de Marine DEREGNONCOURT, Diplômée de l’Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique), Future doctorante.
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La problématique qui sera traitée dans cet article concerne l’opposition entre le parlé et le chanté et la voix et le silence mise au jour par Paul Claudel dans Partage de midi. Notre propos sera divisé en trois parties. La première d’entre elles s’intéressera à la reprise et à l’adaptation par Paul Claudel du drame romantique Tristan und Isolde. En quoi Partage de midi s’apparente-t-il à cet opéra wagnérien et en quoi s’en distancie-t-il ? La deuxième partie, quant à elle, s’axera spécifiquement sur l’opposition entre le parlé et le chanté perceptible dans le drame claudélien. En ce qui concerne la troisième partie, elle se focalisera davantage sur l’opposition entre la voix et le silence également prégnante dans Partage de midi. Nous verrons ainsi que les limites et frontières artistiques sont, dans cette œuvre, poreuses.
« En art point de frontière[1]. »
C’est précisément ce que nous démontre Paul Claudel à travers Partage de midi. Comment une opposition non seulement entre le parlé et le chanté, mais aussi entre la voix et le silence est-elle mise au jour par ce dramaturge ? Telle est la problématique que nous souhaitons traiter dans cet article.
Pour ce faire, notre propos sera divisé en trois parties. La première d’entre elles s’intéressera à la reprise et à l’adaptation par Paul Claudel du drame romantique Tristan und Isolde. En quoi Partage de midi s’apparente-t-il à cet opéra wagnérien et en quoi s’en distancie-t-il ? La deuxième partie, quant à elle, s’axera spécifiquement sur l’opposition entre le parlé et le chanté perceptible dans le drame claudélien. En ce qui concerne la troisième partie, elle se focalisera davantage sur l’opposition entre la voix et le silence également prégnante dans Partage de midi. Nous verrons ainsi que les limites et frontières artistiques sont, dans cette œuvre, poreuses.
Paul Claudel réfléchit sur le rôle de la musique au théâtre. Comment comprendre la « musique » au « théâtre » [2] ? Où faut-il situer la frontière entre « la parole » et « la musique » ? Même si la musique est fréquemment considérée comme un langage autonome, cette opposition demeure extrêmement complexe. En effet, la parole et la musique contiennent toutes deux un élément sonore. Le dramaturge réfléchit dès lors sur cette opposition qui s’avère poreuse et fluctuante. Partage de midi esquisse justement un imaginaire de la diction spécifique. En effet, cette œuvre réinvente la différenciation entre le parlé et le chanté et tente ainsi d’élaborer sa propre poétique.
Pour rédiger cette pièce de théâtre, Paul Claudel s’est basé sur Tristan et Isolde de Richard Wagner. En effet, Partage de midi répond à tous les critères d’un poème symphonique, voire d’un opéra, syllabé à défaut d’être chanté :
2. Les duos d’amour : -Le désir (Acte I) ; -La passion et l’éblouissement (Acte II) ; -La passion mystique (Acte III).
3. Les récitatifs qui sont caractérisés par une tension entre le parlé et le chanté et permettent à l’âme de s’exprimer.
D’un point de vue narratologique, il s’agit, dans l’un et l’autre cas, d’un amour absolu. En témoignent ces propos d’Ysé (Acte II) :
« Mais ce que nous désirons, ce n’est point de créer, mais de détruire, et que ah ! Il n’y ait plus rien d’autre que toi et moi, et en toi que moi, et en moi que ta possession, et la rage, et la tendresse, et de te détruire et de n’être plus gêné Détestablement par ces vêtements de chair […] Ah, ce n’est point le bonheur que je t’apporte, mais ta mort, et la mienne avec elle[3]. »
Ce désir d’amour total, d’osmose, de fusion et de dépassement de l’individualisme toi/moi, lequel génère inévitablement la mort, est formulé dans le cimetière de Hong Kong. Cette séquence, subséquente à la rencontre des deux protagonistes sur un bateau en partance pour la Chine, est un moment clé au cours duquel l’adultère entre Ysé et Mesa va être crûment organisé. En effet, à la demande de son amante, Mesa envoie cyniquement De Ciz (l’époux d’Ysé) à la mort. Remarquons d’ailleurs que la jeune femme a précédemment affirmé à son mari qu’elle le tromperait, s’il devait la quitter (Acte II, scène 1) : « Je sens en moi une tentation [4]. »
D’un point de vue symbolique, Partage de midi fait aussi écho au drame romantique wagnérien. Ce sont les lieux dans lesquels se passe l’opéra wagnérien. Un lieu correspond à un acte : le bateau (Acte I), le cimetière (Acte II) et la chambre (Acte III). En l’occurrence, le bateau renvoie à celui du premier acte de Tristan und Isolde, lequel permet à Isolde de rejoindre le roi Marke.
Quant au prénom « Ysé », Ysé aux longs cheveux, il n’est pas sans lien avec l’Isolde wagnérienne. Certaines répliques le prouvent : « Ysé, c’est moi » et « Mesa, c’est moi ». Celles-ci s’apparentent à une citation de la rencontre amoureuse dans le deuxième acte de Tristan und Isolde. Plus largement, la requête amoureuse d’Ysé est parallèle à la conception wagnérienne de l’amour. Ce sentiment vise à rechercher l’unité et la compréhension totale de l’autre. L’amour fait donc fi de l’individuation, échappe aux contraintes sociales, aux limites corporelles et physiques et se réalise uniquement dans la mort. Tels sont précisément le sujet et la construction opératique.
Toutefois, Paul Claudel se distancie du grand Tout (Gesamtkunstwerk), caractéristique de la métaphysique wagnérienne. L’objet de la höchste Lust consiste en la fusion des deux amants, laquelle peut uniquement se produire par une dissolution dans un troisième terme appelé « le Grand Tout » (wehendem All) avec lequel Tristan et Isolde communiquent. L’incarnation de ces deux êtres symbolise la concrétisation et l’aboutissement face aux autres protagonistes qui sont, quant à eux, destinés à la différence, à la socialisation et à la lumière du « jour ». Par conséquent, ceux-ci demeurent aveugles et sourds aux événements. En ce qui concerne Tristan et Isolde, ils se sentent inclus dans ce Tout. Tous deux se rendent compte que la mort permet d’intégrer ce Tout, d’y retourner, de s’y dissoudre et de parvenir ainsi à contrer le malheur de l’individuation. A contrario, Ysé, « dans son anthropologie implicite »[5], introduit une coupure qui est absente de la métaphysique wagnérienne. Le corps wagnérien s’apparente à « une enveloppe », « une concrétisation » et « une cristallisation » énergique du Tout[6]. Le terme « âme » n’apparaît pas dans Tristan und Isolde. Ysé, quant à elle, oppose le corps à l’âme. « Pourvu qu’à ce prix qui est toi et moi, / […] Je sente ton âme »[7]. La fusion des « âmes » introduit une coupure binaire au sein du sujet humain. L’âme immatérielle de la jeune femme permet la relation intensément érotique à l’autre. Les commentaires d’Amalric (amant d’Ysé) rappellent sans cesse que le corps (féminin en l’occurrence) demeure un lieu d’opacité, d’interaction, de désir et de souffrances. C’est uniquement ainsi qu’il est permis de comprendre la fin de Partage de midi.
Prévenu de l’arrivée imminente d’Isolde, Tristan arrache ses pansements et, dans un moment de transe, « rejoint la mort ensoleillée »[8]. La mort est la mélodie antique qui apparaît soudainement du Royaume des ombres et que Tristan vient d’ouïr. Quant au décès d’Isolde, il semble être une dissolution de soi dans le Tout. Le dénouement du drame claudélien fait directement écho à ces deux morts. Mesa a refusé de répondre à la fusion proposée par Ysé. Autrement dit, il n’a pas souhaité se donner et accepter le jeu d’amour total suggéré par son amante et s’ouvrir ainsi entièrement à l’altérité. C’est la raison pour laquelle Ysé l’a abandonné alors qu’elle était enceinte de lui et s’est empressée de retrouver Amalric. Au plus fort de la révolution chinoise, Ysé et Amalric vont, in fine, trouver la mort. Mesa va, quant à lui, tenter de sauver Ysé avant de mourir au cours d’un duel avec Amalric. Dans le « Cantique de Mesa », lequel est l’adaptation du « Cantique des Cantiques », la transfiguration de Mesa renvoie à celle d’Isolde. Or, c’est l’inverse qui se produit. Tristan et Isolde ne connaissent pas la mort physique et réelle. Celle-ci est sublimée, effacée et survient simultanément à l’accord parfait musical final qui correspond à la transfiguration des deux amants. Dans le drame claudélien, la mort physique de Mesa se produit par un coup de poignard fatal. Le cadavre de cet homme est remué, manipulé et entièrement fouillé. L’état corporel de Mesa va dès lors demeurer flou et obscur. S’agit-il d’un fantôme ou d’un homme ressuscité ? C’est ce que nous allons, dès à présent, analyser.
Dans Partage de midi, la scène théâtrale s’apparente à un espace au-delà de la mort, un « entre-deux » qui scelle l’union entre deux âmes incarnées et douées de parole. Le mode d’expression choisi pour témoigner de cette incertitude corporelle est la musique dépourvue de partition. Ce n’est donc pas un hasard si Paul Claudel intitule l’avant-dernière scène de Partage de midi : « Le Cantique de Mesa ».
« Le reste du drame exprime le contrepoint, le mariage de ces deux âmes qui se donnent l’accord l’une à l’autre, à l’intérieur de la Musique de Dieu, qui est Silence et Harmonie [9]. »
Le texte de Partage de midi oppose une parole non musicale à un « Cantique », lequel est une articulation intrinsèquement liée à un statut corporel spécifique et inédit.
Dans ce drame claudélien, la manifestation de la « parole » répond à une poétique caractérisée par la métaphore musicale. En témoignent les appellations telles que « leitmotiv », « duo d’amour » ou « mélodie » pour qualifier la prosodie textuelle. Cinq thèmes apparaissent continuellement à la manière de « la cadence d’un motif symphonique » [10] ; cadence obtenue par le rythme iambique :
Étant donné que le « relief sémantique » et le « relief musical » sont intrinsèquement liés, le retour desdits thèmes engendre un « effet d’essence » autant affectif qu’intellectuel et assure simultanément l’unité de composition dramatique très importante pour le dramaturge. Taraudé par la symbolique du Double, Paul Claudel a bien conscience de la double face signifiante d’un thème : signifiant (expression) et signifié (sens). Hormis la prosodie et la musique, il y a l’émotion et la sensibilité, autrement dit les analyses psychologiques et les associations d’idées d’expression générale et à caractère intellectuel. La révolution théâtrale claudélienne consiste à créer un mode d’expression qui ne soit ni de la poésie, ni de la prose mais un mariage des deux éventuellement accompagné de musique. Partage de midi en témoigne et en est une tentative aboutie.
Dans le cadre de « La Querelle du vers libre », Paul Claudel, issu de la génération 1880-1935, s’octroie à son propre compte la locution mallarméenne : « reprendre à la musique son bien »[12]. D’une part, le dramaturge entend dé-référentialiser le langage par des répétitions ou des différences et revenir ainsi aux fondamentaux du signe, tel que ce concept sera défini par Ferdinand de Saussure, père de la linguistique moderne. Partage de midi foisonne en répétitions, échos et variations textuelles qui accentuent l’impression musicale vraisemblablement ressentie à l’écoute des vocables claudéliens. Dans ce contexte, la « musique » désigne non pas l’art sonore, mais un système de différences auditivement perçu pour sa cohérence interne.
D’autre part, Paul Claudel entend insister sur la puissance imageante de l’autre, autrement dit réintégrer, à l’intérieur des mots, la puissance évocatrice des images, des illustrations et des monstrations d’affectivité dont la musique rend compte au sein de l’opéra ou de la symphonie. Paul Claudel définit d’ailleurs le vers comme étant une unité respiratoire (indépendante de la ponctuation), musicale, psychologique et intelligible. Il s’agit de retravailler et de se resservir de la métaphore dans le langage. Dans l’opéra, la fonction de la musique est fréquemment de démontrer ce que les mots signifient. La symphonie dix-neuvièmiste s’est d’ailleurs développée selon l’idée qu’elle prolongeait les mots et renvoyait à l’indicible. La musique cherche dès lors à concrétiser la signification des mots. C’est pourquoi Paul Claudel octroie autant d’importance à la métaphore.
Cependant, au-delà de la prégnance « musicale » propre au texte claudélien, lequel propose en lui-même l’idée d’un texte musical, les didascalies différencient nettement ce qui relève du chant de ce qui relève de la parole. Ainsi, à l’intérieur même de l’emploi des mots considérés comme de la « musique », il y aurait des moments musicaux et d’autres qui ne le seraient pas. Bien qu’il ne renseigne pas sur comment prononcer les vers de Partage de midi, Paul Claudel accorde une grande importance au ton. Les personnages « déclament » ou « récitent ». « Réciter » revient à s’effacer devant l’énonciation et à refuser d’être énonciateur. Il en va de même pour « déclamer » à la différence près que ce verbe est emphatique et insiste sur la spectacularité de la parole. À la fin de Partage de midi, il y a la mise au jour de la mélodie et du chant. Avant son ultime entrée en scène, Ysé, après avoir pleuré, pousse un grand cri monstrueusement aigu et mélodieux. C’est sans doute une vague réminiscence de la trilogie puccinienne d’une femme qui, dans un état de semi-conscience, fouille les affaires de son enfant décédé[13]. Quant à Mesa, il a auparavant entonné son « Cantique », lequel renvoie directement au chant et au « Cantique des Cantiques », texte biblique chanté sans musique.
Le « chant » est toujours corolaire à une parole de conversion de la part de Mesa et d’Ysé. Quelle que soit sa modalité sonore, en regard des paroles qui ont « repris à la musique, son bien », le « chant » claudélien établit un « chant nouveau »[14] . Les protagonistes tiennent eux-mêmes un discours extrêmement précis sur la voix, la parole et la musique. Lors de la dernière scène, Ysé reprend à son compte la métaphore romantique de la voix en tant qu’accession spirituelle à son être profond et intime :
« Ne te tais point, mon bien-aimé […] que… Jaillisse, et m’entende avec mon propre son d’or pour oreilles. Commencer, affluer comme un chant pur et comme une voix véritable à ta voix ton éternelle Ysé [15] .»
Le texte de Partage de midi oppose la voix au silence. Au premier acte, Mesa dit à Ysé qu’il s’est tenu devant Dieu comme un homme désireux de tout donner mais dépourvu de parole. Au troisième acte, lequel se déroule exclusivement durant la nuit, Mesa entend « sauver » sa bien-aimée et lui propose de fuir à ses côtés. Il lui reproche son manque de réaction qu’il ne va pas pouvoir supporter.
« Tu l’aimes et couches avec lui [Amalric], / Et la mort, la mort avec lui, / Tu la préfères, plutôt que la vie avec moi[16] ».
Face au mutisme de sa bien-aimée, Mesa l’accuse de surdité. Il va ensuite vouloir se donner la mort, mais son suicide sera in extremis empêché par Amalric (l’amant d’Ysé) qui finira lui-même par le tuer.
Entre Mesa et Ysé, il s’agit de la capacité d’audition et non de la parole. Confronté à un silence humain comparable à celui de Dieu à son égard, Mesa établit une théorie langagière et sonore. Le son s’oppose au silence. La surdité, le silence, l’altérité et la non-réponse sont autant d’épreuves fondamentales et nécessaires pour atteindre l’amour et la rédemption. Ysé ne prononce pas un mot, reste silencieuse et accepte autant la mort de Mesa que sa propre mort. Passer par le silence et la rupture totale est pour elle la condition sine qua non pour ne pas revenir à cette relation d’amour possessif que lui propose Mesa, lequel est soucieux de conquérir l’univers : « ô j’aurais voulu tout voir, avoir avec appropriation »[17]. Simultanément, passer par le silence, la déréliction et la mort permet au « je » de s’éprouver en tant que « je », en symbiose avec une instance divine dont il tire son existence. Le silence noue la damnation à la rédemption. Un « chant » peut ainsi naître de cette expérience singulière, laquelle permet de prendre conscience à la fois de l’irréductibilité et de la dépendance du Moi. La parole est entendue face à la surdité et au silence. Le silence et la surdité deviennent alors une écoute excessivement forte. Ce n’est plus un gouffre mais une présence.
Mesa, « l’homme qui sait »[18], entend cette femme de l’intérieur, telle une question ou une parole dénuée de bruit. L’amour génère ce silence et cette intériorisation de la parole, laquelle progressivement se résorbe au sein du silence créateur de Dieu. Mesa comprend alors que ce n’est pas une parole qu’il a ouïe, mais un regard et une voix au fond de ses entrailles. La parole témoigne d’une réalité fuyante. Le témoignage est inutile dès que l’on détient la réalité même.
Le silence est donc biface. Il est à la fois surdité, écoute maximale, meurtre, mort et pleine prise de conscience du « je » dépendant d’une ascendance divine. Tel est le nœud qui scelle la damnation à la rédemption. C’est précisément dans cet « entre-deux » que le « chant » peut advenir. Dans ce cadre, la musique demeure bel et bien une métaphore. Le son est un des médiateurs entre le logos et le caractère concret du monde. En bref, l’opposition entre la parole et la musique ne renvoie pas aux aspects :
La dichotomie entre la parole et la musique repose sur l’énonciation. Paul Claudel oppose le langage quotidien au langage de l’art. La parole de conversion atteste d’une présence maximale de l’énonciateur tout en étant incorporée intégralement dans une loi immensément plus vaste. Partage de midi repense donc de façon inédite l’opposition usuelle entre parole et musique. Ce type de pensée accompagne la réflexion sur la représentation de la parole, autrement dit son incarnation.
La représentation de ce drame claudélien questionne directement le son de voix et la manière selon laquelle un individu va, avec sa voix, sa corpulence et son physique dire le texte. Paul Claudel prétend d’ailleurs avoir rédigé ce drame davantage pour des voix que pour des corps. Il n’existe pourtant aucun renseignement sur la façon de parler. Le « Cantique de Mesa » s’apparente à un long monologue qui strictement n’a pas de fonction dans l’action. Tout en s’identifiant grandement à l’itinéraire du Christ, le protagoniste ne fait que méditer sur les événements antérieurs. La scission entre la parole et le « chant » correspond à une rupture relative au statut corporel de l’acteur sur scène. Lors de ce Cantique, l’identité corporelle du protagoniste s’avère particulièrement trouble puisqu’il est décédé. L’arrivée ultérieure inopinée d’Ysé, en transe hypnotique, révèle également un statut corporel atypique. Le « chant » sous-tend non seulement les affects des deux protagonistes, mais met aussi en exergue leur ambiguïté corporelle. Le corps des interprètes doit ici être perçu simultanément comme de chair et d’os et comme « autre ». Le « Cantique » témoigne de cet entre-deux corporel et examine profondément la notion même d’incarnation. La présence de la « musique » se doit de répondre à un certain nombre de contraintes. La parole peut correspondre à n’importe quel type de forme sonore. Proférer cette parole dans ses divers aspects, du trivial au « Cantique », revient à réfléchir sur la notion d’incarnation. Sur scène, le comédien interprète un rôle et une parole « musicalisée » pour satisfaire le but poétique mallarméen repris par Paul Claudel. Si l’acteur parvient à éprouver la parole émise et à établir un lien entre son être le plus intime et l’équivocité de son personnage présentifié et unifié et simultanément autre que lui-même, il peut alors ressentir ce « chant nouveau » suggéré par Mesa et Ysé.
Dans son essai intitulé « Le Drame et la Musique »[20], Paul Claudel s’oppose catégoriquement à l’opéra non seulement traditionnel, mais aussi wagnérien qu’il juge artificiel. Selon le dramaturge, quel que soit le type d’opéra, il ne parvient pas à réussir ce qui le constitue, à savoir l’alliance entre le parlé et le chanté. Toutefois, le dramaturge privilégie le modèle du mélodrame. Incorporer la musique à l’action produit « l’atmosphère, l’enveloppe, la dignité et la distance, que la parole à elle toute seule, maigre et nue, était impuissante à fournir »[21]. C’est ainsi que Paul Claudel octroie trois rôles à la musique dramatique :
En définitive, Partage de midi s’apparente à un mélodrame informel dans lequel la musique constitue l’arrière-fond de la parole[26]. Un mélodrame s’apparente à une fusion entre le parlé et la musique instrumentale. Ce mélodrame claudélien est informel car la « musique instrumentale » et son statut ne sont jamais théorisés et n’existent pas de façon autonome. La musique « est pour l’oreille ce que la toile de fond est pour le regard. C’est ainsi que le bruit d’un jet d’eau ou de cages remplies d’oiseaux se mêle plaisamment à la conversation et entraîne sur un courant de rêverie la prose de nos affaires quotidiennes »[27]. La musique ne fait que prolonger la parole. Paul Claudel souhaite travailler sur l’incarnation de la réalité et de la vérité. Il « ne définit pas son théâtre comme n’étant pas de la musique »[28]. Selon lui, distinguer le théâtre de l’opéra, le drame lyrique de l’opéra, la musique scénique de la parole n’est pas pleinement fécond. En effet, il ne prétend pas rédiger dans un genre canonique qui serait le « théâtre » et qui serait caractérisé par l’absence musicale. Au contraire, il est perpétuellement en quête d’un rapport à la scène qui dépasse et se distancie de ces conventions. Il cherche à retranscrire une parole qui soit, dans l’instant de la représentation, un accompagnement sonore équivalent aux décors et aux costumes. En bref, le dramaturge refuse d’essentialiser la musique en tant qu’élément régi par ses propres lois. Il accepte par contre que la représentation théâtrale soit accompagnée de musique. C’est par conséquent un mélodrame singulier d’une plus grande complexité que celui qui donne uniquement matière à disserter sur les éléments sonores.
Paul Claudel considère, in fine, son théâtre comme un tout englobant une partie du traitement sonore et redéfinit ainsi, sans pour autant annuler l’oxymore, les deux termes opposés : « parole » / « musique ». La « parole » absorbe intégralement la « musique », laquelle inclut le ton, le chant (sans hauteur fixe) et tout type d’accompagnement instrumental. Le « sonore » peut ainsi parfaitement prolonger la parole. Toutefois, cette « parole » doit renfermer l’idée d’une articulation entre le (dis)continu, le son et le silence, le mot et le corps, le sublime et le trivial. Incarner pareille tension à travers une parole unifiée est à recréer sans cesse au cours d’une nouvelle mise en scène.
Comment une opposition non seulement entre le parlé et le chanté mais aussi entre la voix et le silence est-elle mise au jour par Paul Claudel dans Partage de midi ? Telle était la problématique que nous avons souhaité traiter dans cet article.
Pour ce faire, notre propos s’est divisé en trois parties. La première d’entre elles s’est intéressée à la reprise et à l’adaptation de Paul Claudel du drame romantique Tristan und Isolde. Nous avons pu constater que le dramaturge se base sur cet opéra pour aussitôt s’en distancer et ainsi créer sa propre poétique. Nous avons pu constater que la scène théâtrale de ce drame claudélien est un espace de l’entre-deux et hybride caractérisé par la métaphore musicale. Mélodrame informel, Partage de midi démontre ainsi que la musique sous-tend la parole. Preuve s’il en est que les limites et frontières artistiques sont, dans cette œuvre, poreuses car Paul Claudel considère le théâtre comme un tout englobant capable de dire le monde.
ANGER, Violaine, « L’opposition parlé-chanté dans Partage de midi de Paul Claudel », in FREIXE, Guy et POROT, Bertrand, Les Interactions entre musique et théâtre, Reims, Presses Universitaires de Reims, 2011, p. 10-25.
ANTOINE, Gérald,
BUFFARD-MORET, Brigitte, « Le vers de Mallarmé, un instrument au service du sens », consultable sur le site : http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1999_num_81_1_2821 (page consultée le 2 février 2017).
DELÈGUE, Yves, « Mallarmé, le sujet de la poésie », consultable sur le site : http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2001-5-page-1423.htm (page consultée le 2 février 2017).
LOCATELLI, Aude, Littérature et musique au XXe siècle, Paris, P.U.F., 2001.
PLOURDE, Michel, Paul Claudel : une musique du silence, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1970.
VAILLANT, Alain, « Le lyrisme du vers syllabique : de Lamartine à Mallarmé », consultable sur le site : http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-53.htm (page consultée le 2 février 2017).
[1] MEURICE, Paul, Océan. Tas de pierres. Victor Hugo, Paris, Albin Michel, 1942.
[2] LÉCROART, Pascal, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Liège, Mardaga, 2004 ; PLOURDE, Michel, Paul Claudel, une musique du silence, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1970 ; SAMSON, Joseph, Paul Claudel, poète-musicien, Genève, Milieu du monde, 1947. Bibliographie citée dans: ANGER, Violaine, « L’opposition parlé-chanté dans Partage de midi de Paul Claudel », in Guy Freixe et Bertrand Porot, Les Interactions entre musique et théâtre, Reims, Presses Universitaires de Reims, 2011, p. 10.
[3] ANTOINE, Gérald, Paul Claudel. Partage de midi, Paris, Gallimard, 2012, p. 93.
[4] Ibid., p. 77.
[5] ANGER, Violaine, Op. cit., p. 12
[6] Idem.
[7] ANTOINE, Gérald, Op. cit., p. 93.
[8] ANGER, Violaine, Op. cit., p. 13.
[9] PLOURDE, Michel, Paul Claudel : une musique du silence. Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1970, p. 176.
[10] ANTOINE, Gérald, Partage de midi. Version de 1906 suivie de deux versions primitives inédites et de lettres, également inédites à Ysé, Paris, Gallimard, 1994, p. 277.
[11] Voir dans ROUSSET, Jean, Forme et signification, Paris, Corti, 1963, le chapitre « La structure du drame claudélien […] », II : « Un schéma constant. Le face-à-face séparateur » p. 174.
ANTOINE, Gérald, Partage de midi, Op. cit., p. 274.
[12] LOCATELLI, Aude, Littérature et musique au XXe siècle, Paris, P.U.F., 2001, p. 15.
[13] Il trittico (Le Triptyque) de Giacomo Puccini (1918) est un cycle d’opéras en un seul acte qui se compose d’Il tabarro (La Houppelande), de Suor Angelica (Sœur Angélique) et de Gianni Schicchi (le plus grand succès des trois œuvres).
[14] ANGER, Violaine, Op. cit., p. 16.
[15] ANTOINE, Gérald, Paul Claudel. Partage de midi, Op. cit., p. 149.
[16] Ibid., p. 122-123.
[17] Ibid., p. 49.
[18] PLOURDE, Michel, Op. cit., p. 167.
[19] ANGER, Violaine, Op. cit., p. 20.
[20] PETIT, Jacques et GALPÉRINE, Charles, Œuvres en prose. Paul Claudel, Paris, Gallimard, 1973.
[21] Ibid., p. 147.
[22] Ibid., p. 148.
[23] Ibid., p. 149.
[24] Idem.
[25] PETIT, Jacques et GALPÉRINE, Charles, Op. cit., p. 149.
[26] Aude Locatelli, Op. cit., p. 94.
[27] PETIT, Jacques et GALPÉRINE, Charles, Op. cit, p. 150.
[28] Ibid., p. 24.