« Apparaître par être » — Nour Dhouib

« Apparaître par être »

Une réflexion sur la dichotomie de l’être et de l’apparaître

 de Nour Dhouib

 

Doctorante en Sciences et pratiques des arts à l’institut supérieur des beaux arts de Tunis sous la direction du professeur Moez Safta. Nour Dhouib prépare une thèse de Doctorat sur la traversée esthétique du miroir dans la trilogie orphique de l’artiste français Jean Cocteau.

 

Nour Dhouib, Apparaître par être, 2015

Vu l’impossibilité que rencontre l’être humain pour se voir lui-même, il n’a cessé de chercher des moyens pour y parvenir. Tout d’abord à l’aide des miroirs naturels, ce qui nous rappelle le reflet de Narcisse dans l’eau jusqu’à l’invention des miroirs modernes plus tard au XVIe siècle. Certes, le miroir permet à la personne qui se regarde, qui se cherche et qui doute de son apparence de se voir dans une autre présence. Il évoque une nouvelle dimension avec le phénomène du double, de l’inverse et de la ressemblance.

Depuis l’allégorie de la caverne de Platon, il existe une opposition entre l’apparence et la réalité voire entre le monde sensible et le monde des idées. Ce qui permet une distinction entre divers degrés d’être correspondant à divers degrés de connaissances. Comme les prisonniers de la caverne de Platon, nous sommes dans l’illusion totale. Nous croyons connaître le monde vrai alors qu’on n’a accès qu’à ses apparences. Mais arrêtons-nous ici une seconde. L’art n’est il pas le règne de l’apparence et de l’illusion comme l’affirme Hegel ? Selon lui : « l’art crée des apparences et vit d’apparences et, si l’on considère l’apparence comme quelque chose qui ne doit pas être, on peut dire que l’art n’a qu’une existence illusoire, et ses créations ne sont que de pures illusions. »[1] Mais qu’est-ce que l’apparence ? Quel est son rapport avec l’être et sa vérité ? Pour répondre à cette question, Hegel affirme que toute vérité  – que lui appelle essence – doit apparaitre pour ne pas rester une abstraction pure. Selon lui, l’apparence est loin d’être « quelque chose d’inessentiel ; elle constitue, au contraire, un moment essentiel de l’essence. Il peut donc y avoir plusieurs sortes d’apparences ; la différence porte sur le contenu de ce qui apparaît. Si donc l’art est une apparence, il a une apparence qui lui est propre, mais non une apparence tout court. »[2]

Cette apparence qu’il qualifie comme étant une apparence propre à l’art, peut être trompeuse surtout dans le cas du miroir. Ce dernier ne retient que la physionomie extérieure. « Il réduit les choses dans leurs apparences, mais ne possédant pas d’existence véritable ».[3] Son essence est d’être un lieu ou le visible peut s’offrir aux pouvoirs de l’œil. Si le miroir exalte le regard, il exalte également la forme qui s’offre à l’œil grâce à lui. Il affirme non seulement l’apparence comme visible, mais aussi le visible comme apparence. C’est ainsi que le reproche d’indignité s’adresse le plus souvent au miroir qui produit des effets par l’apparence et l’illusion. Ce reproche est bien fondé en regardant l’apparence comme quelque chose qui ne doit pas être ou exister. Mais comme nous l’avons déjà mentionné, l’apparence est essentielle à l’essence. Dès lors, le reproche ne doit pas se faire seulement au paraître, mais plutôt à l’être, cette sorte particulière d’apparence qu’on choisit le plus souvent pour dire qu’il s’agit de la réalité. Mais si on revient un peu en arrière, cette réalité on l’a déjà qualifiée d’illusion. Ainsi, notre reproche aura du sens, si l’on compare toujours avec le monde extérieur des apparences avec toute sa matérialité immédiate et surtout et avant tout par rapport à notre affectivité, notre monde intérieur sensible. Bien évidemment, tout ceci ne peut nous permettre d’accéder au monde de la réalité et de l’essence des choses, car il faut toujours chercher au-delà de l’impression immédiate des choses. Le simple regard ne suffit plus comme déjà expliqué auparavant.

Coincé dans un seul reflet, l’être humain ignore sa vraie apparence. Il ne faut jamais se contenter de ce qu’on voit dans le miroir car l’image qu’il reflète n’est pas toujours vraie. Ce n’est qu’une simple apparence trompeuse et illusoire. Le miroir nous permet d’avoir conscience de notre réalité physique. En s’approchant et en s’éloignant du miroir, ce dernier nous offre à chaque fois une apparence différente. En se collant le nez, on se voit flou. Quand les apparences se multiplient, notre être se perd dans cette série d’apparences. Pour cela, j’ai lancé un défi vis-à-vis de mon reflet dans le miroir. J’ai essayé de le tromper, espérant révéler ce qu’il cache car on ne peut jamais être prisonnier d’une seule ou unique apparence. Une chose peut être en même temps une autre, toujours sans renoncer à elle-même. Donc on peut dire que l’image que chacun a de lui-même n’est pas seulement une image visuelle, c’est plus que ça car le miroir révèle des faces cachées. Il nous offre un reflet similaire et non pas identique de notre visage. Il nous offre des révélations qui amènent à la clarté et qui sont souvent perçues comme des déformations ou des métamorphoses. Henri Focillon disait dans son livre La vie des formes que « la métamorphose n’est pas le passage d’une forme dans une autre forme mais plutôt la transposition d’une forme dans un autre espace.» N’est-il pas le cas d’un visage reflété dans un miroir ? Si on le considère comme forme, son image reflétée sera sa transposition dans un autre espace qui est le miroir.

Or, chacun d’entre nous a un certain rapport avec le miroir. Il nous confronte, nous projette, nous montre et nous dévisage. C’est un moyen de se trouver en face à face avec son visage. Observer son portrait et son apparence dans le miroir, ses traits, ses paupières et ses rides, permet de prendre du recul sur soi-même en comblant un besoin narcissique. Dans mes essais, je me suis servie d’un cadre qui cerne et synthétise un lieu virtuel : celui du miroir, que je tenais dans mes mains face à mon visage. Cet emplacement est tant révélateur de signes, il peut sembler être un miroir tourné vers le spectateur ou un miroir qui dépasse l’image extérieure et exotérique du visage pour dévoiler une image intérieure et ésotérique que ne peut voir l’œil nu. Placé au premier plan, nous sommes devant un espace clos et fermé, car de part sa fonction, encadré et encadrant, le miroir fait naître un nouvel espace dont les reflets sont à la fois extérieur et intérieur puisqu’il capte des détails issus de la réalité. D’où les différentes métamorphoses que j’ai obtenues à l’aide de l’outil Photoshop.

En multipliant les apparences, en montrant ce qui est caché pour capter ce qui est secret, pour entraîner ailleurs le regard du spectateur, j’ai tenté de révéler dans cette série de photographies, le réel sous d’autres formes. N’est-ce pas à un monde aux apparences changeantes que nous appartenons ? En choisissant l’objet miroir, j’ai cherché à diriger le regard et instaurer une nouvelle vision de moi-même. Alors, je me suis servie d’un cadre que j’ai tenu dans les mains d’une façon qui nous fait penser à une charnière afin d’imposer la notion d’ouverture et de fermeture renvoyée par cet objet. Or, qui dit cadre dit aussi hors cadre, ce va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur est mis en valeur, non seulement à travers le cadre, mais, aussi, grâce aux différents éléments de la photographie. La photographie ou l’image est donc à interpréter, au final, comme une métonymie du cadre. L’estompage par exemple qu’a subi mon visage dans certaines photographies neutralise la perception humaine, tandis que le mur dont une partie se trouve en hors cadre, avec les reliefs et sa texture, met en valeur la peau avec ses imperfections et nous renvoie de nouveau vers l’intérieur du cadre. Aussi, en jouant sur le rapport face / dos, l’opposition entre recto / verso et pile / face, visible et invisible, j’ai essayé de creuser un écart entre le corps et son reflet. Le reflet du corps se métamorphose en dévoilant une autre apparence qu’on ne peut ni voir ni capter. Ce phénomène agite la stabilité du cadre. Il nous montre par là un portrait qui refuse d’être identifié et prisonnier dans une seule apparence. Dès lors, on se trouve devant un miroir ouvert sur le monde intérieur qui dévoile l’ordre caché du corps. Le rapport entre notre réalité et notre apparence s’éclate et se dénature d’où se manifeste un nouveau visage qui s’écarte du monde réel. Dès lors, le miroir ne donne plus l’envers des choses, ses capacités optiques sont totalement négligées pour céder la place à son aspect énigmatique. Pour cela j’ai proposé une traversée du miroir, une mise à distance entre le visage qui représente l’être, et le reflet qui représente son apparence. Le miroir que j’ai choisi pour ce travail est un miroir qui va au-delà des masques et des apparences.

 

[1] BAZOU, Sébastien, « Hegel, l’artiste est un illusionniste», dans Artefake, Mars 2012. (http://www.artefake.com/HEGEL-L-artiste-est-un.html)

[2] Ibid

[3] Platon, République, X, Œuvres complètes, trad L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, p. 595.


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