La nuit – un scénario pour la lumière — Luis Meyer

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers la lumière

Victor Hugo

Ce travail propose une réflexion autour des liens de la nuit avec le noir, à partir de l’intérêt pour la découverte de différentes situations à titre personnel dans lesquelles la présence du noir me permet d’avoir une certaine sensibilité visuelle.

Nous pouvons nous interroger sur la relation entre le noir et la nuit comme phénomènes qui n’ont aucun lien. Cependant, pour moi, l’obscurité de la nuit et le noir des ombres sont des expériences qui permettent de créer la lumière. La nuit apporte la nécessité de la lumière, et à partir d’elle il est possible de scruter le noir et de venir à la découverte de nouveaux scénarios, de nouvelles atmosphères, les paysages nocturnes les rendant parfois inquiétantes. Il faut sortir le noir de son abstraction pour faire la lumière avec lui.

Penser la nuit comme un monde singulier permet aussi d’adopter une nouvelle perspective dans l’étude de notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes, lorsque nous sommes plongés dans l’obscurité. Dans cette dynamique j’aimerais présenter deux scénarios, où j’ai pu analyser et percevoir la subtilité de la lumière qui passe à travers le noir : la maison de mon enfance et la ville. Deux contextes différents, deux espaces où l’absence de lumière ont permis l’exploration visuelle et esthétique du noir dans la nuit.

La petite bougie imprégnait forcément l’espace, le noir devenait un jaune lumineux, un rouge et orange unis comme un spectre de feu. Le noir de la nuit (ou la nuit obscure) devenait un scénario de lumière et de couleurs. « Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions… qui sortent de la nuit. » 1 Et comment traduire plastiquement cette idée de « nuit » ? « De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur… et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère. »2

Entre les formes, figures, espaces et ombres se trouvait la source de création, ces non-détails (auxquels fait référence Michaux) sortent du noir et se révèlent pour la surprise de la lumière. Mon endroit préféré pour les attraper était la maison de ma grand-mère : c’était une grande maison, aux hauts plafonds faits de bois, aux fenêtres et aux grilles décorées de petites mosaïques. De jour, il y régnait un air familial, mais étranger, silencieux de nuit : c’étaient vraiment des nuits uniques et étranges, dans toute leur ambigüité et leur beauté.

Ces expériences avec la nuit sont nées lors de mon enfance ; l’absence de lumière dans mon quartier pendant plusieurs heures soulevait la curiosité et le réveil d’un regard particulier et différent. « Car je cherche le vide, et le noir, et le nu »3 L’obscurité était partout, le noir de l’espace aidait à déambuler et à jouer à l’« aveugle » pour trouver les choses de la maison. Ce que je ne peux voir existe-t-il ?

Le mystère de la nuit dans la grande maison résonnait à l’extérieur, dans la rue il y avait aussi un scénario d’exploration. L’absence d’éclairage était un élément déclencheur d’imaginaires nocturnes, de formes et atmosphères sensibles. En ce sens, les soirées étaient des moments privilégiés pour enregistrer les scènes de la rue, photographier les détails urbains et les imaginaires à partir de cette réalité quotidienne. C’est ainsi que la photographie est devenue la première pratique pour capturer ces moments.

Dans une série de photos intitulées Noche (Nuit), en 2012, je mène l’exploration de l’image urbaine en noir et blanc ; la recherche des atmosphères était mon intérêt principal et avec ces deux seules valeurs il m’était possible de m’approcher de cette expérience. Dans ce sens, cette pratique se déroulait le soir et mes parcours urbains étaient une rencontre avec la lumière et l’obscurité de ma ville. L’imaginaire nocturne de Barranquilla4 me présentait de nouveaux scénarios lumineux et de contrastes, une recherche esthétique, une exploration de l’espace nocturne de la ville, avec des atmosphères et des situations différentes de celles du jour, chaotique. D’ailleurs, cette nuit qui apparaît comme objet de plaisirs et de tourments cosmiques, de mystères et de hiéroglyphes, s’étend comme un tissu sensible à un temps inconnu, comme un espace qui fuit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; elle est aussi le reflet d’une solitude, l’espace où s’échoue le silence du quotidien, mais où surgit le « bruit » des lumières et des actions nouvelles. « Un espace plein d’électrons qui ne laisse pas passer la lumière », comme le dirait un poète nocturne de mon quartier à Barranquilla. La lumière dessine l’espace, elle permet l’apparition des formes et silhouettes dans l’ombre. Avec la caméra j’ai cherché à ce que la lumière fasse le contraste, elle devient le point de référence pour la composition et le scénario urbain devient un reflet de sa luminosité. Cette série est synonyme d’exploration de la lumière nocturne, de la recherche des scénarios dans la rue, dans les quartiers. La présence des ombres, les nuances de la lumière et le silence de l’espace provoquent un scénario plastique et visuel de contenu symbolique ; une sorte de mythe de la caverne quotidienne. Le noir de la caverne sort pour donner des formes et silhouettes à la rue, aux personnes et aux maisons.

D’un autre côté, je considère l’obscurité de la nuit et le noir des ombres comme des expériences qui permettent de créer la lumière. La nuit apporte la nécessité de la lumière, et à partir d’elle il est possible de scruter le noir et de venir à la découverte de nouveaux scénarios, de nouvelles atmosphères, les paysages nocturnes les rendant parfois inquiétantes. Il faut sortir le noir de son abstraction pour faire la lumière avec lui. L’absence de lumière dans mon quartier, déjà cité ci-avant soulevait la curiosité et éveillait un regard particulier et différent. L’obscurité était partout, le noir de l’espace favorisait la déambulation et le jeu à l’« aveugle » pour trouver les choses pas seulement dans la rue, mais aussi à la maison, parfois en profitant des coupures d’électricité qui survenaient parfois.

Le noir de la nuit (ou la nuit obscure) devenait un scénario de lumière et de couleurs. Et comment traduire plastiquement cette idée de  » nuit  » ? « De la nuit vient l’inexpliqué, le non détaillé, le non rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur… et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère. »5 Mais la nuit peut évoquer aussi le noir et blanc ; penser dans un monde en noir et blanc me semble très intéressant, pas du tout nostalgique ni triste, au contraire. Peut-être que cela aidera à se concentrer sur les véritables détails d’une image. À partir de cette série d’œuvres je commence à m’intéresser à la notion d’imaginaires urbains, un concept qui a résonné dans la façon de regarder et de découvrir la ville et ses espaces.

Mon séjour en France depuis 2015 m’a permis de poursuivre cette exploration artistique avec le noir et le blanc. Tout d’abord, lors d’une visite dans le quartier de la Défense à Paris un soir : la contemplation de bâtiments, murs et fenêtres en verre a provoqué l’interprétation d’un scénario urbain lumineux où les quantités de petites fenêtres faisaient écho à toute l’architecture du lieu, une sorte de résonance, des contrastes qui faisaient l’apologie d’une ville lumineuse et moderne. Cette expérience m’a permis la création d’une série de linogravures appelée Fenêtres nocturnes. Le noir et le blanc font de l’image une scène de contrastes et de dialogues avec la lumière. Fenêtres nocturnes est une de mes dernières séries d’images où la nuit est révélée grâce à la juxtaposition d’empreintes, à la composition et au flux de « lumière ». La juxtaposition des images graphiques permet la composition d’un scénario urbain répétitif et simultané où le contraste du blanc et du noir révèle les formes architecturales. Elle propose un jeu sériel inspiré par des bâtiments en utilisant le noir et le blanc. Dans ce sens, l’acte graphique de la trace de la matrice permet de composer un scénario urbain nocturne à partir de l’exploration de l’impression, la quantité d’encre et la pression exercée par la presse. Ma pratique artistique a continué à s’enrichir ailleurs, les images proposées dans cette série illustrent diverses scènes de nuit, notamment des bâtiments et l’ensemble des fenêtres qui en font comme de multiples lampes. Cela génère une atmosphère urbaine à interpréter.

Ensuite je me suis installé dans le Nord et la forte présence d’une architecture basée dans la brique et nouvelle pour moi, elle m’amène vers de nouveaux territoires de création. Les promenades et les rencontres avec l’atmosphère nocturne ont continué à développer ma sensibilité visuelle dans l’émergence d’images urbaines.

Dans cette dynamique l’exploration de la nuit et le lien avec le noir ont continué à travers les arts graphiques ; la pratique de la gravure et le dessin ont donné aussi de nouvelles représentations des espaces urbains nocturnes.

La notion du dessin, le parcours et la mise en valeur du quotidien nocturne de la ville faisaient de ma pratique une exploration simple et minimaliste des espaces urbains. De même, la création des récits avec la création de livres d’artiste, ainsi qu’un déplacement des images fixes vers un mouvement répétitif grâce à la création d’un gif numérique fait de la nuit un phénomène d’inspiration artistique.

Note sur l’auteur

Luis Meyer est un artiste plasticien diplômé de la faculté des Beaux-Arts de l’Université de l’Atlántico (2010) à Barranquilla, en Colombie. Il achève un doctorat en Arts et Sciences de l’Art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avec une thèse de création-recherche intitulée : Le sens révélateur du mur urbain : vers une nouvelle muralité contemporaine (2022), après un Master en Arts, spécialité Création et plasticité contemporaine et une recherche intitulée : Intergraphie urbaine (2018) ainsi qu’un Master Arts, spécialité Exposition et production d’œuvres d’art contemporain à l’Université de Lille, et un mémoire intitulé : La dimension élargie de l’image graphique contemporaine vers de nouveaux contextes de création (2017). Il est auteur des articles liés aux murs urbains et l’image graphique contemporaine, dans la revue Ecumene et la Red Iberoamericana de Academias de Investigación. Il a participé à diverses expositions et projets de résidence dans différentes villes du nord de la France.

Les œuvres de Luis Meyer furent exposées à la galerie Phén(o) du 3 juin au 3 septembre 2023, 11 rue de la Fontaine à Montpellier.

Notes

1 MICHAUX Henri, Emergence-Résurgence, Paris, Skira, 1972, p. 25.

2 Ibid., p. 14.

3 BAUDELAIRE Charles, Les fleurs du mal, « Obsession ».

4 Barranquilla est une ville du nord de la Colombie et la capitale du département d’Atlántico. Elle se situe sur la rive occidentale du río Magdalena, le fleuve le plus important de Colombie, à 7,5 km de son embouchure sur la mer des Caraïbes, ou mer des Antilles, dépendance de l’océan Atlantique. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Barranquilla. Consulté en juin 2022.

5 PASTOUREAU Michel, Noir : histoire d’une couleur, Seuil, 2008, p. 42.

Bibliographie

BAUDELAIRE Charles, Les fleurs du mal, poème Obsession, Paris, bibebook, 2016.

BONNET S. Luis. Lecturas urbanas. Bogota. Observatorio del Caribe, Universidad del Atlantico. 2003.

HUBERMAN-DIDI Georges, Sortir du Noir, Lonrai, Minuit, 2016.

MICHAUX Henri, Emergence-Résurgence, Paris, Skira, 1972.

ORTIZ Renato, « Modernité mondiale et identité », Les Identités collectives à l’heure de la mondialisation, Bruno Ollivier, éd. Paris, CNRS, 2009.

PASTOUREAU Michel, Noir : histoire d’une couleur, Lonrai, Seuil, 2008.

PIPER Adrian, « Coincée » Décentrements in Art et mondialisation, anthologie de textes de 1950 à nos jour, GRENIER Catherine, éd. Paris, Centre Pompidou, 2015.

SILVA Armando, Los Imaginarios urbanos, 5ta edición, Arango, Bogota, 2006.


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