La photographie à l’épreuve de la nuit : FPS 60 de Liz Deschenes — Hélène Kuchmann

Victor Hugo, dans une lettre à Flaubert, se réjouissait de pouvoir, grâce à la photographie, obtenir son propre portrait « en collaboration avec le soleil »1, liant le nouveau procédé qu’il commençait à expérimenter en exil à l’astre diurne. L’étymologie même semble vouer le médium à la lumière, et a pour nous aujourd’hui une valeur de rappel quant au fonctionnement technique des premiers dispositifs : la pellicule argentique est une surface sensible sur laquelle la lumière vient laisser son empreinte. On aurait tôt fait dès lors d’exclure la nuit du champ du photographique, mais dans FPS (60), Liz Deschenes montre qu’il n’en est rien. L’artiste, connue pour sa pratique du photogramme, avait déjà réalisé en 2010, pour la série Shift/Rise, des œuvres par exposition de la pellicule argentique à la lumière lunaire, tirée et montée ensuite sur un fond d’aluminium. Dans FPS (60), la pellicule est exposée cette fois à la nuit même (sans source de luminosité déterminée) et tirée sur 60 bandes en Dibond ; les fines et longues bandes (152,4 x 6,4 x 1,9 cm) sont espacées de manière égale sur une longueur de onze mètres. Il en résulte des images abstraites, dont les formes vagues – coulées, empreintes, taches liées aux variations infimes de la lumière nocturne et à la manipulation du négatif argentique – sont d’autant plus difficiles à percevoir que le support est hautement réfléchissant. Ainsi, dans sa pièce, Liz Deschenes semble faire entrer deux choses supposées être le hors champ absolu de la photographie : la nuit et l’abstraction2.

D’une part, elle établit en effet que la nuit peut être un objet photographique, car celle-ci ne saurait s’identifier à l’absence de lumière, elle est remplie de sources de luminosité (les étoiles en premier lieu, mais les lampadaires également en contexte urbain) qui font que sa noirceur n’est pas celle d’une salle impénétrablement fermée : le degré zéro de luminosité qui aboutirait à l’absence totale d’image est un phénomène aussi rare que le silence complet. D’autre part, elle va à l’encontre du réalisme qui, loué ou blâmé, apparaît comme le trait ontologique le plus souligné du médium3. Quelle est la part incompressible de photographique qui reste dans une installation où les images ont été soustraites à la représentativité et à la lumière ? FPS (60) s’impose comme une pièce qui pousse la photographie à ses limites et permet ainsi une véritable investigation ontologique sur le médium. Nous confronterons cette réflexion à celle menée par Barthes dans La Chambre claire et nous verrons qu’elle permet de questionner l’envers du visible photographique et de déplacer le regard par rapport aux théories indicielles de la photographie.

L’installation contre la platitude photographique

Pour commencer il faut observer que, si l’artiste expose des photogrammes, la pièce en elle-même n’est pas une photographie, mais une installation qui permet la construction d’une pensée réflexive sur le médium. En inscrivant les images dans un espace, Liz Deschenes attire l’attention sur leur existence en tant qu’objets et leur prête ainsi une dimension sculpturale, alors que la photo, telle que nous l’abordons le plus souvent, est un objet bidimensionnel et insignifiant en lui-même – que nous dépassons pour ne considérer que la chose qui y est représentée. C’est en effet ce qu’affirme Barthes dans La Chambre claire, lorsqu’il écrit :

« La photographie est plate, dans tous les sens du mot […] ».4

Dans FPS (60), l’installation permet également de réaliser un hommage à Étienne-Jules Marey. Les bandes en Dibond renvoient formellement à la pellicule et l’installation exhibe la matérialité du dispositif technique. Cependant, le choix d’un support réfléchissant pour le tirage des photogrammes déplace du sujet photographié au spectateur l’expérience de décomposition du mouvement. Le dispositif permet en effet un séquençage de notre déplacement, dont nous pouvons régler la vitesse. Si nous courons le long du mur, l’enchaînement des poses fixes se rapproche du film. La pièce joue ainsi sur la porosité de la photographie avec deux arts : les arts plastiques d’un côté et le cinéma de l’autre. De façon plus significative encore, la pièce déplace notre attention : nous sommes amenés à regarder non plus ce qui est sur la photographie, mais l’objet photographique et nos interactions avec lui.

Affaiblir le choc de la photo

La pièce opère un effacement de l’image photographique elle-même : non seulement les négatifs ne présentent que d’infimes nuances, mais encore celles-ci sont rendues plus difficiles à percevoir en raison de la propriété réfléchissante du Dibond. Pour décrire l’expérience spectatorielle imposée par FPS (60) on peut à cet égard reprendre les propos d’Aude Launay au sujet d’une autre série de l’artiste, les Photographs :

Parmi les derniers travaux de Deschenes, Photographs, une série de photogrammes créés par exposition de papier photosensible en plein air la nuit fixé ensuite au silver toner, tourne autour de l’objectité de la photographie. En effet, ces photographies nues ne représentent rien, telles quelles, mais à la faveur du passage de quelqu’un devant elles, elles reflètent légèrement la silhouette5.

Liz Deschenes semble employer la photographie à rebours, comme si elle voulait montrer, par l’intervention du nocturne dans le processus de création des images, l’envers du visible photographique. D’un côté elle fait apparaître ce que, habituellement, on ne voit pas dans la photo : sa valeur en tant qu’objet et sa relation au mouvement ; d’un autre, elle affaiblit ce qui polarise généralement toute notre attention, à savoir la chose représentée sur l’image. Dans FPS (60), on éprouve ainsi une sorte de discrétion de l’image, à l’opposé de la capacité de l’image photographique à nous poindre (pour reprendre mot de Barthes), ou même – quand l’image nous laisse indifférents – à forcer notre attention. Dans cette perspective, le travail sur le support réfléchissant permet d’amoindrir le choc de l’image, dans une esthétique qui se veut diamétralement opposée à certains emplois publicitaires ou médiatiques du médium, dont le slogan de Paris Match offre une expression synthétique : « Le poids des mots, le choc des photos ». Ainsi, dans la photographie de presse par exemple, l’Operator (pour reprendre un autre concept barthésien) a été en situation de traque – ou, pour reprendre le terme de Chris Marker6, de chasse – pour arracher à la réalité un détail saillant ou une scène frappante. L’image qui en découle est en quelque sorte subie par le Spectator en position passive. Les œuvres de Liz Deschenes obligent au contraire le Spectator à être actif dans la réception et à être simultanément conscient du processus. Dans Scrolling [Faire défiler]7, Mélissa Boucher réalise des photographies de captures d’écran de films pornographiques et les tire sur du verre diélectrique. Par l’intermédiaire de son reflet, le spectateur, contraint à un effort pour arracher l’image à l’indistinction, est confronté à son désir de voir. FPS (60) ne saurait être de la même manière une critique du voyeurisme du spectateur, néanmoins, dans l’une comme dans l’autre pièce, nous devons assumer la responsabilité de notre regard. Il nous incombe en effet de choisir ce que nous voulons regarder, de la bande exposée ou du reflet ; et, par une opération mécanique de l’œil, la focalisation (assurée par l’objectif de la caméra dans une image réalisée avec un appareil), nous éprouvons dans notre chair le processus de formation de l’image. Selon Eva Respini (commissaire d’une exposition de l’artiste à Boston), la pièce nous invite ainsi à envisager la vision comme un acte physique8, favorisé par le dispositif de l’installation. À l’opposé de la réceptivité fascinée de la salle de cinéma – ou même du musée – où le cadre tend à s’effacer au profit de l’image, et le corps à entrer dans une sorte de figement voire d’oubli, l’installation implique un engagement physique de la part du spectateur, auquel vient s’ajouter la gymnastique optique de la focalisation. Dans la pièce de Liz Deschenes en somme, nous hébergeons dans notre corps les trois versants de l’action ou du geste photographique : celui du Spectator, celui de l’Operator, et celui de la camera, et la médiatisation de notre reflet nous invite à en prendre conscience. De manière générale, la pièce impose une posture réflexive à l’égard du médium, qui s’amplifie encore si on considère l’interprétation de la valeur temporelle de la photographie incarnée par FPS (60).

Le « ça a été » : valeur temporelle de l’image photographique dans FPS (60)

Le rapport entretenu par la photographie au temps est le trait caractéristique du médium le plus fréquemment mis en évidence par les théoriciens. Bazin en faisait déjà la base de son ontologie de l’image photographique :

« […] car la photographie ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption ».9

Jean-Christophe Bailly, dans L’Imagement, rappelle de même cette caractéristique de l’appareil, capable de produire une image.

« […] venant clouer dans chaque instant (et selon une durée d’instant de plus en plus courte) l’hypostase d’une durée ayant échappé au temps ».10

C’est d’un constat analogue que Barthes tire la découverte de l’essence de la photographie dans La Chambre claire :

« Le nom du noème de la Photographie sera donc « Ça-a-été » ou encore : l’Intraitable. […] cela que je vois s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet (operator ou spectator) ; il a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent et cependant déjà différé ».11

En somme, à chaque fois que nous faisons une photographie, nous soustrayons au temps un de ses composants microscopiques. Le dispositif photographique contient en effet l’idée que le temps, vécu le plus souvent comme un flux, est peut-être composé de points détachables et fixes qui en seraient la plus petite unité de mesure. Dans cette perspective, l’appareil photo s’impose comme une « horloge à voir12 » et l’instantané photographique comme l’équivalent visuel de la seconde dans le comptage du temps. Nous comprenons dès lors que lorsque Marey invente sa technique, la chronophotographie, il ne fait qu’identifier, à partir de la valeur temporelle de toute photographie, la capacité du médium à fragmenter en séquences simples un processus en apparence continu. C’est ce que FPS (60) rappelle (les soixante bandes pouvant être interprétées en ce sens comme un rappel des mesures temporelles), et cependant la pièce semble prendre à rebours ce trait ontologique et mettre au contraire au cœur de l’installation le temps comme passage :

« The work recalls the experimentations of 19th-century scientist Étienne-Jules Marey, whose inventions studied movement over time. In the rhythmic spacing of the panels, the work evokes a feeling of the flickering passage of time, while reflecting the segmented movement of the viewer ».13

En outre, les photogrammes de Deschenes apparaissent a priori comme le contraire d’un instantané car le temps d’élaboration de l’image s’inscrit dans une durée – celle d’une nuit – et non dans un instant, celui de la prise, souligné, jusque dans nos appareils numériques, par le bruit de l’objectif. L’image que nous voyons a donc perdu l’acuité temporelle qui fait sa force et son être même dans les théories précédemment citées. En outre, la logique des reflets vient troubler d’une autre manière l’évidence du « ça a été » qui constitue pour Barthes le fondement de l’expérience spectatorielle face à la photographie. L’évidence que nous sommes face à un instant du passé soustrait à la corruption temporelle est parasitée par le fait que la pièce nous renvoie épisodiquement au présent de notre visite dans l’installation. Si on reprend la distinction existante en anglais entre image (l’objet de l’impression visuelle) et picture (l’artefact)14, on pourra dire que dans FPS (60), la même image (picture) repose sur un effet de juxtaposition de deux images (images) appartenant à deux temporalités distinctes : le temps de la prise et le temps de la réception. Cependant, le renvoi au présent qui se produit alors n’est-il pas en définitive un renvoi au présent tel qu’il deviendra le passé ? En regardant le présent au miroir de la photographie, nous sommes en train d’en jouir mélancoliquement comme d’une future archive, c’est ce que rappelle Susan Sontag en citant l’une des pionnières de la photographie, Berenice Abbott (source d’inspiration de Liz Deschenes pour la série des Moiré) :

« […] le photographe est l’être contemporain par excellence; à travers son regard, le maintenant devient du passé ».15

Il nous semble dès lors que le « ça a été » est davantage déplacé qu’évacué de la pièce, et peut être même rendu encore plus sensible du fait de ce déplacement. Dans La Chambre claire, le cheminement de Roland Barthes montre la difficulté à dégager l’expérience fondamentale provoquée par la photographie – ce qui constitue son essence, le « ça a été » – de l’objet de l’image (nous voyons un chien ou un enfant, mais nous ne voyons pas le temps). Liz Deschenes ne parvient-elle pas à libérer le « ça a été » de l’objet de l’image ? Dans FPS (60), l’embaumement du temps décrit par Bazin contamine même le présent, pris à la surface de la bande en Dibond, et le rapport de la photographie au temps est ce qui constitue le spectacle même de la pièce.

Voir le photographique

FPS (60) ne tourne donc pas la photographie contre elle-même (comme on pourrait le penser au premier abord) mais sur elle-même, et, par la manipulation d’une technique (le photogramme) et dans le cadre de l’installation, elle fait apparaître ce qui est le plus invisible dans une photographie : le photographique même. Ainsi, pour reprendre nos analyses précédentes, nous voyons que la pièce nous fait expérimenter la matérialité de la photo, le geste du photographe, le processus même de capture de l’image, sa valeur temporelle – toutes choses qui sont les conditions habituelles de la construction d’une photo, et que nous ne discernons plus que difficilement dans une image figurative. Deschenes retire l’objet de la photographie pour faire de la photographie l’objet même de l’image ; elle nous fait voir ce que nous ne pouvons voir mais sans quoi nous ne verrions rien, c’est-à-dire les conditions de possibilité d’une image en tant qu’elle est photographique. À un niveau supérieur, cela signifie qu’elle soustrait la photographie à la représentation du visible, pour en faire le lieu où se donne le principe même de visibilité. Cette démarche rencontre d’autres pratiques de l’artiste : une pièce comme Green screen #716 prend pour objet le fond vert utilisé pour les effets spéciaux au cinéma (blue screen en anglais), photographié sur un écran d’ordinateur. En employant à la fois le numérique et l’argentique, Deschenes propose également de rabattre la synchronie de la prise sur la diachronie du médium. L’image en apparence plate du fond vert est chargée d’une profondeur en ce qu’elle invite à une sorte d’archéologie des dispositifs techniques et peut-être à une interrogation sur la manière dont le numérique affecte (ou non) l’ontologie photographique. On notera surtout pour notre propos que le fond vert est invisible dans les films où il a été employé, et cependant qu’il est la condition de possibilité d’existence des images que nous avons sous les yeux, par conséquent, le photographier revient à visibiliser une condition de la visibilité photo-cinématographique. À cet égard, on comprendra pourquoi la pratique de Liz Deschenes s’inscrit dans la nuit, car si le jour semble s’identifier à une absence de fond, ou à un fond neutre, grâce auquel le rapport du sujet à l’objet semble s’établir en toute transparence, la nuit, en revanche, matérialise en permanence la question de la visibilité, par celle du devenir de la forme, et entremêle intimement l’expérience du voir à la vision des choses. On notera en outre que dans Green screen#7, le fond vert, médiatisé par l’écran de l’ordinateur n’est pas constitué comme un objet face à l’objectif de la photographe, différence soulignée par le titre (Green screen et non blue screen). Nous relierons ce choix à la volonté de l’artiste d’éloigner la référentialité, ce que la nuit permet de manière très concrète dans FPS (60).

Contre la référentialité

Que permet en effet la nuit telle qu’elle est employée dans FPS (60) ? Elle permet de faire des images photographiques qui prennent à rebours deux critères posés dans les théories photographiques comme deux limites extrêmes du médium : la ressemblance et la référentialité. En effet, même si l’idée selon laquelle la photographie serait un outil objectif de reproduction de la réalité n’est plus dominante – en témoigne la place qu’elle occupe depuis longtemps déjà dans le champ de l’art17 – on continue spontanément de tenir le mimétisme comme un trait inhérent au médium, et de fait les pratiques abstraites de la photographie constituent l’exception et non la norme. Or, nous observerons que dans le travail de Deschenes sur l’abstraction, la nuit joue un rôle clef, puisque c’est le dispositif d’exposition à la lumière lunaire ou nocturne (employé dans Shift/Rise, dans FPS (60) et dans la série des Photographs) qui permet la formation d’images abstraites, formant un tracé aléatoire sans figures reconnaissables. Dans toutes ces pièces, c’est la nuit qui affranchit définitivement la photographie de la ressemblance à l’égard du réel. Cependant, c’est avant tout en mettant en cause la référentialité que FPS (60) pose une question à l’ontologie de la photographie, et notamment à celle développée dans les théories indicielles. Rappelons en effet que ces théories ont introduit un déplacement dans le réalisme photographique : ce n’est pas le mimétisme qui importe, mais la liaison organique de l’image avec le référent ou modèle, trait qui implique selon Barthes l’introduction avec la photographie d’« un gène nouveau […] dans la famille des images18 ». Dès la première partie de La Chambre claire, Barthes met en évidence en effet l’« entêtement du référent à être toujours là19 », qui prend la forme d’une « fatalité (pas de photo sans quelque chose ou quelqu’un)20 ». Il ne s’agit pas pour Barthes de dire qu’il est impossible d’inventer une technique permettant de réaliser une photographie sans référent, mais que toute image qui brise le lien avec le référent, même si elle emploie matériellement le dispositif photographique, n’est plus une photographie. Or, dans FPS (60) précisément, comme l’écrit Aude Launay (voir supra), les négatifs tirés sur Dibond ne représentent rien : non seulement ils sont abstraits dans leur forme, mais en outre car ils n’ont pas de modèle : il n’y a ni quelque chose, ni quelqu’un derrière les formes visibles sur les bandes en aluminium. Dans la mesure où comme nous l’avons dit précédemment, il est rare que l’absence de lumière soit telle qu’elle conduise à l’impossibilité de produire une image par l’exposition du négatif argentique, la nuit peut apparaître comme un moyen de générer des photographies sans référent, auxquelles il nous semble, en vertu des considérations précédentes, qu’on ne peut cependant dénier leur statut de photographies.

On observera que le photogramme tel qu’il est employé par Liz Deschenes dans cette pièce se démarque considérablement de certains de ses usages historiques. En effet, la technique, dont on attribue l’invention à Christian Schad en 1919, mais dont l’existence est, comme le rappelle Clément Chéroux « attesté[e] dès les débuts du médium21 » peut infléchir notre réception de l’image photographique dans des sens divergents voire contradictoires. Ainsi, si Man Ray, El Lissitzky et Moholy-Nagy sont les artistes les plus cités pour leur pratique du photogramme dans le sillage des Schadographs22, Clément Chéroux rappelle que « […] chacun des trois opérateurs a ensuite développé un projet autonome selon ses propres préoccupations esthétiques23 ». On distinguera ainsi schématiquement que le photogramme peut, du point de vue de l’ontologie de l’image photographique, avoir deux significations contradictoires. Il peut en effet souligner le lien organique à la référence :

« It is this direct and unmediated referentiality, an intensification of the causal, or indexical, dimension of all photographic processes, that accounts for the theorization of photograms as « pure photography » – the origin point for all photographic practices ».24

On pensera alors plutôt à certains travaux de Man Ray et d’El Lissitzky qui, en posant des objets directement sur le négatif, ont le souci de les garder reconnaissables, mais il peut également, comme nous l’avons vu avec le cas de FPS (60), revêtir un sens tout à fait opposé et contribuer à donner l’impression d’une image immatérielle, ce qui rapproche davantage la pratique de Deschenes de celle de Moholy-Nagy, dont les photogrammes, comme l’écrit Clément Chéroux « s’inscrivent dans une recherche de type expérimental dont l’objet est l’essence même du médium : la lumière »25.

La nuit comme objet photographique

Finalement, la nuit permet de réaliser, à l’échelle de l’image, ce que l’installation recherche de manière globale : l’évacuation de la représentativité de l’image. Tant que nous sommes occupés par ce qu’il y a sur une photographie, nous ne pouvons pas regarder la photographie en soi. De ce constat, Barthes a tiré l’idée centrale de La Chambre claire : l’essence de l’image photographique ne peut être dissociée et extraite de l’objet qu’elle représente et réside dans cette confusion même. Deschenes montre en quelque sorte l’inverse : l’objet est ce qui empêche de voir le photographique, c’est-à-dire les conditions de visibilité telles que le médium les définit. On pourrait toutefois donner une autre interprétation de la pièce et envisager la nuit non comme ce qui permet de réaliser une image photographique sans objet, mais comme l’objet de la photo. Autrement dit, l’installation permettrait alors de matérialiser l’immatériel. On interprètera alors les variations présentes sur les bandes non comme des aléas gratuits, des accidents du support, mais comme des traces laissées par ce qui semble avoir le moins de consistance, être moins que rien, moins que la lumière : le nocturne. Cette interprétation est encouragée par l’apparence des accidents pelliculaires que l’on interprète spontanément comme des traces. Outre une matérialisation, le photogramme pris en ce sens induit une spécification : il y a, derrière les étranges images que nous voyons, une nuit déterminée dont les bandes présenteraient les empreintes. En suivant ce fil, on peut prêter à la pièce une valeur documentaire. On pourra ainsi voir dans la pièce un enregistrement d’une nuit, dans les errances effacées des contours un relevé aussi précis qu’illisible de la multitude des événements nocturnes ; ou choisir d’y voir la possibilité de l’abstraction photographique et par conséquent un démenti esthétique à l’égard des théories indicielles.

La valeur indicielle en question

Parmi les stries et les coulées présentes sur les bandes, on peut également reconnaître des traces de doigts, dues à la manipulation des négatifs argentiques. Conjointement à l’intervention du nocturne dans l’image, on notera l’intervention de la main de l’artiste, supposée également constituer le hors champ de la photographie :

« […] la photographie, l’écriture de la lumière, n’est pas le fait de la main de l’homme, et l’on sait à quel point cette dimension non humaine aura fasciné les premiers pas de l’aventure photographique : ce sont les words of light dont parle William Henry Fox Talbot, ce sont les sun pictures, c’est toute cette idée répandue d’une sorte d’autoportrait que la nature, par la lumière interceptée, ferait ainsi d’elle-même ».26

L’émotion face au « ça a été » photographique rejoint dès lors celle procurée par les peintures rupestres quand celles-ci nous confrontent, par l’intermédiaire d’une empreinte de main, à une présence singulière et pourtant inconnue. À cet égard, la pièce montre que le « ça a été » photographique (loin de se confondre avec la question du mimétisme du médium) peut coïncider avec la valeur indicielle présente dans la sculpture (lorsque l’objet a été façonné directement par l’artiste), ou dans peinture, à travers la touche comme expression métonymique d’un corps absent. Cette interprétation n’annule pas celle qui nous engage à regarder les photogrammes comme les bandes d’enregistrement d’une nuit déterminée. En effet, le propre de FPS (60) est de montrer une trace flottante, dont le référent sera tour à tour la nuit ou le corps de l’artiste, et parfois, cette trace décrochée, devenue pure abstraction, ne renvoie à rien d’autre qu’au « ça a été » en tant que tel. Derrière l’ambiguïté référentielle gît en effet une ambiguïté qui est celle de la référentialité photographique même, supposée documenter conjointement une individualité singulière et une manifestation objective. Cette réflexion s’inscrit dans un contexte où nous constatons un investissement toujours aussi fort du pouvoir de vérité de l’image photographique et vidéo (à travers le « ça a été ») parallèlement à l’affaiblissement du mythe de l’organicité du rapport entre photographie et référent, (sapé déjà par le numérique et plus récemment encore par les progrès des Intelligences Artificielles27). En outre, alors que la médiatisation des images photographiques et vidéo s’est généralisée pendant la pandémie, éprouvons-nous toujours le même émerveillement face à la valeur indicielle de l’image ? N’en ressentons-nous pas davantage le versant négatif, l’inquiétude et le manque provoqués par une illusion de présence devenue pire qu’une absence ?

FPS (60) est une pièce qui peut être interprétée comme une réflexion esthétique sur la question de l’ontologie de l’image photographique, et qui nous semble résonner fortement avec certains de nos questionnements contemporains, quoiqu’elle prenne sa source dans des techniques remontant aux origines du médium. Liz Deschenes s’inscrit en effet dans la lignée de pratiques qui depuis les premiers temps de la photographie, contredisent ceux que Baudelaire appelait « les nouveaux adorateurs du soleil »28, c’est-à-dire ceux qui ne voyaient dans l’invention de Daguerre qu’une technique de reproduction méticuleusement exacte de la réalité. Elle donne envie, comme l’a fait Baldine Saint-Girons pour la peinture, de suivre le fil d’une autre histoire de la photographie29 – une histoire de la photographie du côté du nocturne et non du solaire, de l’invisibilité et non du mimétisme – en mettant le négatif à l’épreuve de la nuit.

Note sur l’auteur :

Hélène Kuchmann est actuellement Doctorante et ATER à l’Université Paris-Cité. Agrégée de Lettres modernes, elle réalise actuellement une thèse en Littérature française du 19e siècle sous la direction de Claude Millet intitulée « La nuit dans l’œuvre de Victor Hugo (textes et dessins) ». En tant qu’ATER à l’Université de Paris, elle donne depuis cinq ans les cours de spécialité Image au sein du parcours Lettres et Arts.

Bibliographie :

BAILLY, Jean-Christophe, L’Imagement, Seuil, 2020.

BAILLY, Jean-Christophe, Une éclosion continue, Temps et photographie, Seuil, 2022.

BARTHES, Roland, La Chambre claire, Gallimard / Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980.

BAUDELAIRE, Charles, « Salon de 1859 », in Curiosités esthétiques, Garnier Flammarion, 2018.

BAZIN, André, « Ontologie de l’image photographie », in Qu’est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf, coll. « Septième art », 1990.

CHEROUX, Clément, « Les discours de l’origine. À propos du photogramme et du photomontage », in Études photographiques, n°14, 2004 (« Questions de méthode. Le monde et ses images »).

LAUNAY, Aude, « Liz Deschenes, Rebecca Quaytman, Meredyth Sparks », in Zérodeux, revue en ligne : https://www.zerodeux.fr/guests/liz-deschenes-rebecca-quaytman-meredyth-sparks/.

LAXTON, Susan, « White shadows », in Inventing Abstraction, 1910-1925: how a radical idea changed modern art : [exhibition, New York, Museum of modern art, December 23, 2012-April 15, 2013] / [organized by] Leah Dickerman ; avec la contribution de Matthew Affron, Yve-Alain Bois, Macha Chlenova… [et al.].

SAINT-GIRONS, Baldine, Les Marges de la nuit, Pour une autre histoire de la peinture, les Editions de l’Amateur, 2006.

SONTAG, Susan, Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard en collaboration avec l’autrice, ed. Christian Bourgois, 2008.

Notes

1Cité par CHELEBOURG, Christian, « Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo », in Romantisme, 1999, n°105. L’imaginaire photographique, p. 66.

2L’idée de l’impossibilité de l’abstraction en photographie se trouve à l’origine de l’idée selon laquelle la naissance de la photographie aurait délivré la peinture du mimétisme et donc permis l’art abstrait. Dès 1951, l’exposition Abstraction in Photography (New-York, MoMA, 1951) prouve que l’impossibilité de l’abstraction photographique est un préjugé, suivra The Sense of abstraction (New-York, MoMA, 1960), et plus récemment La Photographie à l’épreuve de l’abstraction (Pontault-Combault, CPIF, 2022). Les théories indicielles de la photographie, dont Barthes et Krauss sont deux éminents représentants, mais dont Bazin et Benjamin sont les précurseurs, se sont réappropriées cette idée pour définir une ontologie basée sur la relation organique de la photo au référent. C’est dans ce sens que l’on comprendra la déclaration de Bazin : « La photographie, en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance. Car la peinture s’efforçait au fond en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait à l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme. » (BAZIN André, « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf, coll. « Septième art », 1990, p. 12).

3Blâmé si l’on fait de l’appareil photo un outil d’enregistrement des apparences (Baudelaire) – à quoi l’on s’opposera en revendiquant le rôle du point de vue du photographe (Arnheim). Loué si on y voit (comme c’est le cas dans les théories indicielles) la possibilité d’un lien unique avec le modèle (Benjamin, Bazin, Barthes).

4BARTHES, Roland, La Chambre claire, Gallimard / Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 164.

5LAUNAY, Aude, « Liz Deschenes, Rebecca Quaytman, Meredyth Sparks », in Zérodeux, revue en ligne : https://www.zerodeux.fr/guests/liz-deschenes-rebecca-quaytman-meredyth-sparks/.

6MARKER, Chris, Si j’avais quatre dromadaires, 1967, 49’, 35 mm, noir et blanc.

7BOUCHER, Mélissa, Scrolling [Faire défiler], 2021-2022, photographies argentiques, tirages jets d’encres formats variés, verre diélectrique.

8« As curator Eva Respini notes, writing about Deschenes’s 2016 ICA/Boston survey, her work encourages “seeing as a physical act.” », présentation de l’exposition « Liz Deschenes : Works 1997-2022 » (du 2 juin 2022 au 13 août 2022), Fraenkel Gallery [https://fraenkelgallery.com/exhibitions/works-1997-2022]

9BAZIN, op. cit., p. 14.

10BAILLY, Jean-Christophe, L’Imagement, Seuil, 2020, p. 17.

11BARTHES, Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 120-121.

12Ibid, p. 33. Récemment, le film Désordres (Unrueh, Cyril Schäublin, 93’, Suisse, 2022) a mis en évidence l’analogie structurelle entre la montre, l’appareil photographique et les instruments topographiques comme outils de mesure et interrogé sur les usages politiques de ces techniques, moyens d’aliénation ou d’émancipation.

13https://fraenkelgallery.com/exhibitions/works-1997-2022

14Nous reprenons ici la distinction établie par Aude Launay, op. cit.

15SONTAG, Susan, Sur la photographie, trad. Philippe Blanchard en collaboration avec l’autrice, Christian Bourgois, [2008], p. 101.

16DESCHENES, Liz, Green Screen #7, 2001, 127 x 167.6 x 2.5 cm, New York, MET.

17« Quand les photographes nient maintenant qu’ils font des œuvres d’art, c’est parce qu’ils pensent faire quelque chose de mieux. Et ceux qui les contestent nous en disent plus sur le discrédit qui affecte la notion même d’art sur la question de savoir si la photographie en est un ou non. » (SONTAG, op. cit., p. 178)

18BARTHES, Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 135.

19BARTHES, Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 17.

20Ibid, p. 18.

21CHEROUX, Clément, « Les discours de l’origine. À propos du photogramme et du photomontage », in Études photographiques, n°14, 2004 (« Questions de méthode. Le monde et ses images »), p. 5. URL: http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/377

22Nous renvoyons pour cela à l’article de Clément Chéroux et à Inventing Abstraction, 1910-1925: how a radical idea changed modern art: [exhibition, New York, Museum of modern art, December 23, 2012-April 15, 2013] / [organized by] Leah Dickerman; with contributions by Matthew Affron, Yve-Alain Bois, Macha Chlenova… [et al.]

23CHEROUX, op. cit., p. 9.

24LAXTON, Susan, in Inventing abstraction, op. cit., p. 332.

25CHEROUX, op. cit., p. 9.

26BAILLY, Jean-Christophe, Une éclosion continue, Temps et photographie, Seuil, 2022, p. 57.

27En mars 2023, une photographie créée par une Intelligence Artificielle a gagné le Sony World Photography Award.

28BAUDELAIRE, Charles, « Salon de 1859 », in Curiosités esthétiques, Garnier Flammarion, 2018, p. 317.

29En référence à l’œuvre de SAINT-GIRONS Baldine, Les Marges de la nuit, Pour une autre histoire de la peinture, les Éditions de l’Amateur, 2006.


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