invisible, impensable. Cet avènement du virtuel nous est décrit par Georges Didi-Huberman.

L’événement de la virtutis, ce qui est en puissance, ne donne jamais une direction à suivre par l’œil, ni un sens univoque de la lecture. Cela ne veut pas dire qu’il est dénué de sens. Au contraire : Il tire de son espèce de négativité la force d’un déploiement multiple, il rend possible non pas une ou deux significations univoques mais des constellations entières de sens, qui sont là comme des réseaux dont nous devrons accepter de ne jamais connaître la totalité ni la clôture contraint que d’en simplement en parcourir incomplètement le labyrinthe virtuel.28

Ce labyrinthe de potentialité, ces constellations de sens qui immergent de l’œuvre ou au contraire se détruisent, s’effondrent, sont la puissance de la pratique artistique. Elles peuvent faire surgir une multitude de chemins pour le regard, une pluralité de sens, sans générer du non-sens, mais au contraire en s’affirmant comme équivoque plus qu’univoque. L’œil n’a pas une direction à suivre, il crée et se crée son propre cheminement de regard, de sens, et de formes. Il ouvre des réseaux dont nous devrons accepter de ne jamais connaître la totalité, l’exhaustivité et l’absolu du visible y étant totalement absents. C’est cette multiplicité qui fait de l’œuvre une image virtuelle, où les potentiels ne sont pas en concurrence mais réunis. Envisager une telle pratique de la virtualité non plus en image ou en littérature mais en espace donne de la profondeur à ce procédé. Le chemin du regard s’incarne comme de véritables sentiers à parcourir, les possibles se déclinent dans l’espace plutôt que dans la pensée, et le dynamisme de la virtualité recomposant à chaque instant les relations de potentialité dans un mouvement cinétique jamais figé.

Cette ambiguïté est celle que Felice Varini, et plus encore, Georges Rousse travaillent dans leurs photographies. En effet, les formes qui surgissent sur l’image semblent avoir été ajoutées virtuellement. Georges Rousse se défend, notamment en interview, de toute utilisation de la retouche d’image par le biais de logiciel numérique. Cette nécessité de noter l’inscription de la forme par sa plasticité dans le réel est le signe de la proximité de la pratique, ou plus exactement, des images générées par la pratique, et de celles générées numériquement. En effet, grâce aux progrès des logiciels de photomontage nés dans les années 1990, il serait aisé de reproduire les œuvres de l’artiste français par une simple superposition de la forme dans le lieu, en jouant sur des filtres et sur l’opacité pour lui restituer sa plasticité. Mais, si à première vue, les images seraient à s’y méprendre, semblables, à mieux y regarder, une version totalement numérique serait dénuée de l’étrangeté de la photographie de l’artiste, cette étrangeté est celle qui lui donne à la fois son intérêt et sa curiosité. C’est le signe de l’inscription de la forme au sein du réel. Les formes n’en sont pourtant pas moins virtuelles.

C’est tout le paradoxe dans lequel s’offre l’anamorphose : en devenant actuelle, elle ne cesse d’être virtuelle. Tout est possible et reste possible en étant. Cette pratique rejoint donc le concept d’image‑cristal.

L’image-cristal, au sens où l’entend Deleuze, serait une image biface résultant de la coexistence de la coalescence d’une image actuelle et de son image virtuelle, à l’instar du présent coexistant avec son propre souvenir.29

Dans cet extrait de Faux raccords, Élie During revient sur le concept que Deleuze développe dans le quatrième chapitre de L’image temps, décrivant l’association de l’image actuelle à l’image virtuelle au cinéma. L’image-cristal est ainsi la réunion de l’actuel et de tous les virtuels potentiels réunis de manière à ce qu’ils ne soient plus discernables.

Or, appliquer le concept d’image-cristal, non plus au cinéma, mais à la pratique de l’anamorphose permet d’envisager cette relation de manière encore plus intime. En effet, lorsque le spectateur chemine dans l’œuvre, une pluralité d’images lui fait face, des images qu’il faudra à chaque instant réactualiser pour qu’elles offrent une nouvelle facette de leur image cristalline. À chaque instant, de nouvelles images seront générées, actualisées, les faisant passer d’un statut de virtualité à un statut d’actualité. Mais alors que ce qui était potentiel dans le réel, une fois passé au statut d’actuel, ne pouvait pas y revenir, de par l’irréversibilité de la flèche du temps, chaque point de vue y replonge à l’infini lorsque le spectateur se déplace. L’anamorphose ne peut se lire qu’en pensant à une infinité de chemins virtuellement ouverts, une infinité d’images kaléidoscopiques qui s’associent et se succèdent les unes aux autres. L’œuvre est totalement virtuelle puisqu’elle n’existe actuellement que grâce au regard du spectateur qui lui offre, en la parcourant, une image. Pourtant, aussi vite qu’elle s’est actualisée, l’image sombre à nouveau dans la virtualité de laquelle elle avait pourtant immergé. Elle ne laisse qu’une trace dans le souvenir de celui qui l’a vu apparaître et disparaître. L’image est ainsi réelle et virtuelle. Mais elle est aussi potentielle et potentiellement actuelle. Cette dialectisation permanente du réel et du virtuel, mais plus encore du possible et de l’actuel est décrit par Dario Gamboni, au sujet des images doubles. Il explique :

J’ai proposé de baptiser « images potentielles30 » des aspects établis de leur virtualité par l’artiste, mais dépendant pour leur actualisation du spectateur.31

Les anamorphoses s’affichent ainsi comme des images potentielles, des images qui nécessitent la présence, le regard, l’action du spectateur pour sortir de leur virtualité. La forme oscille entre son statut d’image et de non-image, à la manière dont le chat de Schrödinger superpose l’état de vie et de mort. L’œuvre génère alors, comme le dit Dario Gamboni, des images et des idées qui dépassent ce que l’artiste avait conçu ou imaginé. Le spectateur voit l’œuvre comme l’artiste ne l’a jamais vue, initiant un parcours toujours inédit dans l’espace. Il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermé que dans un coffret ouvert. La vérification fait mourir les images. Toujours imaginer sera plus grand que vivre. 32

1J. Baltrusaitis, Les perspectives dépravées : Tome 2, Anamorphoses, Paris, Editions Flammarion, 2008, p. 7

2Hésiode, La Théogonie Les travaux et les jours, M.-C. Leclerc (éd.), P. Brunet (trad.), Paris, Librairie générale française, 1999, p. 31

3J. Baltrusaitis, Les perspectives dépravées, Ibid., p. 51

4D. Diderot, D. Alembert et Société des gens de lettres, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers , recueilli des meilleurs auteurs et particulièrement des dictionnaires anglais de Chambers, d’Harris, de Dyche, etc. par une Société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot, et quant à la partie mathématique par M. d’Alembert,… Dix volumes in-folio dont deux de planches… proposés par souscription, Paris, Briasson David Le Breton, 1751, p. 404

5Id.

6M. Merleau-Ponty, Œuvres, op. cit., p. 1640 ; M. Merleau-Ponty et C. Lefort, Le Visible et l’Invisible / Notes de travail, Paris, Gallimard, 1979

7M. Merleau-Ponty, Œuvres, op. cit., p. 690

8H. Maldiney et al., Regard, parole, espace, op. cit., p. 33

9Regard objectif à mettre en parallèle avec celui de l’appareil photographique, voir la description de l’évolution du travail de Georges Rousse, travaillant de nombreuses années durant, uniquement en photographie avant d’ouvrir ses installations au public.

10M. Merleau-Ponty, Œuvres, op. cit. p. 730

11Pensons par exemple aux agrandissements de photographies de Thomas dans Blow Up de Michelangelo Antonioni, 1966, et particulièrement au dialogue où il explique à sa voisine qu’il a assisté à un crime. Elle lui demande alors :

-How did it happen ? – Que s’est-il passé ?

-I don’t know. I didn’t see. – Je ne sais pas. Je n’ai pas vu.

-You didn’t see ? – Tu n’as pas vu ?

-No. (…) That’s the body. Indiquant du regard une photographie. – Non. (…)Voilà le corps.

Looks like one of Bill’s paintings. – On dirait un tableau de Bill.
Les peintures de Bill étant des tableaux abstraits (mélange de cubisme et d’action painting).

Ce film traite de questions analogues à l’anamorphose sur les questions de points de vue, d’interprétation et d’image.

12H. Maldiney et al., Regard, parole, espace, op. cit. p. 49

13H. Maldiney et al., Regard, parole, espace, op. cit. p. 82

14M. Merleau-Ponty, Œuvres, op. cit., p. 1031

15M.-A. Mathieu, Julius Corentin Acquefacques T06 Le décalage, op. cit., p. 23

16S. Hawking, Une brève histoire du temps, op. cit., p. 66

17Id.

18É. Klein, Petit voyage dans le monde des quanta, Paris, Flammarion, 2016, 1 vol., p. 56

19Ibid., p. 25-40

20Ibid., p. 35

21É. Klein, Petit voyage dans le monde des quanta, op. cit., p. 87

22Ibid., p. 36

23G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 29

24J. Van Dormael, Mr. Nobody, 2009, op. cit.

25É. Klein, Petit voyage dans le monde des quanta, op. cit., p. 39

26S. W. Hawking, Une brève histoire du temps, op. cit. p. 174

27É. During, Faux raccords, op. cit., p. 116

28G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 27

29É. During, Faux raccords, op. cit., p. 75

30Ibid., p. 19 Dario Gamboni, Images potentielles – Ambiguïté et indétermination en art moderne, Dijon, Les presses du réel

31Ibid., p. 17

32G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit. p. 90


CATEGORIES : L'esquisse et l'Indécis/ AUTHOR : Pauline DESIDERIO

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