Chercheur – docteur en Arts plastiques, esthétique et théorie des arts contemporains de l’Université de Lyon/Saint-Etienne et artiste-plasticien, diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon, Alexandre Melay est l’auteur d’une thèse sur les concepts de temporalité et de spatialité dans l’esthétique japonaise sous la direction de Valentine Oncins.
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Article au format PDF : Alexandre Melay_Espaces phénoménologiques ou l’expérience vécue du corps architectural dans l’esthétique japonaise
« Rien dans notre vie n’est phénomène isolé. Tout est
interdépendant, l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas »
— Siegfried Giedion
Depuis toujours, au Japon, l’espace comme l’architecture ont favorisé des mécanismes, qui interviennent à la fois sur le corps (buttai) et l’esprit (hondai) sans procéder à une quelconque séparation, mais à une assimilation indissociable, à une véritable cohabitation.
« À cause de sa tendance au savoir direct des choses et à une pensée qui ne fait aucune opposition entre le sujet qui sait et l’objet connu, les Japonais contemplent les éléments dans leur nature nue et se gardent bien de toute catégorie de lieu, de temps, de forme, de qualité, de relation, de cause. Ils ne considèrent pas les éléments comme étant à l’extérieur d’eux, mais plutôt dans une identité fondamentale de leur être avec les éléments ; ils appréhendent et sentent les objets comme identiques à eux, comme des éléments se situant à l’intérieur d’eux-mêmes. Pour eux, le monde des dieux, de l’esprit, de l’âme, de la vérité/du mensonge, du péché/de la vertu, du bien/du mal, du sacré/du profane sont indissociables les uns des autres. Impossible de passer de l’un à l’autre : de l’homme à dieu, ou de dieu à l’homme, de l’esprit à la matière et de la matière à l’esprit, de l’absolu au relatif et du relatif à l’absolu ; comme pour remonter et descendre le courant d’une même rivière. L’Occidental pose la question : ceci ou cela ? “are ka kore ka” ; les Japonais ne comprennent pas, ils disent : ceci et cela : “are mo kore mo”. Ils ne confrontent jamais deux concepts ou deux idéologies en opposition, mais ils s’efforcent d’assimiler les deux. Dans ce monisme, tout homme peut être dieu, toute vérité mensonge, tout péché vertu, toute chair esprit [1] ».
L’assimilation entre le corps et l’esprit remonte au théâtre du nô dans lequel le mouvement du corps est comparable à l’expérience d’une « Foi physique » où les formes rituelles peuvent être qualifiées de « corps », d’organisations de mouvements physiques, dans lesquels les acteurs et les spectateurs se plongent avec « Foi », et par lesquels ils sont acheminés jusqu’à l’expérience appropriée [2]. Le nô est basé sur des rapports entre apparition et disparition, entre danses et musiques, entre textes et mimes. Il s’agit d’une chorégraphie, une expérience rythmique, au rythme ternaire, qui suit la séquence jo ha kyû (Introduction–Développement–Conclusion) : le terme jo représente l’entrée du waki avec la musique (shidai), la présentation de l’acteur (nanori) et celle de l’intrigue ; l’élément ha correspondant à l’entrée du shite avec son chant (issei) ; réparties avec le waki (mondô) et la révélation de sa vraie nature (rongi) ; kyû est symbolisé par l’entrée du shite sans déguisement, et par la présentation de sa danse finale. Contrairement à toutes les autres formes de théâtre, la présence humaine de l’exécutant est cachée autant que possible pour exprimer « une forme poétique » au moyen de son corps et de ses mouvements. Le nô est aussi appelé un « drame dansé », reproduisant de façon totalement stylisée, des larmes, des combats, des apparitions et des supplications d’esprits, des danses de shamans et de femmes. Le pas de danse est appelé kata, dans le sens de « modèle ». La difficulté de cette danse ne réside pas dans la gestuelle et les mouvements mécaniques, relativement simples des acteurs, mais dans la « saisie de la véritable fleur » — selon les termes de Zeami —, difficilement définissable et infiniment exténuante. On trouve parfois des pas plus sophistiqués et de l’acrobatie exécutée par des démons. Complètement imprégné dans la pensée du zen, le théâtre du nô accorde une place essentielle à la réalité du corps, traversé par la force de l’esprit — comme si un courant électrique animait soudain une poupée désarticulée —, les costumes devenant des sculptures animées, une véritable cinétique sculpturale : « Le nô est un art influencé par le zen, où le corps joue un rôle intégrant, il y a très peu d’intrigues généralement, mais on y vise plutôt le développement d’une atmosphère, d’une émotion ou d’une attitude particulière et fondamentale sur la psychologie humaine ». Le philosophe et auteur dramatique Yamazaki Masakazu voit le corps et l’esprit pris dans un flux unificateur de la personne de l’acteur qui s’est assimilé au personnage :
« L’acteur considère l’activité humaine comme un courant de conscience continu dans lequel il se plonge et se laisse porter par celui-ci. Quand l’acteur essaie d’imiter une situation, il manipule son corps comme un objet ; il transcende l’écart entre son corps et son esprit, quand il essaie de “devenir” le personnage. Lorsqu’il s’est complètement assimilé au personnage, il se remplit le coeur et l’esprit des émotions du seul personnage, et fait en sorte que ces émotions animent son corps de sa propre force. À ce moment-là, il s’est complètement lié à son propre corps et il peut ne plus s’inquiéter de chaque mouvement spécifique, de chaque expression du visage : il n’a plus qu’à tenir bon dans le flot continu de conscience[3] ».
D’origine mythologique, la danse du nô (kagura) est héritée par celle pratiquée par les divinités (kami) au sanctuaire shintô Kasuga-taisha de Nara, au Japon. D’après la tradition, la divinité du sanctuaire y aurait dansé et cette tradition est honorée dans l’espace architectural de la scène du nô par l’intermédiaire de la représentation de l’arbre vénérable, un pin (yôgô nô matsu) présent dans l’arrière-scène (atoza) de l’espace ; il s’agit d’une surface de bois noble peinte, qui forme l’arrière-fond de la scène du théâtre du nô — l’espace le plus sacré de la scène —
et qui montre une imposante peinture du pin célèbre ; cette peinture est appelée kagami-ita, littéralement, « planche-miroir » ou plus logiquement « panneau-résonnance » : sa signification est à comprendre d’un point de vue religieux puisqu’il contribue pour beaucoup au profond effet massif du « vide » total de la scène où n’est planté aucun décor. La notion japonaise de shintai (« esprit-corps ») se réfère dans l’architecture à une articulation du monde à travers le corps. Une architecture de l’expérience et du phénomène, celle du corps et de l’esprit. Le potentiel de l’architecture est d’agir comme une expérience ou un phénomène plutôt que comme un objet. D’un point de vue phénoménologique, l’architecture se veut être une pratique humaine fournissant des données élémentaires — comme l’espace, le lieu, le temps, la matière et le corps — par la réalisation de ces données comme « expérience ». L’architecture japonaise a toujours souligné une approche phénoménologique de l’espace, qui engendre une expérience de l’espace pensé et donc d’un espace vécu, à comprendre comme un ensemble d’intentions, de croyances, d’émotions et d’actions que génère le sujet percevant, une théorie qui ne peut pas être reproductible, et qui est propre à chacun : l’espace subjectif est un résultat subjectif de la perception. L’espace vécu au Japon se déploie en rythme corporel et se construit sur une croyance particulière selon laquelle l’adaptation au « lieu » est propre à chaque individu. Ainsi, la relation à l’espace vécu passe par le corps de chaque individu. Le corps est lui-même spatial : il est à la fois sujet percevant et objet perçu. Le corps donne une connaissance non pas illusoire de l’espace, mais une connaissance vécue du lieu. Une expérience de l’espace qui rend l’architecture active, elle n’est plus mise en retrait, puisqu’elle participe à générer des mouvements, qui engendre des perceptions variées et une sensibilité corporelle à l’espace. L’espace vécu passe par une véritable esthétique du mouvement, qui pose la problématique du temps et de l’espace ; problématique exprimée par le théoricien de l’architecture Siegfried Giedion, dans son ouvrage Space, Time and Architecture[4], sous la forme d’un temps phénoménologique, avec un lien entre le temps et l’espace. L’espace et le temps ne se saisissant que dans le mouvement, le déplacement, la progression : « un espace mouvement » (kôdôteki kûkan)[5]. La théorie du corps et de l’espace exprimée par la pensée japonaise du philosophe Nishida Kitarô rappelle qu’il y a un engagement du corps dans l’action ; un caractère dynamique du schéma corporel, une manière d’exprimer que le corps propre à chacun est au monde. L’espace est déjà en nous : « Loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas d’espace pour moi si je n’avais pas de corps[6] ». Car le mouvement est la mise en action de l’espace, il s’agit de l’activité de l’espace. Selon Merleau-Ponty, « ce n’est jamais notre corps objectif que nous mouvons, mais notre corps phénoménal — le corps vécu[7] ». En ce sens, c’est le mouvement qui définit la spatialité du corps propre. L’espace « physique » et « sensible » des « corps » (buttai) s’oppose dynamiquement et « plastiquement » les uns aux autres selon une « unité dynamique ». L’ambiguïté du corps est essentielle pour appréhender notre existence dans le monde. En effet, le corps est moins ambigu au sens négatif d’une perpétuelle oscillation indéterminée entre les pôles subjectif et objectif, qui joue sans cesse un rôle central dans la structuration auto-réflexive du champ corporel de l’expérience. Nishida Kitarô parle d’« intuition active » et d’identité des contraires absolus. L’espace doit être vécu en insistant sur la qualité physique et charnelle de l’architecture ou sur la qualité labyrinthique du corps. En architecture, la perception du corps en mouvement dans l’espace joue un rôle fondamental, les architectes tentent de produire des espaces symbolisant la relation entre les êtres humains et les objets physiques, en intégrant l’expérience spatiale de l’individu, le mouvement humain, on parle d’« architecture du corps » : un véritable dialogue s’instaure entre l’architecture et ses occupants, et en chaque « lieu », la valeur qualitative de la relation de l’individu à l’« espace-temps » doit pouvoir être évaluée.
Le Japon se fait l’usage permanent de l’expérience du mouvement du corps dans l’espace architectural, celle de la déambulation dans l’espace urbain de la ville, ou dans l’utilisation d’éléments architecturaux qui favorisent les cheminements et qui constituent de véritables parcours kinesthésiques (kôtei). Car l’espace urbain vécu associe des vues, des événements à chacun des détours du parcours urbain de la ville phénoménologique. L’architecte Itô Toyô qualifie la ville contemporaine en terme de « phénoménalité » ou comme phénomène extérieur.
« Le flux des formes des diverses énergies et informations a augmenté dans une proportion gigantesque et ce type de flux invisible tend à dominer l’espace public. Cependant, il n’est pas question de créer l’image d’un espace d’information puisque le flux de l’information ne se manifeste pas par un réseau physique. L’espace urbain devient donc inévitablement phénoménologique, dans la mesure où le flux d’objets électroniques, qui comprend l’information s’accroît continuellement. Une ville phénoménologique de lumière, de sons et d’images, qui se superpose à l’espace urbain. Cette ville comme phénomène prend diverses apparences depuis les espaces créés par des lumières et des images jusqu’aux espaces abstraits tissés par des signes, qui entrent dans la catégorie des médias. La ville phénoménologique est composée d’effets éphémères générés par les flux numériques invisibles. Si la partie de la ville tangible est supprimée, le réseau d’énergies et le flux numérique, qui manipulent ces illusions, deviendraient sans doute apparents[8] ».
Que ce soit dans l’espace urbain ou dans l’espace de l’architecture, la succession d’événements dans la profondeur de l’espace est nécessaire à l’individu pour éveiller ses sens. Le parcours définit chaque espace en orientant le corps et le regard dans différents sens par une approche « psychosensorielle » de l’architecture. De la complexité des parcours naît la profondeur de l’espace : l’espace définit un parcours, qui amène dans les profondeurs sacrées et qui permet de créer la sensation d’être coupé du monde en pleine ville. L’architecture peut recréer le mystère, l’imprévisibilité de la ville, car c’est par le parcours à travers les corps que s’instaurent les notions d’intériorité et d’intimité : « La géométrie génère le mouvement, incite les individus à avancer et à s’arrêter, à monter et à descendre. Elle manipule la densité de la lumière et la sculpte en accumulant le noir derrière elle, et en modelant la présence de la lumière dans l’espace[9] ». Véritable architecture corporelle, qui a nécessairement un effet sur le corps comme dans l’espace du pavillon de thé : la porte trop basse oblige à baisser la tête, la plinthe du seuil exagérément haute contraint à lever la jambe. L’obstacle est délibérément un prétexte au détour, de même que la butée à double direction implique un choix.
« Le fait de marcher présuppose qu’à chaque pas, le monde change en quelques-uns de ses aspects et que quelque chose aussi change en nous. C’est la raison pour laquelle les anciens maîtres de la cérémonie du thé décidèrent, que pour arriver au pavillon où serait servi le thé, l’invité devrait parcourir un sentier, s’arrêter sur un banc, regarder les arbres, traverser une grille, se laver les mains au-dessus d’un bassin creusé dans un rocher, suivre le chemin tracé par des pierres lisses jusqu’à la simple cabane qui forme le pavillon de thé, avec sa porte très basse, où tous devraient se pencher pour entrer[10] ».
Le sens rationnel de ces dispositifs a pour but principal de réveiller l’individu, de réveiller la présence de l’« ici et maintenant », de faire s’échapper les automatismes, d’éviter le nivellement de tous les instants. Un geste inhabituel est associé à la découverte d’un lieu, qui permet de créer une inscription physiquement mémorisée.
« Un temple, près d’Osaka, avait une vue merveilleuse sur la mer. Rikyû fit planter deux haies qui cachaient complètement le paysage, et fit placer près d’elles une petite vasque de pierre. C’est seulement quand un visiteur se penchait sur la vasque pour prendre de l’eau dans le creux de ses mains que son regard rencontrait l’ouverture oblique entre les deux haies : alors, la vue de la mer infinie s’ouvrait devant lui.
L’idée de Rikyû était probablement celle-ci : en se penchant sur la vasque et en voyant sa propre image rapetissée dans cette pièce d’eau limitée, l’homme considérait sa petitesse ; puis, à peine soulevait-il le visage pour boire au creux de sa main, l’éclat de l’immensité marine le saisissait et lui faisait prendre conscience de n’être rien qu’une part de l’univers infini[11] ».
L’architecture se caractérise par une volonté de mettre en avant la structure conceptuelle liée à l’expérience et aux phénomènes, plutôt que la forme construite ; l’architecture émane de l’expérience, une expérience phénoménologique, qui joue sur les liens sensibles comme une « réorganisation sensorielle » qui affecte le corps, l’esprit et les sens. L’architecture est un médium physique, qui s’expérimente avec le corps : il s’agit du « corps architectural » (Kenchiku suru shintai) dont parle Arakawa Shûsaku (1936-2010)[12], qui construit progressivement une succession d’événements, qui peut surgir et qui engendre des expériences spatiales et corporelles, des expériences kinesthésiques (undôkankaku) aux multiples sensations. Une expérience centrée sur le corps, dans lequel l’espace est vécu dans ses dimensions visuelles, auditives et tactiles. Il s’agit d’associer un mouvement provoqué par le corps à une autre sensation. L’expérience sensible (kankakuteki) est prise comme fondement, car il y a une approche sensible des expériences vécues — une sensorialité de la perception — ainsi qu’une approche symbolique — à des référents culturels, à des éléments impalpables, ou à l’imagination — et une approche concrète — à des caractéristiques architecturales ou à une mise en scène. Toutes ces approches visent à traduire le rapport de l’individu, au temps et à l’espace. Le sensible fonctionne comme un lien entre le corps et l’esprit. Il exprime cet échange ambivalent entre le « lieu » à la fois physique et phénoménal, par la relation de l’individu à l’espace — par l’orientation, ou la distance — et au temps — par la succession d’événements ou la notion d’éphémérité — ainsi qu’au « lieu » : entre rythme et tension, horizontalité et verticalité. Dans la perspective de cette idée fondamentale, il s’agit de prendre en compte les individus, les volumes, les matériaux, les couleurs utilisés par les architectes, pour créer un espace sensible et particulièrement émotionnel. Ces éléments ne sont pas traités d’un point de vue technique, mais plutôt par rapport à des phénomènes architecturaux en tant que tels — tels qu’ils sont perçus et expérimentés. C’est notamment le cas à travers les phénomènes résultants de la lumière et des technologies digitales, qui engendrent des propriétés phénoménologiques à l’espace architectural : l’utilisation de couleurs pour modeler des formes et des volumes favorise également une approche sensible, ce qui conduit logiquement à un examen des corps qui subissent les matériaux. L’architecture crée l’émotion, car l’intention est de créer un paysage, un scénario urbain et architectural par un espace construit dont l’expérience crée un sentiment, une émotion ou un souvenir. Car les processus de réflexion générant l’espace à travers un simple schéma doivent émerger comme dans un paysage capable de rester dans la mémoire. Les architectes réalisent des formes phénoménologiques et non des formes ou des espaces physiques, mais de véritables « images » susceptibles d’émouvoir, d’atteindre l’esprit, l’âme ; il s’agit d’une démarche relativement proche de l’expérience spatiale et spirituelle du pavillon de thé. Les architectes ne cherchent pas à construire des formes physiques, qui sont, en architecture, des « objets » aux contours bien déterminés et nécessairement apparents, mais à l’inverse, à concevoir des formes phénoménologiques, qui représentent quelque chose d’amorphe — à l’image du kaiwai[13]— constituées d’un ensemble de phénomènes résultant notamment de différents jeux de lumière en rapport avec des matériaux choisis pour leurs propriétés phénoménologiques. D’un point de vue philosophique, la phénoménologie se base sur l’idée que tout « objet » de la vie quotidienne peut devenir un moteur de la connaissance. Il y a conscience (shiki), phénomène ou plutôt conscience du monde phénoménal, car comme le décrit Edmund Husserl, il s’agit « de traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l’unité d’une conscience[14] ». Cette conscience phénoménologique, cette expérience vécue par chaque individu correspond au milieu comme « monde en soi » ou comme un paysage intérieur, qui ne peut être appréhendé de l’extérieur et qui se vit du dedans. Cela consiste à regarder le phénomène tel qu’il est, tel qu’il se montre immédiatement : il s’agit d’une « expérience directe » (chokusetsu keiken).
« La pureté de l’expérience réside, selon Nishida, dans son immédiateté, dans le fait qu’elle ne soit pas médiatisée par la réflexivité et la représentativité propre à la subjectivité moderne (jiga). Cette expérience pure ou immédiate n’est accessible qu’à une conscience (ishiki) aussi pure, c’est-à-dire décantée de tout ce qui pourrait altérer l’immédiateté — au niveau de son acte même comme au niveau de son interprétation. L’“expérience pure” et la conscience immédiate sont en vérité la même chose du moment où l’on comprend qu’il n’y a pas encore de différenciation, en eux, entre le sujet (shukan) et l’objet (kyakkan) : l’acte de connaissance y est encore uni à son objet. Pour atteindre véritablement la conscience pure de l’expérience immédiate, il faudra se défaire de tout psychologisme et de tout subjectivisme, dépasser l’opposition du réalisme et de l’idéalisme, dépasser l’opposition de l’objet connu et du sujet connaissant[15] ».
Selon Nishida Kitarô, la phénoménologie est un phénomène concret de la conscience se traduisant par l’« expérience pure » (junsui keiken). Cette réflexion représente le point de départ de sa pensée, dont le premier ouvrage du philosophe, Étude sur le bien (Zen no kenkyû), publié en 1911, s’ouvre sur un chapitre intitulé simplement « L’expérience pure[16] ». La doctrine de l’« expérience pure » développée par Nishida correspond à une investigation de l’« expérience psychologique » ; il s’agit d’une expérience im-médiate au sens d’une expérience « pré-réflexive », se situant avant toute différentiation entre le sujet et l’objet, avant toute pensée réflexive. C’est une expérience qui se fait au moment où sujet et objet ne sont pas encore séparés, c’est-à-dire au moment où l’intellect de l’individu qui fait l’expérience d’un objet n’est pas encore intervenu pour reconnaître le sujet en tant que sujet. Du point de vue de l’« expérience pure », la « subjectivité » et l’« objectivité » sont des abstractions intellectuelles. Il s’agit de chercher une « expérience pure » qui ne possède pas encore de sens, et qui implique donc la négation totale de tout point de vue subjectif. Il s’agit d’une attention immédiate au réel tel qu’il est et qui renvoie à la philosophie zen, et notamment à l’illumination (satori) — correspondant littéralement à ce qu’il y a au-delà des mots. C’est pourquoi le premier moyen pour transmettre sa pensée dans le zen est d’indiquer les choses « directement » par elles-mêmes : on utilise pour cela le détour métaphorique, l’expression allusive, l’évocation de scènes naturelles ou d’éléments concrets. Il s’agit de la phénoménologie de la perception, la science des phénomènes, de ce qui apparaît à la conscience, un procédé utilisé dans la spatialité des jardins au Japon. Pour rendre possible cette science, il est nécessaire de « revenir aux choses mêmes », de les décrire telles qu’elles se présentent à la conscience. Il est ainsi question de décrire des vécus immédiats de conscience. Pour Husserl, « on ne trouve dans la donnée immédiate [de la conscience] rien de ce qui, dans la psychologie traditionnelle entre en jeu, comme si cela allait de soi, à savoir : des data-de-couleur, des data-de-son et autres data de sensation ; des data-de-sentiment, des data-de-volonté, etc.[17] ». Nishida parle d’« expérience pure » comme interprétative, et Husserl d’« intuition fondamentale ». Le concept de l’« expérience pure » est compatible avec certaines caractéristiques fondamentales de la pensée bouddhique traditionnelle, il s’agit d’une notion positive, une tentative de rendre compte de l’« ici et maintenant » propre au zen, ainsi que de la concrétude des « choses elles-mêmes », propre à la phénoménologie. En ce sens, ce double concept peut ainsi rejoindre la question de la corporéité et du sensible puisque la découverte de l’ambiguïté du corps peut être comprise comme un élément central de l’expérience vécue de la sensation de l’espace architectural.
[1] KARAKI Junzô, Muyôsha no keifu, Tôkyô : Shinchôsha, 1959.
[2] PILGRIM Richard, « The Japanese Nô Drama in Ritual Perspective », The Eastern Buddhist, vol.22, printemps 1989, pp. 54-70.
[3] YAMAZAKI Masakazu, On the Art of the Nô Drama : The Major Treatises of Zeami, trad. Thomas J. Rimer, N.J. : Princeton University Press, 1984.
[4] GIEDION Siegfried, Espace, temps, architecture, Paris : Denoël, 2004.
[5] NUSSAUME Yann, « De l’espace géométrique à l’espace mouvement. Le monde comme flux », Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise, Le regard du milieu, Bruxelles : Ousia, 2004, p. 310-314.
[6] MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, coll. Bibliothèque des idées, Paris : Gallimard, 1945, p. 119.
[7] Ibid., p. 126.
[8] BRAUSCH Marianne, EMERY Marc, L’architecture en questions : 15 entretiens avec des architectes : Massimiliano Fuksas, Herzog & De Meuron, Steven Holl, Toyo Ito, Jan Kaplicky, Hans Kollho , Rem Koolhaas, Lucien Kroll, Daniel Libeskind, Jean Nouvel, Paris : Éd. du Moniteur, 1996, p. 67.
[9] ANDÔ Tadao, « In Dialogue with Geometry : The Creation of Landscape », GA Document 12, Tadao Andô 1988-1993, Tôkyô : A.D.A. Edita, 1993.
[10] CALVINO Italo, Collection de sable, Paris : Gallimard, p. 98-99.
[11] Ibid., p. 99.
[12] ARAKAWA Shûsaku, GINS Madeline, Le corps architectural, Houilles : Éd. Manucius, 2005. Voir aussi, Kenchiku suru shintai : ningen o koeteiku tameni, Tôkyô : Shunjûsha, 2004.
[13] Kaiwai : Espace dépourvu de forme précise. Démarcation ambiguë d’un espace rituel.
[14] HUSSERL Edmund, Ideen I, § 84 ; pour la version française, cf. Idées directrices pour une phénoménologie, Paris : Gallimard, 2018, p. 283.
[15] STEVENS Bernard, « Situation de Nishida », Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, t. 94, n° 1, 1996, pp. 43-44.
[16] « L’expérience pure » qui fut qualifiée successivement par Nishida, d’« intuition intellectuelle », de « volonté consciente » ou de « réflexion », de « concrète et universelle auto-conscience », mais aussi de « lieu » basho ou de « champ » comme « vide », d’« intuition active » (kôiteki chokkan), de « détermination expressive », mais également d’un « monde de la réalité historique ».
[17] HUSSERL Edmund, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale phänomenologie : eine Einleitung in die phänomentologische Philosophie, Haag : M. Nijho , 1954, § 68 ; pour la version française, on se reportera à l’ouvrage de Gérard Granel, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris : Gallimard, 1976, p. 262.