Nuit de la conscience, D’après Deep me de Marc-Antoine Mathieu — Pauline Desiderio

« Mais quand tu as une certitude, n’est-ce pas simplement parce que tu fermes les yeux devant le doute ? » – Ils sont fermés.

Recherches Philosophiques, Ludwig Wittgenstein

Marc-Antoine Mathieu est un auteur qui aime chercher voire transgresser les limites de la narration visuelle dans la bande-dessinée. Dans sa série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, il invite les lecteurs dans les nuits rêvées de son personnage qui réalise, à partir de l’expérience onirique, son état de figure de fiction, qu’il habite dans des cases ou qu’il peuple un monde bidimensionnel.

Dans son nouvel ouvrage, Deep me, publié en fin d’année 2022, Marc-Antoine Mathieu nous plonge sensiblement avec son personnage au cœur de la nuit. Une nuit profonde, une nuit complète, une nuit totale.

https://www.editions-delcourt.fr/bd/preview/deep-me

Intérieur, Nuit.

Les pages s’enchaînent laissant le lecteur face à une suite de cases noires. Totalement noires. Sans nuances. Seul l’espace inter iconique (aussi nommé gouttière) blanc nous signale la succession des images et donc des instants. Il rythme le noir comme Soulages le faisait avec la matière, laissant naître la lumière d’un tempo donné dans l’obscurité même. Pourtant, si dans l’œuvre de Soulages, il s’agit de faire surgir la lumière dans la matérialité même de l’absence de couleur qu’est le noir lorsqu’il devient peinture, encre, matière ; le blanc est renvoyé à l’extérieur de la case dans les planches du bédéiste. Le monochrome noir devient alors nuit, obscurité complète. Une nuit partagée avec Adam, le personnage de l’histoire. Une nuit de la conscience. Ou presque.

Le personnage est plongé dans cette obscurité aveugle. Mais pas seulement. Si le personnage s’étonne d’être littéralement inondé de noir, cette nuit dépasse la vue. Adam ne voit pas, sinon du noir, il ne bouge pas, ne communique pas. Ou plus. La question est ouverte, il ne se souvient d’aucune trace précédente d’humanité.

Cette nuit à laquelle il est soumis, il la rapproche d’un état de coma. « Ce serait donc cela, le coma ? Des îlots de conscience dans un océan d’absence.3 »

En effet, dans cette nuit noire, des sons viennent visuellement briser l’obscurité des cases, comme un signe que la réalité persiste au-delà de l’absence de sa perception visuelle. Des textes blancs, avec ou sans phylactère, ponctuent l’ébène laissant apparaître, en creux des images, les pensées du narrateur dans ce texte rédigé à la première personne – qui nous place d’ailleurs totalement dans la perception du personnage, d’où les cases noires – ainsi que des sons qui lui parviennent. Intérieur et extérieur de sa tête. Se mélangeant parfois dans le flux perceptif.

Si la nuit, lorsque nous la traversons, symbiose les objets à une ombre qui déborde et supprime leurs contours, le noir a ici tout dévoré, même les êtres, les sens, la mémoire et les souvenirs. L’obscurité dans laquelle est plongée Adam est intérieure et non extérieure, lui seul est soumis à cette nuit aveuglante4, les autres personnages, eux, sont dans la lumière du jour des heures de visites supposées. Sa mémoire est totalement défaillante, il recrée à partir de ce qu’il entend des bribes d’identité seulement supposées. Son nom, Adam, est celui que lui prononce ses proches et les médecins, mais sans que cette appellation n’évoque ou ne percute une quelconque trace de souvenir, vierge de l’histoire comme né au jardin d’Éden, premier homme avant la généalogie5. La mémoire semble vierge et les sens, en dehors de l’audition, sont absolument absents de la perception retranscrite par le personnage de la bande-dessinée. La vue est close, aucune mention n’est faite de l’odorat ou du goût, et le toucher est passé sous silence. L’impossibilité de bouger du personnage causé par son état semble sans douleur ni perception de son corps. Cet état nous éloigne de notre perception personnelle de la nuit. À tâtons, le touché nous rassure sur la persistance du monde qui nous entoure lorsque nous ne le voyons plus. Il nous permet ensuite de reconstruire l’espace en sondant le vide et le plein. Recomposer une géographie proche de ce qui m’entoure.

Seuls des sons lui parviennent de cette nuit infinie vécue, le sens auditif est de plus en plus développé. Comme dans l’obscurité, où nos oreilles deviennent nos yeux aux aguets pour percevoir le moindre signe de danger, le personnage perçoit et interprète chaque stimuli jusqu’au plus imperceptible. Non pas pour échapper à une menace mais pour se rassurer sur son état, son existence et sa présence. Se raccrocher aux bruits et aux sons de son entourage comme derniers signes de vie, comme derniers signes d’existence, comme derniers signes de conscience. Adam est ainsi dans un état de stimulation accrue de la perception auditive mais aussi dans une excessive interprétation de chaque son. Alors que la vue est totalement absente de sa perception, il essaye de comprendre des mots, des phrases, à partir de suite de sons entendus partiellement. Il se persuade que ce qui l’entoure est centré sur sa propre expérience, comme un code à déchiffrer. Donné un sens à son état comme si cette impossibilité à communiquer était cohérente dans une suite d’événements dont il ne se souvient pas. Chercher dans chaque stimuli une bribe de sens. Comme chacun le fait interprétant les éventements d’une vie en créant des fils fictionnels qui les relient entre eux. Il tente ainsi de rythmer sinon le temps, une certaine chronologie pour raccrocher les perles de son à un fil qui une fois bouclé, éclairerait le sens de son être-là.

« Si je ne maîtrise pas cette nuit, je vais devenir fou. 6 »

Les cases noires sont progressivement parasitées visuellement par les onomatopées, bulles et cartouches blancs qui viennent inscrire le son perçu7 en blanc sur fond noir. Alors que le personnage ne voit rien, le lecteur lit ce que le personnage entend, stimuli auditif artificiellement codé pour nos yeux. La nuit placide fait face à un tumulte de bruits blancs brouillant tant l’esprit du personnage que la lisibilité de l’histoire. La narration s’obscurcit.

Passé les premières pages, le lecteur comprend que le sujet de cette bande-dessinée n’est pas directement le coma, dont on ne sait pas si c’est réellement ce qui touche le personnage – ce qu’il met d’ailleurs lui-même en doute voyant dans cette nuit trop noire un artifice : dans le coma, les perceptions de lumières, même les yeux fermés, doivent persister. Cet enfermement dans son corps l’interroge sur la réalité du monde qui l’entoure. Ce n’est pas ce qui est vu qui est mis en doute comme le faisait Descartes interrogeant la réalité de l’image d’hommes qui ne seraient peut-être que des chapeaux animés par des ressorts8. C’est l’absence d’images qui est dans cette histoire suspecte. Ne serait-ce pas le signe d’un subterfuge, d’une mise en scène autour de lui, d’une fiction que le visible montrerait comme factice ou au contraire, qu’elle imposerait comme réel : l’illusion du visible devient tout à coup invisible.

Nuit Américaine.

Éclairée artificiellement pour simuler une obscurité baignée sous les spots aveuglants de la fiction.

Cette impression est renforcée par une image. Une image qui vient interrompre la nuit, qui vient éclairer l’obscurité, ou peut-être l’assombrir un peu plus. Une image non pas extérieure, la perception visuelle étant, nous l’avons vu, totalement inaccessible à Adam mais intérieure.

« Il est remarquable que mon cerveau crée de la lumière alors même que mes yeux ne peuvent pas la capter.9 »

Seule une image lui revient comme un flash lumineux, ou plutôt une impression rétinienne de la dernière image vue. Une seule image fugace, sortie des ténèbres où elle s’apprête à replonger déjà. Visuellement, des points épars se densifient pour prendre forme dans une succession de cases dont le dessin arrache des contours du flou et des ténèbres. Le personnage parle d’éclipse : la lumière évanouit furtivement la nuit, dans une superbe inversion métaphorique des phénomènes astronomiques. Les images s’enchaînent sur quelques pages à quatre reprises, dans une infime variation : de plus en plus nette, de plus en plus tôt. En effet, si ce qui se déplie apparaît comme un flash furtif, visuellement, pour le personnage et le lecteur, l’image en mouvement s’ouvre dans une illusion de ralenti, proche d’un mouvement de caméra cinématographique : un dézoome associé à l’inversion du temps, ou plus exactement, un zoom qui serait diffusé à l’envers. « J’ai compris que ce mouvement est le cours inversé du temps. »10 Une inversion du temps, du temps d’avant, d’avant la nuit. S’éloigner du dernier instant avant que le noir n’efface tout : l’accident qui a propulsé Adam dans cette inertie.

Mais est-ce vraiment à travers ses yeux qu’une trace, une empreinte a été laissée ? A-t-il réellement perçu cette image ou l’a-t-il inventée ? Recréé ? Rêvée ? Adam se met à douter. Cette image unique qui éclipse la nuit est trop isolée pour donner corps a une identité. Elle suggère finalement même peut-être l’inverse, elle est une excroissance, un ajout, une simulation, qu’il n’a pas peut-être pas lui-même créée. Elle signe ce qui n’est pas, plus encore que l’indice de ce qu’elle semble être.

La vraie question que pose le livre n’est finalement pas « Qui-suis-je ?11 » mais « Suis-je ? 12» L’auteur place le personnage dans le doute, mais un doute plus grand que celui de Descartes qui se demande face à l’image si ce qu’il voit est réel, mais qui ne peut remettre en doute sa propre position d’étant offert par la pensée :

« Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps et qu’il n’y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je ne fusse point.13 »

Adam se persuade, lui, que tout est faux, sans le feindre, en s’abandonnant à cette idée comme seule possibilité. Cette nuit n’est qu’une fiction destinée à faire croire à ce qui n’est pas qu’il est.

Un personnage comme Marc-Antoine Mathieu14 l’avait déjà imaginé ? L’être virtuel peuplant un rêve ? En tout cas, un être simulé, plongé dans la nuit aveugle qui cache que tous les stimuli ne sont qu’artifices. Un état finalement proche de l’explication scientifique la plus plausible de la fiction de Hervé Le Tellier : l’Anomalie. N’être que des agents dans un vaste système de programmation. Des non-être persuadés d’être. Des connexions informatiques d’une expérience numérique.

Plonger les personnages fictifs dans un doute de leur état d’être permet d’interroger l’acte de création, ainsi que, tant dans le cas de l’Anomalie que de Deep me, l’intelligence artificielle ou en tout cas informatique. Les personnages sont, dans les deux cas face à un doute symptomatique15 insurmontable. Un impossible dont la seule réponse est celle du non-être, de l’être mécanique, de l’être robotique, de l’être informatique.

Pourtant, les auteurs interrogent indirectement et par empathie notre propre être. Nous, lecteur qui face aux illusions visuelles que nous offre la lumière du jour par exemple, serions tentés de nous en remettre au doute. Un doute tout à coup permis par le cheminement de ces êtres de fiction : et si, finalement, tout ce qui nous entoure n’était qu’artifice, si tout ce que nous voyons n’était que réalité virtuelle, stimuli simulés d’un monde sensible. Que serions-nous ? Serions-nous ?

Fermer les yeux. Voir.

« Qu’est-ce que ça changerait pour eux, après tout ? Simulés ou non, on vit, on sent, on aime, on souffre, on crée et on mourra tous en laissant sa trace, minuscule, dans la simulation. À quoi ça sert de savoir ? Il faut toujours préférer l’obscurité à la science.16 »

Cette nuit dans laquelle est plongée Adam n’est plus seulement sensible, elle est totale, toute perception étant fictive, simulée, artificielle, c’est à une absence totale d’image que le personnage est réellement soumis, à une obscurité dense. Il n’y a plus d’artifice à cacher car le visuel même est l’artifice.

C’est pourtant sa seule expérience et c’est elle, aussi fictive qu’elle soit, qui est constitutive. La genèse aveugle du bientôt né avant de naître. La nuit avant l’autopoïese17. Parce que les sensations, même d’origine virtuelle, sont elles, bien réelles.

Notes

1 WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, Gallimard, p. 314

2 Pour lire un extrait : https://www.editions-delcourt.fr/bd/preview/deep-me

3 MATHIEU Marc-Antoine, Deep me, Éditions Delcourt,p. 19

4 Nous sommes ainsi très loin des personnages de José Saramago qui sont tous, ou presque, plongés dans une cécité d’un blanc aveuglant, dans le roman : L’aveuglement.

5 Voir le très beau passage sur la naissance de l’humanité dans L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera où l’auteur questionne les frontières de l’humanité et de l’animal, notamment à travers la comparaison du personnage biblique Adam et de Karénine, le chien des personnages :

« Au paradis, quand il se penchait sur la source, Adam ne savait pas encore que ce qu’il voyait, c’était lui. (…) Adam était comme Karénine. (…). La comparaison entre Karénine et Adam m’amène à l’idée qu’au Paradis, l’homme n’était pas encore l’homme. Plus exactement : l’homme n’était pas encore lancé sur la trajectoire de l’homme. Nous autres, nous y sommes lancés depuis longtemps et nous volons dans le vide du temps qui s’accomplit en ligne droite. (…) La nostalgie du Paradis, c’est le désir de l’homme de ne pas être homme.» KUNDERA Milan, L’insoutenable légèreté de l’être, Folio n°2077, p.440-441

6 MATHIEU Marc-Antoine, Deep me, op cit,p. 20

7 Voir un exemple de page : https://www.actuabd.com/local/cache-vignettes/L720xH1072/deei5-f6f4a.jpg?1666599234

8 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Éditions de Minuit, p. 217 : « Descartes déjà en regardant à sa fenêtre chapeaux et manteaux qui passaient se demandait s’il ne couvrait pas « des spectres ou des hommes feints qui ne remuent que par ressort »  »

9 MATHIEU Marc-Antoine, Deep me, op cit,p. 50

10 Ibid, p. 70

11 La réponse apportée par le livre ne peut que décevoir.

12 La réponse de Marc Antoine Mathieu prend alors finesse et corps, ouvrant la réflexion sur les frontières de l’humanité.

13 DESCARTES René, Discours de la méthode, Paris, Librairie générale française, p. 110

14 Voir la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, et notamment le tome 1 : L’origine de Marc-Antoine Mathieu.

15 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, op cit p. 217 ; « Le symptôme en effet exige de moi l’incertitude quant à mon savoir de ce que je vois ou crois saisir. »

16 LE TELLIER Hervé, L’anomalie, Paris, Gallimard, 2020, p. 200

17 MATHIEU Marc-Antoine, Deep me, op cit., p. 95

Note sur l’auteur

Pauline Desiderio est docteure en Esthétique et professeur d’Arts plastiques. Elle a réalisé des études en Arts plastiques à l’Université Paul Valéry avant de poursuivre en Esthétique et psychanalyse en master en parallèle de la formation aux métiers de l’enseignement. Elle a commencé à enseigner tout en rédigeant son doctorat qu’elle a soutenu en 2019 : L’art contemporain comme expériences de paradoxes, anamorphoses et autres aberrations de l’espace-temps où elle explore les expériences limites des sensations et perceptions.

Elle est aussi membre du comité de rédaction de la revue d’esthétique en ligne Esquisses où elle a publié auparavant deux articles : L’exil et la répétition dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, quelles limites et frontières ? et À rebours de la forme, l’anamorphose, ainsi qu’un texte poétique sur sa pratique plastique : Des choses que je fais.


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