Jean Oury, Vie quotidienne, rythme et présence, 1986

Ce texte est la retranscription d’une conférence donnée par Jean Oury le 22 mars 1986 au sein du département de psychanalyse de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, dans le cadre du master et du doctorat. Jean Oury a notamment publié Création et schizophrénie (Paris : Éditions Galilée, 1992) et Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle (Nîmes : Éditions du Champ social, 2001). Il est le fondateur de la clinique La Borde et une des figures majeures de la psychothérapie institutionnelle.

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Rythme et présence, Jean Oury 1986

Vie quotidienne, rythme et présence

Je ne pense pas vous faire une conférence au sens habituel du terme, mais plutôt, je l’espère, vous donner l’occasion d’intervenir au cours de cette journée. Quand on m’a demandé le sujet que je désirais traiter, j’ai choisi – parce que c’était dans l’ordre de mes préoccupations depuis quelques mois – d’exposer, d’expliciter les notions de présence et de rythme. C’est d’une grande complexité. J’ai essayé de conjuguer ces notions avec ce qui est la base, non seulement de la pratique psychiatrique, mais aussi de l’existence de tout un chacun : la vie quotidienne. La vie quotidienne est souvent oubliée dans la théorie, mais aussi dans l’organisation des soins ; également dans l’ordonnancement de certaines cures, dites psychanalytiques. C’est d’autant plus caricatural quand on a affaire à des personnalités psychotiques.

Il est certain, comme vient de le dire Henri Rey-Flaud, qu’il y a là une fenêtre ouverte vers quelque chose qui reste la plupart du temps oublié – étant donné qu’on est pris soi-même dans des habitudes, des stéréotypies, des préjugés, une quantité de choses qui masquent les fonctions basales de la personnalité, lesquelles sont souvent altérées chez les psychotiques. Par exemple, se réveiller chaque matin ! C’est une tâche assez banale ! Les qualités du réveil sont variables pour chacun, suivant ce qu’on a fait la veille ou la nuit, suivant la saison ou suivant les épidémies ; mais c’est quand même plus facile quand on est  » normal  » (pour être prudent, un de mes amis psychiatre à Sainte-Anne, le docteur Jean Ayme, au lieu de dire normal, dit  » normosé  » ; moi je dis  » normopathe « , nous sommes tous des normopathes, c’est plus prudent… ça englobe des éléments névrotiques, et, même, psychotiques par moments… mais malgré tout, ça tient). Donc, en général, quand on ouvre un œil, on ne réfléchit pas pour ouvrir le second ; et même, on ouvre les deux à la fois. Mais supposez que ça devienne un problème ; ouvrir un œil et réfléchir : est-ce que je vais ouvrir l’autre ? Est-ce que je vais remuer un bras ou une jambe ? Est-ce que je vais m’habiller ? Mais comment faut-il que je m’habille ? Est-ce qu’il faut que je mette mes chaussettes ?… Comment je vais les mettre ? Enfilées dans les bras ? Sur la tête ? Et les chaussures, qu’est-ce que je vais en faire ? À l’endroit ? À l’envers ? Ça semble ridicule de poser des questions comme ça, mais ça fait partie de ce que des psychiatres phénoménologues (en particulier Erwin Straus) appellent les  » axiomes de la quotidienneté « . Les normosés ont des  » axiomes de la quotidienneté  » qui fonctionnent bien ; on ne réfléchit pas pour lever un bras, ou mettre un pied devant l’autre, ou s’habiller comme ci ou comme ça, suivant la mode ou non : ça fonctionne tout seul. Mais dans la psychose, il y a là quelque chose qui est plus ou moins altéré. C’est d’ailleurs parce qu’il y a des psychotiques qu’on a défini des  » axiomes de la quotidienneté  » ; sinon, on ne se serait pas posé des problèmes ridicules de cet ordre. C’est un premier point.

D’autre part, dès le début de mon travail – si on peut appeler ça un  » travail  » – en psychiatrie (ça fait maintenant un certain temps que j’ai commencé, pas tellement loin d’ici, à l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère, avec le docteur Tosquelles, que je vais encore rejoindre dans deux jours, en Catalogne), eh bien, dès le début, l’accent était mis sur l’importance de la vie quotidienne. Or, la quotidienneté, il y a quarante ans, dans les hôpitaux psychiatriques, – et parfois encore maintenant, il faut bien le reconnaître – c’était quelque chose qui ne faisait pas problème. Les malades mentaux étaient tous à peu près habillés de la même façon, souvent en guenilles, toujours avec le même complet, plus ou moins ajusté, plus ou moins usé. Dans les lits, il y avait des draps qu’on ne changeait pas même tous les deux ou trois mois – une sorte de noirceur asilaire. Et le repas !… Je me souviens être intervenu, étant interne, dans une commission de surveillance, pour dire que ce serait peut-être bien de changer un petit peu les habitudes de convivialité ; c’est-à-dire qu’au lieu de bouffer – c’est le terme – dans une écuelle en zinc ou en duralumin dans laquelle on mettait la soupe, la confiture, la viande – tout ça mélangé – avec une cuiller (parce qu’il faut mettre une cuiller ; une fourchette, on ne sait jamais… surtout chez les malades mentaux ! Une fourchette, qu’est-ce qu’on peut en faire ? Imaginez ce qu’on peut faire d’une fourchette : on peut, par exemple, piquer l’œil du voisin et le gober, ça peut arriver ça ! Alors il ne faut surtout pas mettre de fourchette ! Quant aux couteaux, pas question !). Alors, dans une commission de surveillance – ce qui allait devenir la C.M.C. – j’ai dit :  » Quand même, ce serait peut-être pas mal qu’on mette des fourchettes et qu’on ne mange pas la soupe en même temps que la confiture et la bidoche « . Ça a fait scandale. C’était une révolution ! Il a fallu des années pour changer ça. Et quand, plus tard, on a dit que ce serait peut-être bien de manger dans autre chose que de la ferraille, par exemple dans des assiettes en faïence…  » Vous vous rendez compte ? Ils vont tout casser !… « . Ces problèmes de ce qu’on peut appeler les habitudes quotidiennes – la convivialité, la commensalité, la façon de manger et de dormir – c’est quand même la moindre des choses…

Il faudrait parler aussi de la façon d’être, dans la journée, dans un certain espace : on peut tourner en rond dans une cour pendant des années et des années, ou s’asseoir dans un coin (ça, c’est quand on a la  » chance  » d’être catatonique et d’avoir des stéréotypies – enfin, de pouvoir s’amuser !) ou bien alors être enfermé pendant quinze ou vingt ans dans une cellule… Tout ça existait, et ça existe encore, en France comme ailleurs. Alors, si on ne met pas l’accent sur ces problèmes-là et qu’on continue à baratiner sur la phénoménologie, la psychanalyse, les thérapies de groupe, la psycho-pharmacologie, etc (ça ne veut pas dire que ce que je viens d’énumérer soit inutile, bien au contraire, c’est peut-être même à partir de là qu’on peut réfléchir sur la première question, celle de la quotidienneté), mais si on en reste à parler sans tenir compte de ça, on est – consciemment ou pas – dans l’imposture. On est, tout simplement, des  » salauds « . Les salauds, ils ne sont pas tous conscients de ce qu’ils sont : il y a des salauds objectifs et des salauds subjectifs. Salaud, ça peut vouloir dire aussi naïf ou  » idéologue « . Quand, par exemple, un psychanalyste s’intéresse aux psychoses, et vient dans un hôpital, d’une façon tout à fait partielle, une demi-journée par semaine, pour voir tel ou tel malade, et qu’il fait venir le malade dans son cabinet, bien isolé – pour garder soi-disant une certaine neutralité – que des infirmiers lui amènent le malade psychotique, dissocié, complètement délirant, et qu’il le voit une demi-heure par semaine, s’il ne se préoccupe pas de ce qui se passe pendant les sept jours moins une demi-heure, ça me semble d’une naïveté extravagante ! À moins que ce ne soit une sorte de défense, d’une situation de confort peut-être. Ça peut sembler polémique, ce que je raconte là, mais on est bien obligé, dans de tels systèmes, d’avoir une position polémique ; la polémique, c’est quand même ce qui peut faire avancer certaines choses !

Bien sûr, on pourrait justifier de telles pratiques dans le cadre d’une sorte de psychanalyse restreinte, en disant que la demi-heure par semaine, c’est mieux que rien ; et que, d’autre part, pour le malade en question, c’est extrêmement précieux d’avoir une demi-heure par semaine où il puisse se manifester librement. Mais quand il s’agit de psychotiques, ce n’est pas du tout la même chanson. Parce que là, le problème de la relation – on peut appeler ça la relation analytique – n’est pas de la même nature que pour un normosé. Qu’en est-il du transfert dans la psychose ? C’est une question large. C’est un fait qu’on entend encore dire dans certains lieux – dans les écoles d’infirmiers, par exemple – par des psychiatres ou des psychologues :  » Vous savez, dans la psychose, le transfert n’existe pas « . Alors, formidable ! Si le transfert n’existe pas, on n’a pas à se casser la tête ! Donc, il n’y a pas de transfert dans la psychose. La preuve, Freud, il l’a dit ! Et c’est vrai. D’ailleurs, il a tout dit ! Mais si on travaille Freud un peu plus, on s’aperçoit pourtant qu’il avait une notion concrète de ce dont il s’agit, et on pourrait lui faire dire tout à fait l’inverse. Il ne s’agit pas de faire une critique des textes, il ne faut pas se réfugier dans une espèce d’Olympe des concepts, en pensant qu’il y a des concepts absolus, en soi, qui fonctionnent en toute éternité. C’est pour ça que, a priori, sans réflexion même, je dirais que dans la psychose, il y a du transfert. Parce que si je ne le dis pas, je suis un salaud. Évidemment, on me dira que ce n’est pas une justification épistémologique… eh bien si, justement ! Mais bien sûr, ça change les habitudes de pensée… il faudrait une autre journée pour parler de la justification épistémologique, par exemple de la pragmatique transcendantale de Karl Otto Apel. Il me semble que ce dont il s’agit, c’est le fait qu’une décision est prise :  » Il y a du transfert « . Si on ne décide pas ça, il n’y en aura pas, de transfert… Et les  » fous  » ou soi-disant tels, continueront de tourner en rond ; et il y aura des bons travailleurs qui entretiendront le jardin du médecin-chef – ou des choses équivalentes… Il y aura toujours les gâteux, les agités, la ségrégation (d’ailleurs, ça se remet en place actuellement, depuis quelques années, avec le développement des M.A.S., les Maisons d’Accueil Spécialisées, à bas prix). On peut donc dire qu’il y a là une sorte de décision qui, du fait qu’on a affaire au champ psychotique, est forcément une décision politique ; non pas politicienne : de gauche, de droite, du centre, du ciel ou de la terre, mais une décision politique au sens du zoon politikon. C’est une décision opératoire, qui va avoir une importance majeure sur la qualité de l’existence de chacun. Je laisse ouverte cette problématique ; j’aimerais qu’on puisse la reprendre dans les discussions de cet après-midi…

Pour situer ce courant qui tient compte de la vie quotidienne, je ne ferai que rappeler (il y a peut-être ici des gens qui connaissent ce mouvement) le rôle des C.E.M.E.A. dont les premiers stages ont eu lieu en 1949. Ils avaient été mis en place par toute une équipe de psychiatres, surtout autour de Germaine Le Guillant (Madame Le Guillant, dont le mari, Louis Le Guillant, était médecin-chef à Villejuif) et du docteur Georges Daumezon. Mise en place difficile, d’ailleurs, parce que les C.E.M.E.A. (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active) étaient alors destinés aux problèmes de l’encadrement des colonies de vacances, de la pédagogie, etc ; il a fallu beaucoup de diplomatie pour que les C.E.M.E.A. acceptent de contribuer, avec des instructeurs, des moniteurs, à l’organisation des stages de psychiatrie. Mais ça a été un événement, un événement extraordinaire, dont on sous-estime peut-être l’importance à l’heure actuelle : c’était la première fois que les infirmiers des hôpitaux – ils n’étaient  » infirmiers  » que depuis très peu d’années ; auparavant, ils étaient, au point de vue statutaire, des gardiens, plus enfermés encore que les soi-disant fous – ont pu sortir de leurs asiles et venir pendant dix jours dans un stage de C.E.M.E.A. Dix ou quinze établissements y étaient représentés ; une centaine d’infirmiers vivaient ensemble pendant dix jours, se sensibilisant non seulement aux méthodes d’ergo- et de socio-thérapie, mais à toute la problématique du champ psychiatrique ; moi-même j’ai été organiser des débats à cette époque ; il y avait aussi Bonnafé, Tosquelles, Le Guillant, Hélène Chaigneau, etc… Le sujet principal de réflexion, la préoccupation essentielle, ré-éclairée en particulier à chaque fois par Germaine Le Guillant, c’était la vie quotidienne, la vie quotidienne à l’intérieur de ces immenses espaces d’accumulation, de ségrégation… La vie quotidienne, parler des choses les plus sordides :  » Comment c’est foutu, les chiottes, là ? « . Il faut voir ce que c’était ! Ouverts – pour ne pas que les gens s’enferment – ouverts à tout, multiples, dans un état innommable. Et les lits ?  » Manque de place « , disait-on. Dans certains hôpitaux de la région parisienne, il n’y a pas si longtemps, pour aller se coucher, il fallait marcher sur les autres lits, marcher sur les ventres pour arriver à son lit. Les pièces de séjour ? Là où il y a une possibilité de s’exprimer ? La cage d’escalier ou une cour exiguë, pendant des années. Le repas ? Une espèce de foire épouvantable… C’est sur ces dimensions qu’insistait le stage des C.E.M.E.A., en essayant de proposer des techniques d’animation, et parfois de simple bon sens – au sens noble du terme – mais en essayant de faire prendre conscience que cela avait de l’importance dans la psychologie des usagers. Autrement dit, que cela avait une dimension thérapeutique – le grand mot est lâché – par une modification de l’ambiance. Mais là aussi, il y a eu des glissements. En particulier, il y a eu une crise en décembre 1957 : une réunion des C.E.M.E.A. a eu lieu à la Clinique de La Borde, pendant deux ou trois jours ; on a beaucoup discuté sur le fait qu’il y avait une inclination à ce que les stages deviennent simplement un lieu où l’on apprenait les bonnes manières ; par exemple , savoir mettre la table :  » Vous mettrez des ronds de serviettes ou pas ?  » ; » Est-ce qu’il faut chanter ou pas, après le repas ? « … Une ambiance un peu patronage. C’est vrai que dans les stages des C.E.M.E.A., après le repas de midi, il fallait se mettre à chanter,  » Les petits chemins…  » ou je ne sais pas quoi ! Ça semblait un peu ridicule ! La question qui se posait était, en fait, celle de la finalité de ces stages. J’ai dit, d’une façon peut-être trop incisive, que ce qu’il faut apprendre, en fin de compte, c’est à ne pas être nocif. Comment apprendre ça ? Autrement dit, il s’agissait d’introduire une négativité. C’est un principe d’épistémologie ! Comment rendre sa présence la moins nocive possible ?

Les gens qui travaillent dans ces lieux – que ce soit des psychiatres, des psychologues, des infirmiers, des aides-soignants, le personnel de service, le cuisinier, le jardinier – travaillent dans le même endroit et, suivant la disposition architecturale ou institutionnelle, il y a un certain contact avec les malades. Dans les rencontres multiples qui ont lieu chaque jour, il doit forcément y avoir un certain effet de sens, quelque chose qui marque. Eh bien, dans ce  » tas de gens  » (pour ne pas parler de groupe), il y en a dont on se dit, en faisant une sorte d’analyse, institutionnelle ou autre :  » Celui-là, eh bien ! Ce serait beaucoup mieux s’il n’était pas là « . On ne le dit pas, parce que ce n’est pas des choses à dire aux syndicats, mais… Il est arrivé en retard ? Tant mieux ! Il est tombé malade ? Si ça pouvait durer plus longtemps ! On ne peut pas dire ça, bien sûr. Mais ça prouve bien qu’il y a une qualité de présence. Avec d’autres, il suffit qu’ils soient là et c’est extraordinaire, ça change tout ! Donc, bien sûr que c’est bien, les C.E.M.E.A. ; il faut un minimum de technique, il faut organiser la convivialité… Mais ça ne suffit pas, surtout quand il s’agit de psychotiques – il y a là, en question, quelque chose de l’ordre d’une certaine position de chacun. Il faut définir le mot  » position  » ; quand je dis  » position « , je parle sur un plan, non pas topographique, mais topologique. C’est :  » Qu’en est-il de ce que je crois être, moi, et puis de ce que je suis, en réalité, pour l’autre ? Qui suis-je quand un délirant me croise et qu’il me dit n’importe quoi ? « . Il s’adresse à quelqu’un qui n’est pas forcément moi : moi, moi, moi… moi-médecin-chef, moi-cuisinier, moi-infirmier ; mais peut-être à tout à fait autre chose ! Qu’est-ce qui est déchiffré dans une rencontre, par un délirant, par un schizophrène ? Ce qu’il déchiffre, je n’en suis pas – apparemment – responsable. Or, il se trouve que dans la pratique, consciemment ou pas, que je le veuille ou non, je suis responsable ; à la limite, je suis responsable de ma connerie. Mais il peut se faire aussi que c’est avec ma connerie que je fonctionne le mieux ! Il ne faut pas avoir de préjugés ! Ce n’est pas en se montrant extrêmement intelligent, à faire des discours sur le rythme et la présence et la phénoménologie, etc que ça facilite les choses. On voit bien d’ailleurs que des gens qui paraissent exceptionnels – dont on se dit :  » Qu’est-ce qu’il est futé, ce type-là !  » -, si on les met dans un quartier d’agités, pour voir comment ils se débrouillent, c’est parfois épouvantable ! Il ne faut pas les mettre là parce qu’ils vont devenir agités aussi ; ce serait dommage pour la science !…

Avec quoi travaille-t-on ? C’est poser, là, d’une autre façon, le problème du transfert. Pas le transfert, comme on le lit quelquefois :  » Tu es mon papa « ,  » tu es ma maman « … Freud n’a jamais dit des choses pareilles. Mais le transfert, je dirais pour simplifier : au sens de Lacan. Je dis  » pour simplifier « , parce que c’est lui qui a écrit les choses les plus simples là-dessus, les plus nettes (il faut encore ne pas avoir de préjugés sur ce qu’on appelle compliqué et simple !). Poser la question du transfert, c’est d’abord se poser ce problème-là : avec quoi, comment, on travaille ? Par exemple ce matin, je me suis réveillé, comme tout le monde, péniblement, un peu tôt, et puis j’ai dit :  » Je vais quand même réfléchir à ce que je vais dire » ; et puis rien ! Le désert complet ! Vraiment rien ! À tel point que je me disais :  » Mais le rythme, c’est quoi, le rythme ? Et puis la présence : présence de quoi ?  » Ça arrive, ça… Alors, pour me rassurer, je me suis dit :  » Eh bien, justement ! Je ne sais plus rien : je vais essayer de faire un exercice, de me reconstruire « . On se reconstruit, en essayant de parler. C’est un exercice que je vous recommande, de venir là et de dire n’importe quoi… C’est une façon de se reconstruire. C’est une sorte de tentative pour ressaisir quelque chose qui n’est justement pas de l’ordre (je me touche la tête, c’est idiot de faire ça, on croit que c’est là, dans la tête, mais ce n’est pas vrai) de la représentation, la représentation au sens philosophique du terme. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre du représentatif. Ce n’est pas – ce dont il s’agit – quelque chose de l’ordre du moi, c’est  » pré-égoïque  » : avant le moi. Dans la terminologie de Lacan, on dirait que c’est  » préspéculaire   » : avant le miroir. On peut dire aussi : c’est  » préperceptif « . C’est pour cela que je ne me suis pas trop inquiété ce matin en m’apercevant que je ne savais plus rien, plus rien du tout. Je me suis dit :  » Tant mieux, parce que j’y suis ! « , on peut toujours se rassurer !… Un idiot complet pourrait se faire la même réflexion ; sauf qu’il ne se la fera pas ; il ne va pas se rassurer en disant :  » J’y suis  » ; il y sera tout court, mais sans le savoir. Tandis que moi, je me suis dit :  » Je ne sais rien : j’y suis  » –  » pré-égoïque « ,  » préspéculaire « ,  » préreprésentatif « . On peut ajouter :  » préprédicatif « . On peut même aller jusqu’à dire que ce dont il s’agit là, c’est  » préintentionnel « … C’est une façon rapide, vague, mais suffisante pour situer ce dont il s’agit dans la quotidienneté. La quotidienneté, il s’agit justement d’en faire une analyse, de savoir quelles en sont les arêtes, quels en sont les saillants, et ce avec quoi on va pouvoir agir. Autrement dit : est-ce qu’il y a possibilité que quelque chose s’inscrive ? Sans quoi, si rien ne s’inscrit, on ne peut même plus en parler du tout.

Un des premiers textes que j’avais été amené à écrire (c’était en 1957, au deuxième congrès international de psychiatrie, qui se tenait à Zurich, et qui avait pour thème  » La schizophrénie « ), je l’avais intitulé  » Analyse de l’entourage immédiat  » : il s’agissait de l’ambiance. C’est donc pour moi une vieille histoire, quelque chose qui est toujours là : qu’est-ce qu’on peut appeler l’ambiance ? Est-ce qu’il y a une possibilité d’agir dessus ? D’en avoir une certaine maîtrise ? L’ambiance, tout le monde en a une certaine expérience, mais ça reste souvent dans le clair-obscur. On n’arrive pas bien à la définir. Je prends souvent comme modalité d’entrée dans ce domaine une réflexion d’Erwin Straus. Ce n’est pas que je le privilégie plus qu’un autre – c’est déjà lui qui parlait des  » axiomes de la quotidienneté  » – mais il a décrit également, en reprenant l’expression de Viktor von Weizsäcker,  » le moment pathique « , c’est-à-dire une sorte de sensorialité  » archaïque « , et ce qu’il appelle  » le paysage « . J’aime bien cette notion de  » paysage « , elle est précieuse pour définir ce qui est en question quand on rencontre quelqu’un – si vraiment on le rencontre ! Parce que si on ne fait pas attention, eh bien, on passe… Heureusement d’ailleurs qu’on ne fait pas attention à tous les gens qu’on croise… Vous vous rendez compte, si par exemple dans le métro à Paris, ou à Montpellier, il fallait faire attention à tout le monde ! Il y a des psychotiques – c’est terrible – qui font attention à tout le monde… On a eu à La Borde, il y a une dizaine d’années, un jeune garçon comme ça – c’était Maud Mannoni qui nous avait envoyé cette personnalité extraordinaire – on l’avait surnommé  » le tourniquet  » ; il tournait tout le temps sur lui-même, et il tournait parce qu’il voulait faire attention à tout… Un affolement ! Au bout d’une heure, il fallait qu’il se repose. Mais dans une rencontre, il y a en général – heureusement – ce qu’on peut appeler une réduction ; un peu comme les phénoménologues parlent de réduction phénoménologique, mais ici c’est une réduction concrète, des champs d’intérêt. Rencontrer quelqu’un si on le rencontre vraiment – ce n’est pas se confondre avec, mais c’est le situer, et se situer dans le même paysage. Dans un paysage, notre position, variable, joue sur la mobilité, sur le mouvement des structures de l’horizonné. Les horizons seront variables suivant la position qu’on va prendre – à condition d’être dans le paysage. Si on reste devant, on reste dans une vue traditionnellement  » scientifique  » – au sens logico-positiviste, qui sévit encore beaucoup – on est devant le paysage, et on va regarder  » objectivement  » les choses. On peut même mesurer le personnage qui est devant soi, enregistrer ce qu’il dit, et même le filmer, maintenant, vidéo à l’appui. Faire de la science pure, quoi ! Au siècle de l’ordinateur, imaginez tout ce qu’on peut faire pour essayer, justement, de le rendre transparent, de le clarifier vraiment, ce personnage. À ce moment-là, on a traversé sa peau, et il n’y a plus rien ! Or, sa vie, son existence, c’est bien souvent sur sa peau qu’elle est marquée ! Et ce n’est pas en prenant des attitudes dites  » objectivantes  » qu’on va pouvoir avoir accès à ce que j’appelle  » l’originarité du sujet  » qui se présente là : on n’y verra rien. Je ne veux pas entrer ici dans une polémique contre certaines habitudes qui se généralisent dans l’Europe, actuellement, d’une façon redoutable ; le D.S.M.-III fait partie de cette volonté de transparence. Je ne peux pas m’empêcher de citer ici la réflexion d’un psychiatre, non suspect de psychanalyse ou de je ne sais quoi, un psychiatre allemand, Gaupp, célèbre notamment pour ses études d’un cas tragique de paranoïa, celui de l’instituteur Wagner. Gaupp disait que ce qui compte dans l’approche de quelqu’un, si on veut pouvoir cerner ce dont il s’agit, ce n’est pas de le disséquer, mais d’être au plus proche ; et être au plus proche, c’est s’apercevoir qu’il y a quelque chose d’indépassable, d’irréductible – à respecter – qu’on peut appeler son opacité, l’opacité d’autrui. Autrui n’est pas transparent. Et si on croit l’avoir traversé, eh bien, c’est qu’on l’a loupé !

Comment cerner l’opacité d’autrui ? Gaupp va jusqu’à dire que chez certaines personnalités paranoïaques, profondément paranoïaques, l’opacité est réduite à un minimum : ils sont presque transparents. J’aime bien rapprocher cette réflexion d’une remarque de Pierre Charpentrat, mort il y a quelques années, qui a beaucoup écrit sur le baroque (ce dont je vous parle, il me semble, a un rapport avec ce que j’aimerais appeler une logique baroque). Pierre Charpentrat parle de  » l’intraitable opacité de la présence de l’autre « 1. C’est comme si, dans l’effet même de la présence – on pourrait presque dire  » effet de pré-sence « , ce qui est toujours en avant de soi-même, dans une sorte d’attente anticipée – il y avait constamment là une zone d’opacité ; et c’est justement ça, la présence. Quand on dit de quelqu’un :  » Oh, celui-là, il a de la présence « , ça ne veut pas dire qu’on va le traverser ! Au contraire, dans la présence, il y a une sorte d’articulation entre la mesure et l’indéterminé, entre ce que les Grecs appelaient meras et apeiron. Cette sorte de  » mesure de l’indéterminé  » qui délimite quelque chose : précisément cette zone absolument opaque à autrui. On pourrait aussi rapprocher cette problématique de ce que dit Lacan dans l’introduction au séminaire de La lettre volée, à propos du futur antérieur : il parle d’un caput mortum, c’est-à-dire de cette zone, nachträglich, du rétroactif ; là où l’on peut préjuger de ce qui va se passer, ce n’est pas au moment même où ça se passe, c’est dans l’antécédence. Ce qui se rapproche, sur un plan plus philosophique, de ce que Heidegger appelle  » le projet anticipateur « . Autrement dit, pour qu’il puisse y avoir continuité d’existence, il faut qu’il y ait déjà une reprise rétroactive. C’est comme quand on parle : quand je parle, je ne comprends rien du tout à ce que je dis, mais je comprends ce que j’ai dit une fois que je fais silence ; de même, si vous ne comprenez pas tout de suite, eh bien, il peut se faire que vous allez comprendre ce soir, ou dans dix ans… Il y a une sorte de boucle rétroactive qui constamment joue, même quand on lit quelque chose. Dans n’importe quelle écriture, on sait bien que le sens ne vient qu’une fois établi le silence – à condition d’aller jusqu’au bout de la phrase : il ne faut pas la couper n’importe où. C’est exactement le problème de ce qu’on appelle l’interprétation : il ne s’agit pas de couper n’importe où, il faut laisser dire les choses, laisser se développer les choses, pour pouvoir aboutir – quand ça aboutit à quelque chose qui est de l’ordre d’un silence, et c’est là qu’il y a sens ; mais le sens, ça n’est pas une signification, qui va se présenter bien cernée ; le sens, c’est quelque chose qui n’en finit pas, une sorte de mise en acte d’un processus. Et la mise en acte d’un processus, c’est exactement ça la définition du transfert. Lacan, dans le séminaire sur le transfert, définit le transfert comme  » la mise en acte de l’inconscient « 2. Dans cette formulation, il y a le mot  » acte  » ; et qui dit acte dit que ce qui est en question dans cette opacité d’autrui – du sujet qui se présente – c’est ce qui est justement le moins accessible, ce sur quoi il y a le moins de prise : ce que Freud a appelé le désir. Et le désir, c’est au plus proche de l’inconscient.

Ce dont je parle, c’est d’une simplicité extraordinaire ; c’est même tellement simple qu’on ne peut pas en parler. Exposer le simple, c’est la chose la plus complexe qui soit. Qu’est-ce qu’il y a de plus simple que, par exemple, quelqu’un qui marche ? Tout le monde marche ! À moins d’être paralysé… Mais il y a toujours l’idée de marcher ; du fait même qu’on est un être humain, il y a l’idée de marcher ; et de même, du fait qu’on est un être humain, il y a l’idée de parler – même si on ne parle pas, il y a du langage. Alors, qu’est-ce qu’il y a de plus simple que marcher ? Mais c’est tellement simple que c’est la chose la plus complexe qui soit que d’essayer d’en parler sans justement en déformer quelque chose. Et c’est là qu’il est précieux d’avoir recours à des sortes d’antennes ou de sondes pour essayer de situer ce dont il s’agit ; Freud lui-même soulignait bien l’importance de certaines trouvailles des véritables créateurs – au sens artistique de ce terme. Par exemple, quand je dis :  » L’homme, c’est quelqu’un qui marche « , bien sûr, on peut se référer à tout ce qui a été écrit là-dessus, à la station debout, à l’identification primordiale au sens de Freud, et aussi au regretté Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole… il avait saisi quelque chose d’essentiel). Mais ce que je préfère – c’est encore plus direct – c’est me référer à Giacometti : L’homme qui marche. Il y a des quantités d’hommes qui marchent, mais L’homme qui marche de Giacometti, il suffit de le voir et même sans le voir, d’y penser : il vous mène, avec ses pieds énormes et ce corps filiforme, vers la zone qui est notre instrument de travail, le lieu même de l’ambiance, l’opacité d’autrui… il nous mène par là. J’avais lu, il y a longtemps, un petit article de quelqu’un qui est de par ici, Roger Laporte, sur Giacometti à propos de L’homme qui marche. Il dit que ce qui domine, c’est le regard. Il n’a pas d’yeux, mais il a un regard, regard au sens de Lacan, au sens de  » l’objet a « . Le regard, ce n’est pas les yeux, ce n’est pas la vision, c’est – au sens même de Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible – un chiasme : quand on voit, on est vu ; un entrecroisement. D’une façon plus précise encore, Viktor von Weizsäcker dit qu’il n’y a pas de sensation sans intégration du mouvement : le mouvement-sensation, c’est ce qu’il appelle  » le cycle de la structure  » (comme on traduit Gestaltkreis). Toutes ces choses-là vous mènent vers cette zone (si on se débarrasse de toute spécularité, de toute représentation, de tout système de préjugés, métaphysiques et autres) cette zone où il se passe quelque chose, et dans une certaine forme ; cette zone où il y a émergence de quelque chose, et où justement il peut y avoir des difficultés d’émergence. Reprenez l’exemple de L’homme qui marche. Il est immobile, c’est une statue, mais il y a un mouvement extraordinaire, il y a du regard, et puis il y a une base : il touche le sol. Quand on marche, on ne quitte pas la terre, ce n’est pas comme quand on court ; on pose un pied et on s’assure qu’il est bien par terre avant de lever l’autre… autrement on se casse la figure, ou alors on se met à courir. Pensez maintenant à un malade catatonique avec des dyspraxies, des troubles psycho-moteurs de toutes sortes, des bizarreries gestuelles, du maniérisme, une  » distorsion de la présence « , comme dirait Binswanger. Eh bien, dans L’homme qui marche, de Giacometti, il n’y a ni distorsion, ni maniérisme : on peut dire que L’homme qui marche, c’est un normosé. Ça peut servir de référence pour indiquer le domaine où quelque chose est troublé. Quoi ? On pourrait dire que ce qui est troublé dans la psychose, c’est la possibilité même de se tenir ; se tenir debout en mouvement, avec les pieds par terre. C’est une façon de résumer la problématique de la catégorie du vecteur C – vecteur contact – de l’élaboration de Szondi (Léopold Szondi qui est mort il y a quelques mois) et de tout ce qui a été développé par l’Université de Louvain, et en particulier par notre ami Jacques Schotte. Le vecteur contact, c’est de cela qu’il s’agit. Il y a émergence du  » se tenir « . Les gens qu’on appelle des psychopathes, ce sont ceux dont on peut dire : ils se tiennent mal, non pas au sens banal du terme, mais en un sens plus profond : Haltlosigkeit. Il n’y a pas assez de tenue, de  » se tenir  » et de  » maintenir  » en même temps le monde. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, une difficulté d’émergence presque originaire de leur tenue, une difficulté d’Ursprung, de surgissement – au sens où l’on parle du surgissement au réveil, le matin, par exemple – (c’est une difficulté qu’on voit aussi chez les déprimés, mais d’une façon plus harmonieuse que chez les psychotiques). C’est cette dimension-là qu’on peut appeler le rythme.

Les études les mieux faites sur le rythme, vous les trouverez dans un livre que vous connaissez certainement, de Henri Maldiney : Regard, parole, espace. Mais on peut faire d’abord référence à l’étymologie, telle que la reprend Benveniste. Il dit que rythme vient de rhytmos, qu’on pourrait traduire par  » mise en forme « ,  » ce qui met en forme quelque chose  » ; mais ce n’est pas une formalisation ; je serais tenté, là, d’employer un néologisme :  » l’enforme « , par analogie avec le verbe espagnol informar, au sens de donner forme, non d’une communication : ça  » fait forme « . Le rythme, c’est déjà, en soi-même, ce qui fait qu’il y a de la forme ; enforme, mais enforme de quoi ? J’ai envie de dire  » rhytmos et logos  » ; pour qu’il y ait de l’enforme, il faut qu’il y ait déjà quelque chose de l’ordre du logos, au sens héraclitéen du terme, lui-même inséparable d’un certain type de mouvement : une kinesis. Sur le plan phénoménologique, on peut retrouver quelque chose d’analogue chez Husserl quand il parle des  » kinesthèses « . Sur un plan psychiatrique, on peut penser à Rorschach et aux  » kinesthésies « , surtout si on reprend les commentaires qu’en fait Roland Kuhn (il a travaillé avec Binsvanger à Münsterlingen). La kinesthésie, la kinesthèse, la kinesis, c’est inséparable du logos… C’est impossible de l’imaginer autrement – à supposer qu’on puisse imaginer le logos, ce qui est parfaitement ridicule, ce serait un pléonasme, du fait qu’on est déjà pris soi-même dans le logos… sans quoi il n’y aurait rien du tout. On retrouve ici ce que dit Lacan : on est tissé de langage ; plus encore : on est un parlêtre non pas un être parlant, mais un parlêtre – et ça, c’est au plus profond de chacun ; avant même de naître, on est pris dans un système d’habitudes, de lois, de conventions, ce que Lacan appelle le grand Autre : le lieu même où s’articulent les signifiants. On peut alors poser le problème des modalités d’émergence : ça fait partie de la présence. Quand je parle, je me rends présent – jusqu’à un certain point – présent au sens où je laisse advenir quelque chose qui va pouvoir se déployer. Il faudrait reprendre là cette thématique extraordinairement bien articulée par Heidegger dans sa conférence du 30 janvier 1962, Le Temps et l’être, où il tente une redéfinition de ce qu’on appelle, en allemand, Anwesenheit, une certaine forme de présence qui laisse advenir quelque chose, là. C’est une porte d’entrée très importante pour réfléchir sur le champ de travail qu’on essaie de délimiter.

Revenons-en au rythme : on a déjà pu définir le rythme comme enforme. Mais une chose reste fondamentale dans tout ce qu’on essaie de dire, c’est qu’il faut tenir compte du contexte ; pas simplement du contexte quotidien, mais aussi du contexte même de la réflexion qu’on peut mener. Parler du rythme sans parler de l’inconscient, des pulsions, des fantasmes, du transfert, c’est à mon avis une supercherie. On ne peut pas non plus en parler trop, mais il faut sans arrêt le ré-évoquer. Et pour parler du rythme, on ne peut justement pas éviter de parler du contexte. Je voudrais en donner quelques aperçus, en reprenant des formulations de Maldiney, qui pose ces problèmes à partir du plan esthétique. Le rythme, on peut le concevoir, par exemple, à partir de la peinture, en particulier chez Cézanne, chez Rembrandt, chez Vermeer… ou dans certaines écoles de peinture chinoise. Les réflexions de Cézanne, dans ses lettres à Gasquet, rejoignent les réflexions des conférences publiques qu’avait fait Paul Klee : ce qui est en question, disent-ils, c’est surtout de ne pas rester dans une abstraction du motif, de ne pas créer une dualité entre le motif et le fond. Un peintre qui n’a peut-être pas le génie de Cézanne ou de Van Gogh ou de Vermeer ou de Rembrandt, aura tendance à plaquer le motif sur le fond. C’est le motif qui fait qu’il y a du fond. Le fond, c’est ce qui donne relief au motif ; mais il n’y a pas l’un  » et  » l’autre. Ce qui est mis en question par cette protodialectique entre soi-disant motif et soi-disant fond, on pourrait le transposer : pour cerner une personnalité, il ne s’agit pas de l’envisager indépendamment du fond ; il ne s’agit pas de la voir une demi-heure par semaine, sans tenir compte de l’existence quotidienne pendant huit jours… Sinon, on se retrouve à peu près dans la même position naïve que celui qui, disant :  » Je vais vous parler d’un poisson « , retire le poisson du bocal et le met sur la table, croyant montrer comment est le poisson. Les scientifiques diront peut-être :  » C’est formidable, on va pouvoir compter le nombre d’arêtes ! « . Mais moi, il me semble que le poisson, c’est quelque chose qui est inséparable de l’eau ! Autrement dit, je crois qu’il faut le laisser dans ce que Husserl et les phénoménologues appelaient le Lebenswelt, c’est-à-dire le monde du vivre (plus que le monde de la vie) et que Tatossian appelle le Urlebenswelt, c’est-à-dire quelque chose d’encore plus archaïque que ça : là où, comme dirait Lacan, il y a de la jouissance, pas la jouissance érotique, mais la jouissance du simple fait de vivre.

Ce lieu-là, le lieu du rythme – qui est de l’ordre de la présence – on peut le retrouver à partir de réflexions esthétiques de Paul Klee, Cézanne, etc… Paul Klee disait que ce qui est en question au départ, c’est quelque chose que traditionnellement on appelle le chaos ; mais pour lui, paradoxalement, le chaos, ce n’est pas l’informe : c’est au contraire le lieu même où il y aura de l’enforme – on peut traduire ainsi le terme qu’il utilise en allemand, Gestaltung, mais en lui donnant moins le sens habituel de Gestaltung (qui est une sorte de cerclage d’une notion) que celui d’un mouvement de mise en forme. Paul Klee essayait de représenter ça plastiquement : il utilisait cette image dont j’ai fait grand cas, il y a quelques années, de  » point gris  » – gris parce que ce n’est pas une couleur, sauf peut-être la couleur du chaos. Ce point gris, c’est un point de rassemblement – je l’ai appelé  » le point du Logos  » – de recueillement, et c’est justement à partir de ce point qu’il y a possibilité d’un surgissement du monde ; Paul Klee l’appelle  » le point cosmogénétique « , le Ursprung, l’originaire du surgissement du monde. Et pour le présentifier, ce point gris, il était obligé de le  » représenter  » sautant par dessus lui-même, figurant ainsi plastiquement ce qui est en question : la Spaltung, le clivage, c’est-à-dire cette aliénation fondamentale nécessaire pour que quelque chose puisse se manifester. Cézanne parlait, lui, de  » l’abîme « , en particulier à propos de la montagne Sainte-Victoire dont il a peint quarante tableaux différents. L’abîme, c’est ce qui se manifeste primordialement, et que Maldiney appelle  » l’ouvert du chaos « . À cet  » ouvert du chaos « , Maldiney pose deux successeurs logiques, les deux sorties possibles du chaos : l’une comme vertige, l’autre comme rythme.  » Au commencement était le rythme « 3, dit Maldiney, en citant von Bülow. Le rythme, ce n’est pas la cadence, bien au contraire ; et pourtant, on confond souvent : même les musiciens confondent parfois… La cadence, c’est presque institutionnel, tandis que le rythme, c’est quelque chose de personnel, singulier. Klages, dans son traité sur la graphologie et la caractérologie, oppose à la cadence la notion de  » rythme vital « , à propos du tracé de l’écriture, du tracé du peintre, etc… Pour résumer, je dirais que fond et motif sont pris dans le rythme ; et que la présence, c’est la manifestation même de ce fait qu’il y a du rythme. Je tiens à souligner ce  » il y a « , au sens où, du fait qu’il y a présence, cela prouve déjà  » qu’il y a « . Lacan disait :  » Y a d’l’un « , il y a du rassemblement… Et Heidegger, lui, commentait le es gibt allemand, dont la traduction littérale est  » ça donne « .  » Ça donne  » indique quelque chose de l’ordre du  » destinal « …

Or, ce qui est en question dans notre champ de travail, dans la mise en place de cette simple possibilité qu’il y ait quelque chose qui s’articule, et qui puisse même modifier la personnalité du sujet, c’est cette dimension qu’on appelle, traditionnellement, l’aisthesis ; non pas l’esthétique, mais ce domaine où  » il y a  » la sensation, simplement. C’est une dimension archaïque, mais aussi quotidienne : le domaine du pathique. On peut en avoir un abord autre qu’esthétique, et de façon fine, quoiqu’encore insuffisante à mon avis, à partir des réflexions de Julia Kristeva à propos de la  » chôra sémiotique « . Ce terme de chôra qu’elle reprend d’un dialogue de Platon, le Timée, elle l’interprète comme une sorte d’articulation de quelque chose où ne règne pas encore de  » distinctivité  » – qui n’est donc pas encore de l’ordre du  » symbolique  » comme elle dit – mais où il y a quelque chose d’une sorte de logique de base, qu’elle définit aussi, dans des textes antérieurs, comme  » logique paragrammatique  » (à propos des anagrammes de De Saussure) ou encore comme logique  » carnavalesque  » ou  » menippéenne  » (en s’appuyant sur Bakhtine). Et dans ce domaine de la chôra, dit Platon, il n’y a pas tellement de distinction entre le feu et l’eau, mais ce n’est pas non plus un  » entre-deux « , il y a déjà quelque chose qui s’oriente, qui se vectorise. Julia Kristeva reprend ce terme de chôra en écho à un autre terme : hypodoxeion ; l’hypodoxeion, c’est une sorte de réceptacle de quelque chose, c’est une base. La vie quotidienne, c’est de cet ordre là : c’est une sorte de base sur laquelle il se passe des choses, une quantité de choses qu’il faudrait essayer de saisir… Mais il ne s’agit pas de saisir n’importe quoi pour que ça puisse devenir efficace, voire opératoire (pourquoi pas ?) dans notre travail. Aussi, avant de laisser la parole à la salle, je voudrais encore insister sur ceci : ce qui est en question (et ça, ni Maldiney, ni Julia Kristeva, etc… n’en parlent, ce n’est pas leur domaine) ce qui me semble le plus important, et aussi le plus difficile à définir, c’est ce que Lacan appelait  » le semblant « . C’est ça qui est en question. C’est à partir de là qu’on pourrait mieux situer, par exemple, certaines réflexions phénoménologiques, en particulier celles de Zutt, quand il parle de  » corps en apparition « , notion qu’il développe à partir de celle  » d’attitude interne « , qui a elle-même quelque chose à voir avec ce qu’on peut appeler la présentification. On peut rapprocher ces notions de formulations déjà anciennes, comme celles de Pierre Janet à propos des  » conduites de présentification « … Formules anciennes, mais qui sont toujours à exploiter, à condition de les reprendre un peu dans un contexte actuel. J’arrête là pour l’instant; on pourra revenir sur différents points dans la discussion, je l’espère…

Ce serait peut-être bien de regrouper ensemble quelques questions, pour éviter que ça devienne un monologue trop serré… En réalité, cela me plaît trop de répondre aux questions, je risque même de ne plus pouvoir m’arrêter.

M. … : En particulier au début : psychose, fenêtre sur quelque chose qui reste habituellement oublié.

M. … : Moi j’aimerais que vous précisiez quelques points sur les rapports du rythme, tel que vous le concevez – qui reste sans doute une notion à préciser, à creuser, à cerner – et ce qu’il pourrait en être de la temporalité pour le psychotique – qui, là aussi, est une notion qu’il faudrait reprendre, retravailler. Mais enfin, je crois que ce sont des choses qui doivent pour vous se recroiser quelque part.

(silence)

Jean Oury : Bien sûr… C’est toujours difficile de parler dans une salle comme ça, avec une table, une estrade, et avec le nombre de participant… ça peut apparaître, même, héroïque, de prendre la parole. Il faut souvent plusieurs jours… Dans les stages, la première journée, souvent, tout le monde se tait. Il faut que les gens dorment, qu’ils rêvent sur ce qui s’est dit, et puis hop, d’un coup, ça démarre, mais il faut attendre deux, trois jours. Mais ici, on n’a pas le temps !

M. … : J’aurais aimé que vous repreniez peut-être ce que vous disiez de  » l’enforme « , dans la mesure où j’entends qu’il y a peut-être pour chacun de nous la nécessité de construire un extérieur à partir d’un intérieur quelque part ; c’est-à-dire une espèce de construction qui est de mettre à l’extérieur ce qu’on a déjà mis dans l’enforme justement, perçue comme ça.

Jean Oury : Je ne peux indiquer que des éléments de relance d’une réflexion… C’est vrai que j’ai dit que la psychose (et, au fond, c’est une chose banale, de dire ça) est une fenêtre ouverte sur quelque chose qui reste habituellement oublié. Mais dire ça, c’est avant tout une prise de position : vous savez qu’on a souvent (au début, et même encore maintenant) reproché à Freud de vouloir expliquer le normal par le pathologique. C’est complètement ridicule, c’est déjà faire la preuve d’une certaine pathologie, que de tenir un tel discours. Il y a une vingtaine d’années, j’avais parlé, dans certains textes, d’une  » epokhê schizophrénique « , au sens où on parle de réduction phénoménologique, de réduction eidétique, de réduction transcendantale, etc : une réduction – epokhê – schizophrénique. En fait, je n’avais pas vraiment osé, j’avais dit seulement  » schizophrénoïde « . Mais plus tard – bien plus tard – j’ai retrouvé cette  » epokhê schizophrénique  » chez un psychiatre phénoménologue (un des préférés de Tatossian, je crois, à juste titre d’ailleurs) qui s’appelle Blankenburg. Il parle, lui aussi,  » d’epokhê schizophrénique « , c’est-à-dire d’une espèce de méthodologie… Quand on parle de réduction, ce n’est pas au sens de la réduction des têtes chez les Jivaros, c’est une opération complexe et qui, à mon avis, doit être critiquée ; il ne s’agit pas d’en rester à un plan d’abstraction, quand on fait de la phénoménologie ; c’est pour ça que, souvent, de façon polémique, je dis :  » Moi, je suis pour la phénoménologie concrète ! « . Je pense qu’il faut tenir compte du fait que les draps sont sales, du fait qu’il n’y a pas d’espace pour circuler… pour moi, c’est ça, la phénoménologie ; déjà le voir… et en tenir compte. C’est une espèce de réduction, et en même temps de parti pris de vigilance, qui permette de déterminer une pertinence, une sorte de  » distinctivité  » dans les choses – mais qu’il faut redécouper à chaque fois. En fin de compte, il s’agit de définir une praxis.

On pourrait reprendre la classique théorie du cristal de Freud : un cristal magnifique, paf ! On le lance par terre, il ne se cassera pas n’importe comment ! Les lois de la cristallographie ont montré l’extrême complexité des facteurs qui déterminent les différents plans de cassure possibles d’un cristal. C’était l’image que prenait Freud pour dire que c’est justement à partir de ces cassures que l’on voit apparaître, a posteriori, ce qui n’était auparavant que des lignes de clivages virtuels. Et c’est justement ces lignes de brisures virtuelles qui prouvent qu’un cristal, ce n’est pas informe. Il peut apparaître comme un bloc ; même si les faces en sont usées, il y a toujours une structure. Mais comment définir la structure ? Au sens le plus habituel du terme, comme simple Gestalt ou mieux, au sens de Lévi-Strauss : il y a des invariants ; et même quand la forme extérieure apparaît complètement bouleversée, ça reste la même structure… La théorie du cristal de Freud reste une bonne comparaison… Dans une structure il y a des invariants, il y a des nœuds, il y a des arêtes. La première démarche d’une approche pragmatique, ce serait une démarche de repérage de ces invariants, de ce qui ne varie pas dans les fluctuations de l’existence. Dans le monde de la psychopathologie, on sait bien qu’il y a des invariants qui traversent l’histoire ; il y a des formes – certaines formes, du moins – de ce qu’on appelle les dépressions, qu’on retrouve dé]à dans la plus haute Antiquité : chez Hippocrate, chez Ovide, on trouve des descriptions de la dépression – avec exactement les mêmes formes cliniques que celles qu’on connaît maintenant. Pourtant, ce n’était pas le monde impérialo-capitaliste !

De même, se pose le problème de la schizophrénie… Toute cette littérature autour de ce qu’on appelle  » les schizos « , toute cette mode de dévergondage de la pensée chez les  » intellos « , cela leur a peut-être rapporté des succès de librairie ! Mais il y a autre chose. Il y a un problème beaucoup plus complexe qui se pose au niveau de la schizophrénie ! Ne serait-ce qu’à partir de notions comme celles que certains phénoménologues psychiatres ont appelé – sur un plan causal – les concepts de  » situagénie « . Le problème de la situagénie, c’est de se demander pourquoi, à certains moments, non pas vraiment de fracture, mais de nœud dans l’existence, à certains moments qu’on appelle  » de crise  » (à l’adolescence, par exemple), pourquoi à ces moments-là, il y a rupture de quelque chose, pourquoi il y a changement de style d’existence… Quand on dit  » style d’existence « , on ne parle pas simplement de la façon de dire bonjour : c’est dans le corps que ça se passe, à un niveau, même, neuro-endocrinien, pourquoi pas ? Au niveau du soma ; mais aussi au niveau de ce que l’on appelle le corps, aussi bien le  » corps que je suis  » que  » le corps que j’ai « , comme disent les phénoménologues – c’est-à-dire aussi bien le corps en tant qu’instrument que le corps en tant qu’identification. Et tout ça change… Et quel est le rapport de cette rupture avec ce qui se passe dans le monde ? Par exemple, on constate que le nombre d’hospitalisations et de prises en charge s’alourdit actuellement au niveau d’une population qu’on ne sait pas encore trop bien classer, et qu’on appelle  » borderline « … des marginaux, arrosés ou pas, intoxiqués ou pas… toxicomaniaques ? Oui, mais de quoi ? On peut quand même rapprocher ça de ce qui s’est passé à une certaine époque – autour de la guerre – avec les crises et les effondrements des mouvements de jeunesse ; les heurs et malheurs, par exemple, des mouvements d’Auberges de Jeunesse de 1936, la mainmise des nazis là-dessus – après une trahison – et la reprise à la libération ; l’importance de la position stalinienne, et de la ligne Jdanoff qui, en 1948, a écrasé complètement certaines structures : reprise en main des étudiants communistes, plus récemment… Les Jeunesses Ouvrières chrétiennes, les Jeunesses Communistes, les Amis des Enfants de Cœur, les Enfants de Marie… tous ces patronages, idéologiques ou non, qui pouvaient aider les gens à se tenir, ont été écrasés complètement ! Le vingtième congrès, en février 1956, ça a compté beaucoup, la mort de Staline… et ensuite la guerre d’Algérie, et le Vietnam… On peut encore en rajouter : il y a le Chili, l’Argentine, le Brésil, le Guatemala, l’Afrique du Sud, l’Afghanistan… Et puis tout ce qui se passe actuellement ; les bombes dans le métro parisien… Ces événements-là, ça compte en ce qui concerne les structures borderline. Mais est-ce que tout ça entre en ligne de compte pour faire une dépression ? A priori, non ! Est-ce que ça rentre en ligne de compte pour faire une schizophrénie ? A priori, non ! Il faut absolument se délimiter de toutes ces balivernes de l’anti-psychiatrie, à la mode – pas vraiment chez nous – mais de chez Laing, Cooper… et même Basaglia. La situagénie, ce n’est pas ça. Ce serait plutôt en rapport avec ce que disait, autour des années 55, quelqu’un de très subtil et de très précis, une psychanalyste, Evelyne Kestemberg, (elle faisait du psychodrame analytique avec l’équipe de Diatkine) à propos des crises de l’identification et de l’identité dans l’adolescence… Qu’en est-il de l’identité ? Et qu’en est-il de l’identification ? Et qu’en est-il des rapports entre l’identification et ce qu’on a appelé tout à l’heure la  » chôra sémiotique « , c’est-à-dire avec cette zone où  » il se passe  » quelque chose ? Mais pour pouvoir avoir accès à cette zone, il ne s’agit pas de se faire des imageries d’explorateurs, de prendre sa pioche et son casque de mineur et de descendre au fin fond de je ne sais quelles profondeurs de la psychologie ! Parce que c’est justement si peu  » profond  » que c’est toujours là, en surface ! Et pour pouvoir y aller, il ne s’agit pas non plus de revêtir son habit de normalité…

Et c’est là la difficulté : quelles sont les conditions nécessaires pour pouvoir, un peu, apercevoir quelque chose par la fenêtre, comme je disais tout à l’heure ? Est-ce qu’il faut, justement, être prévenu de quelque chose ? C’est banal, cette remarque. Je ne sais pas si vous avez déjà écouté le battement d’un cœur avec le stéthoscope ; mais moi, au début – peut-être que j’étais sourd – je n’entendais pas grand-chose. Et puis quelqu’un m’a dit :  » Écoute bien, tu entendras  » toum-ta « ,  » toum-ta « … J’ai entendu  » toum-ta  » ! Extraordinaire ! Après, encore maintenant, même à travers les habits, j’entends  » toum-ta « , sauf quand ça fait des  » taom-tata-a  » ou  » toufta-o « . Il faut donc quand même situer, on pourrait dire conceptuellement une sorte de schème, ce qu’Husserl appelle une  » activité typifiante  » ; ça n’a rien d’artificiel ! Ça ne veut pas dire que le cœur fasse vraiment  » toum-ta « , mais ça aide, de se repérer comme ça. Et de même, dans la psychose, il faut bien s’aider si on veut pouvoir déchiffrer quelque chose. Paul Klee, Cézanne et compagnie, ça aide, mais en réalité, s’il n’y avait pas Paul Klee, Cézanne et compagnie, ça serait très bien, mais on n’y serait pas pour autant ! On peut dire que ceux-là, ils y étaient directement, dans l’immédiateté, dans le pathique. Mais pour nous, qui ne sommes pas si doués qu’eux, il faut bien qu’on trouve des moyens de  » toum-ta « , pour entrer dedans. C’est un peu la même chose. Réfléchir sur la psychose, c’est définir des  » toum-ta  » pour pouvoir déchiffrer, quand il se passe des trucs, ce que ça peut vouloir dire… Par exemple, je voudrais vous lire un texte qui a été écrit il y a quelques jours, non pas par un grand phénoménologue, mais, mieux que ça, par une schizophrène ; on peut dire que c’est son métier d’être schizophrène, c’est une vraie schizophrène, ce qui ne l’empêche pas d’être très subtilement intelligente. Voici ce qu’elle dit, entre autre (j’en ai beaucoup, de textes comme ça ; elle écrit souvent) :

« Tu as l’esprit ailleurs. Où ai-je l’esprit ? Quand je me dispose à agir, une partie de moi est-elle dans le désir de cet acte et l’autre partie de moi autre part ? Quel est cet autre part ? Je m’imagine toujours que, pour faire n’importe quelle chose, les autres n’ont pas les mêmes représentations dans l’esprit que les miennes ; que ces représentations sont très succinctes et très précaires. Cet ailleurs, cet autre part sont ces représentations supposées. Je m’imagine cela pour les actes qui obligent un certain isolement. Je m’imagine que les autres ne connaissent pas cet isolement ; que la nécessité n’a pas le même visage pour eux ; que cette nécessité ne les oblige pas à s’isoler comme elle le fait pour moi. Et qu’elle ne les empêche pas de pépier ensemble, pour ainsi dire tout le temps, comme des oiseaux « .

C’est un texte schizophrénique authentique. On peut dire aussi que c’est beau, que c’est littéraire. J’ai lu ça à mon petit camarade Guattari ; lui, il aime bien éditer des trucs, alors il m’a dit :  » C’est très beau, ça ! Il faudrait regrouper tout ça, éditer « . J’ai dit :  » Pas question « . C’est littéraire ? Oui et non ; phénoménologique ? Pas seulement ! Il y a en même temps une marque : ce n’est pas à n’importe qui qu’elle écrit ça, ce n’est certainement pas à un éditeur ; c’est pris dans une relation transférentielle à quelqu’un qui est là pour entendre, pas simplement pour écouter ; pour entendre et que ça fasse des échos, des résonances, que ça mette en question… Quoi ? Justement soi-même. La grande vertu de toute l’approche de redéfinition clinique de la psychiatrie de Szondi et de l’École de Louvain, avec Schotte, c’est de bien montrer qu’on est un composé de tous les facteurs : on est épileptique, hystérique, schizophrène, paranoïde, dépressif, pervers, tout quoi !… Mais ce qui est important c’est que, pour être  » normosé « , ça ne se fige pas ; il faut que tous ces facteurs s’articulent sans arrêt, dans une sorte de dialectisation. Ça doit rester dans cette polyvalence, il ne faut pas qu’il y ait de stase. Un type catatonique, c’est quelqu’un qui est coincé à un endroit. Même pour elle, cette jeune femme schizophrène, eh bien quelque chose s’est coincé ; elle se pose des questions sur ce que Heidegger appelle le Mitsein –  » l’être avec  » – et aussi elle se demande :  » Qu’est-ce que c’est que l’autre ? « . Ça, c’est la question fondamentale de la schizophrénie :  » Et l’autre ? « , parce que dans la schizophrénie, il n’y a que du même, et il y a tellement toujours du même que, même l’autre, c’est le même ; et si, par hasard, ce n’est pas du même, c’est quelque chose de tellement extravagant qu’on ne peut même pas y penser. Ce que je dis là, c’est un peu rapide, mais ça peut être une approche de la fenêtre qui ouvre les questions sur la structure – au sens de  » toum-ta  » – la structure personnelle de chacun. Sinon, même ces choses un peu grossières, on n’y penserait pas, parce qu’on a autre chose à faire : aller au cinéma, au marché, et puis voir ses copains… C’était un peu long comme réponse !

Quand au rapport du rythme et de la temporalité dans la psychose, c’est un énorme problème. On pourrait déjà reprendre les réflexions de Maldiney sur la temporalité : Maldiney s’appuie souvent – en l’explicitant et en le critiquant – sur un linguiste encore mal connu, pourtant un linguiste français, Gustave Guillaume, qui distingue ce qui est en question dans le problème du rythme, et qu’il appelle  » le temps impliqué  » (par opposition au  » temps expliqué « ) : c’est une sorte de surgissement permanent, qui reprend ce qu’on appelle traditionnellement  » l’aspectuel « , au sens grec du terme ; c’est-à-dire aussi ce que Bergson appelait  » la tension de durée « , en s’appuyant sur les stoïciens ; cette  » tension de durée « , ce surgissement permanent, sont de l’ordre, non pas de l’éternel comme cela a été parfois dit, mais de l’indéterminé : de l’apeiron, de ce qui vient de nulle part. Ce qui n’est pas pour autant rien. Vous savez très bien que certaines formes graves de schizophrénie posent justement un problème du fait que ces gens-là ne sont nulle part ; ils n’y sont pas encore ou ils n’y sont plus – là où était L’homme qui marche de Giacometti. Ce nulle part, on peut dire qu’il se manifeste, au niveau de la temporalité, par une sorte de surgissement, perpétuel plutôt qu’éternel. On appelle aussi aïon cette sorte de jaillissement qui correspond à l’aspectuel, à l’aoriste, à cette  » tension de durée « , toutes ces anciennes formes verbales qu’on est obligé de réinventer. Par exemple, au lieu de dire  » décider  » ou  » la décision « , j’utilise souvent le terme de  » décisoire « … Ça correspond à une sorte de prise permanente sur quelque chose, et qui n’est pas en rapport avec ce que G. Guillaume appelle le  » chronothétique  » : c’est au contraire une sorte de permanence qui est en question. Maldiney insiste à juste titre (en particulier dans un texte remarquable qui s’appelle  » Psychose et présence « ), sur cette qualité de permanence du jaillissement dans la schizophrénie, jaillissement qui ne peut pas aboutir : ce  » temps impliqué  » ne parvient pas à être  » temps expliqué  » ; ce que G. Guillaume nomme le  » temps expliqué  » est justement le temps de la temporalité dans ses différentes extases, le temps ek-statique, au sens philosophique du terme – que l’on retrouve aussi bien chez Heidegger que chez Sartre, dans L’Être et le Néant par exemple ( » les extases temporelles « ). Ce  » temps expliqué « , Maldiney le comprend, non pas dans un registre chronologique (qui reste au niveau du modal), mais à partir du terme allemand Zeit… il y a du rétensif, du protensif – c’est-à-dire du passé et du futur – et donc aussi du maintenant. Or, toute la phénoménologie du  » maintenant  » est en question dans ce qu’il en est de la présence. Mais le problème est que tout ça puisse se formaliser. Par exemple, ça peut se formaliser chez un normosé quand il me dit :  » Bon, ça suffit ! Arrête ton bavardage ! Moi, je voudrais manger un beefsteak ! « . À quoi je réponds :  » D’accord ! Je me dépêche ! « . Une telle formalisation exige la possibilité d’être dans le kaïros (en reprenant un terme grec) : le kaïros, c’est le moment opportun, c’est aussi le moment où  » ça suffit « , c’est de l’ordre de ce moment que Lacan appelait, dans Le Temps logique,  » le moment de conclure « , juste là, quand il faut ; c’est-à-dire le moment où quelque chose va se boucler. Autrement dit, pour qu’il y ait une sorte de structuration de l’historicité, du temps, de l’historial (Geschichte, dirait Heidegger) il faut qu’il y ait de l’aïon, mais aussi du kaïros qui fasse une sorte de boucle, et qui permette de décider d’une façon opportune ; mais décider, ce n’est pas frapper du poing sur la table, ce n’est pas spectaculaire… On sait bien que Kaïros, le dieu Kaïros, c’est un adolescent qui passe par là, et qui simplement, met le petit doigt sur le plateau de la balance : et c’est ce geste qui décide ; Kaïros, ce n’est pas Hercule ! Donc, cette modalité de décision (kaïros) doit être articulée avec le jaillissement (aïon), et c’est cette articulation qui est rompue dans la schizophrénie ; il y a bien une sorte d’ouvert, mais c’est un ouvert qui n’ouvre nulle part ; ce n’est pas l’ouvert d’Hölderlin, c’est au contraire un ouvert tellement ouvert qu’il est complètement dispersé, il n’y a pas de ressaisie possible. On voit bien, à travers cette simple formulation, que le temps est déjà en rapport avec une délimitation – donc avec l’espace. On ne peut pas parler du rythme sans parler et du temps et de l’espace ; Maldiney va jusqu’à dire :  » Le rythme, c’est l’automouvement de l’espace « 4. Ça ne veut pas dire qu’il y ait de la cadence ! La cadence, c’est l’horloge, c’est l’institutionnel :  » Voilà, il est telle heure, arrête ton baratin « … C’est ça, la cadence ; ou le métro qui passe ; ou la cadence des ouvriers à la chaîne. Tandis que le rythme, c’est au contraire une articulation très personnelle qui fait qu’à un moment, il faut que ça  » fasse kaïros « , sans quoi c’est fichu.

Encore un mot sur ce problème de la temporalité. Il me semble très important de remettre en valeur (et surtout pour appréhender quelque chose des formes délirantes chroniques) quelque chose que l’on appelait le  » parfait « . C’est une catégorie verbale difficilement appréhendable en français : le parfait n’est pas dans l’échelle chronologique habituelle des trois extases ; il est sans perspective, il est une vue en frontalité, sans relief, même s’il est apparemment chronothétique, apparemment cadré : voilà, ça se passait là, c’était, et c’est encore maintenant, et c’est toujours comme ça. Certaines formes de pathologies restent dans le parfait, dans une sorte de ressassement… On peut imager ça avec un texte de Raymond Roussel, Locus solus. Raymond Roussel raconte qu’on avait pu récupérer la tête de Danton quand elle était tombée dans le panier ; et puis quelqu’un l’avait retrouvée vingt ans plus tard, dans un grenier ; il avait pris la tête de Danton et l’avait fixée sur un socle, et il y avait injecté du  » Vitalium « … Alors, il faisait payer l’entrée ; et on entendait :  » De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! « . Eh bien, on peut dire que ça, c’est un peu le parfait ; on ne peut pas dire que ce soit un discours situé dans le temps. Dans certaines formes de délire chronique, on retrouve cet aspect-là, et on ne peut avoir aucune prise dessus ; pourtant, il y a là quelque chose de l’ordre du rythme – mais c’est une dysrythmie, non une eurythmie… ce n’est pas vraiment  » là  » ; d’où cette impression d’étrangeté.

Reste la troisième question. Mais il est déjà tard, et ce problème demanderait un développement énorme : l’enforme, à partir de l’intérieur, etc. C’est la question fondamentale de l’école phénoménologique – que j’ai déjà citée – de Francfort, avec Zutt ; j’ai parlé tout à l’heure du  » corps en apparition « , développement d’une notion qu’il avait promue d’abord, celle de  » l’attitude interne « . Le  » corps en apparition « , c’est le corps qui se manifeste dans l’ambiance. Quand je fais un simple geste, c’est déjà pris dans tout un contexte, un Grund, un arrière-fond, qui fait partie de ce qui est en question. Or, le problème que pose Zutt à propos de  » l’attitude interne « , c’est qu’un normosé peut avoir, par exemple, le sentiment interne d’être triste, mais il peut le maîtriser à tel point que ça ne se voit pas. À la longue, cet exercice de maîtrise, de prise de distance vis-à-vis de l’intérieur par la surface externe fait que l’ensemble de la personnalité peut être modifiée. Dans certaines formes de schizophrénie, c’est ça qui est brisé : il n’y a plus cette distance entre  » l’attitude interne  » et la manifestation. On est bien obligé alors de s’apercevoir que d’agir sur l’extérieur, ça ne suffit pas. Par exemple, depuis toujours, j’ai favorisé le développement, à l’hôpital ou en clinique, d’un atelier que nous dénommons  » kalothérapie  » – de Kalos, la déesse de la beauté – un salon d’esthétique : coiffure, maquillage, shampoing, etc (ça n’empêche pas les patients d’aller chez le coiffeur, en ville, s’ils le désirent). Ce travail sur la  » surface  » du corps peut modifier l’aperception du patient vis-à-vis de lui-même, et mettre en question le regard d’autrui, un  » tenir compte  » des autres, à travers cette modification  » superficielle  » de sa personnalité…

… Quelques remarques à propos de l’exposé de Patrick Faugeras.

Le problème de l’origine – problème traditionnel, sinon obsessionnel – doit être, il me semble, articulé avec les réflexions et les critiques autour d’une certaine façon de poser l’histoire de l’herméneutique. La plupart des élaborations sur l’herméneutique tournent autour de la recherche d’un kêrygma, quelque chose de sacré, de lointain. C’est peut-être une défense, une défense contre quelque chose d’insoutenable : non pas un  » incompréhensible « , mais quelque chose qui n’est pas même de l’ordre de l’inscription.

Sur un plan logique, il faudrait établir une distinction entre commencement et ancestral. Je crois que c’est Frege – mathématicien et logicien – qui parle de l’ancestral. Ces problèmes peuvent sembler très loin de la clinique, mais pourtant, ils se posent constamment. On pourrait dire que les schizophrènes ont les pieds emberlificotés dans un ancestral… Ils essaient de s’expliquer avec, mais ils n’en ont pas les moyens. Pour un  » normosé « , la meilleure chose à faire, c’est peut-être de tourner le dos à l’ancestral, de ne plus en parler du tout. Mais cette démarche, pour un psychotique, n’est pas possible parce que, pour pouvoir la faire, il faut d’abord qu’il y ait une coupure – ce que Mélanie Klein appelle le  » clivage primordial « . Elle reprend là ce que disait Freud déjà dans les lettres à Fliess et l’Entwurf ; Freud parle de Urspaltung, c’est-à-dire d’un clivage primordial : ce qui fait qu’on existe, qu’on n’est pas mélangé avec le monde. On sait bien que chez le psychotique, cette délimitation se fait mal ; il reste des bouts mal délimités de ce que j’appelle les  » entours « . Sur un plan clinique, certaines formes hallucinatoires manifestent bien qu’il y a des bouts de soi-même qui n’ont pas été intégrés ; mais pourquoi ? C’est parce qu’il n’y a pas eu ce que j’appelle un tenant-lieu du Réel. Parler de tenant-lieu du Réel, c’est une façon de parler du refoulement originaire, Urverdrängung. Il me semble d’ailleurs que dans votre exposé, ce problème est présent en filigrane.

Le problème du refoulement originaire est constamment posé dans la psychose, mais on ne peut pas en parler. On ne peut en avoir qu’une appréhension logique. Il faudrait essayer d’articuler le refoulement originaire avec le zéro absolu, au sens de Peirce. Le potentiel, l’infini des possibilités… Et d’un seul coup, par coupure, par  » décision  » (je ne parle pas, bien sûr, d’une décision de l’ordre de la conscience) ça commence, et c’est là ; mais après ce n’est plus qu’une illusion de vouloir déterminer une origine ; tant que ça n’a pas  » commencé « , il n’y a ni avant ni après. L’avant, ça ne vient qu’après, après qu’on ait  » décidé  » que ça commence. C’est donc toujours une illusion de chercher une origine à ce qui était avant, puisque l’avant ne vient qu’après, et c’est la coupure qui détermine qu’il y a eu un avant. C’est le problème du  » pré-adamisme « … On est d’avance mis en échec dans cette course mythique ; on est fichu d’avance, on n’échappera pas. Même si on veut rester muet, on est pétri de signifiants, de paroles ; tout ce qu’on peut dire, gesticuler, dessiner, c’est de la parole. Et quand on se pose le problème du langage, du fait même qu’on se sert de ce dont on parle, il y a forcément une tache aveugle. C’est ce que disait Lacan, d’une autre façon, dans son séminaire sur le  » semblant  » :  » un discours qui ne serait pas du semblant  » qu’est-ce que ça serait ?… » il n’y a de faits que de faits de discours « . Ça ne veut pas dire que ce soit du discourir ! C’est en ce sens qu’il a introduit ce concept de lalangue; lalangue, c’est la base même de toute structure, et c’est à partir de là qu’on peut raisonner. Avec le concept de lalangue, le problème de l’origine, au sens kérygmatique du terme, devient un faux problème ; lalangue est une autre façon d’aborder le problème du refoulement originaire, et de ce qui permet qu’il y ait inscription. Déjà, dans une lettre à Fliess, Freud parlait de Niederschriften – on peut traduire étymologiquement :  » ça se dépose « ,  » il y a de l’écrit qui tombe là « . Lacan les définit comme des sortes de grumeaux de jouissance : c’est le signifiant. Et c’est ça qui fait qu’on a un certain rapport au Réel. Mais ce rapport au Réel ne se situe pas dans le vague : ça s’inscrit, ou ça ne s’inscrit pas.

Il me semble que dans beaucoup de psychoses, surtout dans les schizophrénies, le refoulement originaire ne fonctionne pas – on peut reprendre ici ce qu’une autre psychotique me disait :  » Ce qu’il faudrait, disait-elle, c’est qu’il y ait de l’hermétiquement clos… mais ça fuit  » –  » Qu’est-ce qui fuit ?  » –  » C’est le vide qui fuit « . Ça fuit. Il y a une hémorragie du vide. Déjà en 1894, à propos de la mélancolie, Freud parlait d’une  » hémorragie centrale  » : ça n’arrive pas à se délimiter. Ce que je reprends, d’une autre façon : pour que ça puisse fonctionner, il faut qu’il y ait de l’oubli ; mais, dans la psychose, il y a un oubli de l’oubli, ça fuit tout le temps, il n’y a pas de métaphore primordiale. À partir de ces éléments-là, on peut mieux articuler cette problématique de l’archè. En particulier, il faut différencier l’ancestral, et ce que Lacan (une fois posé qu’il n’y a de faits que de faits de discours) appelle  » l’agent du discours  » :  » S1, le signifiant maître « . L' » agent du discours « , ce n’est pas l’ancestral, mais c’est par lui que va commencer toute cette affaire du discours ; c’est lui qui va, à chaque fois – dans une sorte de dimension inchoative – relancer le discours. Et ce dont il s’agit dans cette fonction du signifiant maître, c’est qu’il tient la place, non pas du Réel, ni de l’Imaginaire, ni du Symbolique (qui ne sont que des points de repère), mais de ce qui fait la trame même du concret – tellement concret qu’on ne le voit pas – ce que Lacan appelle  » le semblant « .  » Le semblant  » est à cette place d’agent du discours ; c’est à partir de lui que tout le discours va se structurer, mais en laissant toujours cependant quelque chose dont il faut, non pas faire le deuil, mais tenir compte : une sorte de point aveugle ; un point aveugle du fait qu’on est condamné à passer par le langage pour pouvoir penser, s’exprimer, etc… C’est une réflexion autour de ce que vous avez dit, mais il y aurait encore beaucoup à ajouter.

M. … : C’est une interrogation, parce que votre exposé permet à chacun de l’entendre sur fond de sa pratique, et j’avais un petit peu envie de dire comment je l’ai entendu, moi ; ce qui est en même temps l’occasion de poser une question, ne serait-ce que pour savoir si elle va vous sembler pertinente. Il me semble que ce recouvrement dont vous parlez pose, dans la schizophrénie, un problème qu’on ne peut pas éviter quand on s’occupe de psychotiques ; c’est un abord qui, en tout cas pour moi, pose problème : le problème du sens. Ce phénomène d’un recouvrement ou d’un enveloppement ou trois notions se conjoignent, c’est peut-être ce qui empêche que, dans la schizophrénie, quelque chose puisse faire sens, en même temps que la question du sens est toujours posée, si je peux dire passionnément et pathologiquement, par le schizophrène. Je dirais que peut-être le non-recouvrement pose le problème de ce qui devrait devenir sens et qui est toujours à la fois interrogé et esquivé dans la schizophrénie, à travers des phénomènes qui se manifestent comme ce que j’aurais envie d’appeler des  » sur-significations « . Je vais prendre trois exemples de ces sur-significations. Un premier exemple est ce qu’on appelle classiquement l’interprétation délirante. On pourrait en donner beaucoup d’exemples, avec toutes les variations que peut avoir ce phénomène, depuis une simple autoréférence (une présence qu’on ne peut pas laisser être, et qui devient quelque chose qui  » me concerne « ) jusqu’à des interprétations délirantes plus élaborées : ça, tel geste, ça veut dire telle chose. Un deuxième exemple, ce serait un exemple clinique de cette même schizophrène dont Oury citait ce matin un petit passage, cette jeune femme qui me pose, un jour, de but en blanc, le problème suivant :  » Qu’est-ce que c’est, le sens d’une évidence ? « . Le troisième exemple, c’est à partir d’un autre cas clinique, d’un monsieur qui me pose une question – alors, imaginez dans un face-à-face, et en plus c’est un monsieur très paranoïde, très délirant et volontiers violent, qui me pose tout à trac la question :  » Que veut dire le mot chapeau ? « . Il me semble que ces exemples constituent trois façons différentes d’interroger le sens… C’était pour vous poser la question suivante : est-ce que ce phénomène de recouvrement, est-ce que ce n’est pas ça, justement, qui inhibe le développement du sens ?

M. … : A propos du second exposé, avec l’enfant Jean N.

Jean Oury : Cela ne décentre pas la question, au contraire… Cela m’évoque beaucoup de choses… On connaît bien, chez les enfants psychotiques, ou post-encéphalitiques, cette sorte d’impossibilité d’un changement quelconque : la mémoire des objets et de leur place est extraordinaire. Je vois tous les six mois un gosse qui est post-encéphalitique : chaque fois qu’il revient, il regarde, et hop ! il va déplacer un objet… Il y a une sorte d’intolérance à tout mouvement. C’est un peu différent dans le tableau schizophrénique, mais il y a cette même impossibilité d’intégrer le mouvement. Rorschach avait très bien noté cela chez l’hébéphrene : il y a une dominante du côté des couleurs pures, il n’y a pas de kinesthésies ; or, les kinesthésies, c’est en rapport avec une intégration du mouvement, c’est ce qui marque que ça fonctionne bien en-dedans, qu’il y a du mouvement interne, une sorte de kinesis  » immobile « . Ce que vous avez dit fait aussi appel à d’autres concepts. Il y a aussi cette surveillance, une surveillance permanente… Est-ce que ça équivaut à cette notion, qui est sans doute discutable, de ce que Mélanie Klein appelle  » l’identification projective  » ? Une façon de se projeter dans l’autre, tout en le surveillant, en l’immobilisant, en lui ôtant toute liberté – de prendre sa place, même – une façon de le vider comme on vide un crâne, pour se mettre à la place de l’autre… C’est parfois insupportable pour le partenaire ; on le sent tout de suite, quand quelqu’un vous fait le coup de l’identification projective : on est prisonnier d’une sorte d’envoûtement, mais par l’intérieur – il prend possession de – ça correspond quelquefois à une nécessité existentielle pour le sujet lui-même, comme s’il ne pouvait pas faire autrement pour vivre. Ce phénomène correspond à une difficulté de fantasmatisation ; il y a une sorte de confusion, de coalescence du désir et de la demande. Le désir, est plat, comme collé à la demande ; on ne peut pas distinguer la demande et le désir ; il n’y a pas d’arrière. On sait bien que prendre la demande au sérieux, c’est invivable, ce n’est pas possible… Dans la schizophrénie, on assiste à une sorte de mise à zéro d’une fonction essentielle pour pouvoir exister, celle de l’humour. Il n’y a pas d’humour ! Alors, si on dit un mot de travers, c’est la catastrophe. Il faut tenir compte de ça.

M. … : À propos du troisième exposé – l’archè – de Bernard Salignon…

Jean Oury : On pourrait peut-être articuler toutes ces réflexions autour de certaines notions qui semblent très précieuses, pas seulement au niveau de la psychanalyse des enfants. Par exemple, la notion d’espace potentiel, d’espace transitionnel au sens de Winnicott : il semble que chez beaucoup de psychotiques, cet  » espace  » soit complètement ravagé ; ça ne s’est pas fait, ça n’existe pas ; il n’y a pas cet espace de liberté, cet  » espace de jeu  » comme dit Winnicott ; ou encore, selon la formule d’un de ses disciples, Masud Khan, il n’y a pas de  » jachère « . La jachère, quelque chose qui permet de se sentir tranquille, où on vous fiche la paix, et où on se fiche la paix à soi-même. Celui qui n’a pas de  » dos  » et qui doit surveiller le monde, il doit finir par être épuisé ! Le psychotique, il a manqué de lieux comme ça, où il y a une instance  » maternelle  » qui peut veiller à votre place, à condition qu’elle soit  » suffisamment bonne  » ; mais à l’arrière-plan de cette dimension traditionnellement dite  » maternelle « , se pose le problème de l’articulation de la loi : qu’est-ce qu’elle en fait, la mère, de la loi, nécessaire pour construire cet espace ? Évidemment, le problème n’est pas de reconstruire un espace transitionnel là où il n’y en a pas eu ; ce serait complètement absurde, parce que ça ne se construit pas de l’extérieur ; il s’agit bien plutôt d’agencer ce qu’on pourrait appeler des  » tenant-lieu  » d’espaces transitionnels ; à ce moment-là le processus peut se poursuivre sans qu’on soit obligé d’être tout le temps là : si je m’en vais c’est la catastrophe, tout sera à refaire… Il ne faut pas se transformer en celui qui n’a pas de dos, parce qu’alors, dès que vous vous en allez, tout tombe ! Il faudrait rester là et être vigilant… C’est épouvantable ! En fait, pour poser correctement ce problème, il faut d’abord se demander : de quel transfert s’agit-il, chez un psychotique ? Il vaut mieux éviter de fabriquer un transfert massif, justement vis-à-vis de quelqu’un. Parce que, du fait même de la dissociation, le transfert est dissocié, il est en petits bouts, multiréférentiel ; il s’accroche à des choses partielles, inattendues, depuis la couleur de vos cheveux ou la forme de vos lunettes, la voix, ou bien un petit chien qui passe, et puis un certain espace ; tout ça compte pour faire un monde et avoir un monde, c’est indispensable ; ce n’est qu’avec des choses comme ça qu’on travaille ; mais forcément, si on prend tout sur soi-même, le petit chien, et les lunettes, et puis l’espace, et je ne sais quoi encore, alors ce n’est pas possible, on ne peut plus vivre ! Par ailleurs, tout le processus de l’analyse – y compris dans une analyse ordinaire – est de permettre de passer d’un état de  » symbiose  » avec le monde maternel, une espèce de dépendance vitale, à un état de  » séparation « . Lacan résume bien ça dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : il s’agit de passer de l’aliénation à la séparation ; il redéfinit le concept d’aliénation (en englobant l’aliénation sociale, l’aliénation spéculaire, l’aliénation dans le langage) comme constituant un  » vel « , (V) : ni ceci, ni cela ! Le passage à la séparation nécessite une sorte de saut, qui est le passage d’un point d’aliénation à un point d’émergence du désir ; non pas le désir de soi-même – qu’est-ce que ça voudrait dire ? – mais bien : pour que je puisse continuer à vivre, il faut que je questionne d’une certaine façon – un peu sans en avoir l’air – le désir de l’autre ! En particulier, le désir de la mère, du père et du cousin Gaston. Et suivant la qualité de ce désir, je vais crever ou pas. Donc, je vais poser une question bête, et une question bête aux parents : pourquoi est-ce que les mouches n’ont pas neuf pattes ?  » Voyons, mon petit, c’est parce que c’est un hexapode « … Imbécile ! Refusés à l’examen, les parents ! Parce que s’ils récidivent, le gosse n’aura plus confiance. Tout simplement, il écoutait le ton de la réponse, le rythme : comment il me répond, gentiment ou … ? Tiens, je vais poser une question encore plus bête pour savoir comment il me répond !… C’est une mise à l’épreuve, et d’une grande gravité. Parce que si ça rate, il va rester dans l’aliénation. Et l’objet transitionnel, il va s’en contenter pendant un certain temps, si ça a quand même marché un peu ; mais s’il attrape la grippe, ou une encéphalite, ou s’il y a un événement traumatisant quelconque et qu’il devient schizophrène, c’est fichu. Donc, il faut essayer de construire ce que j’appelle des tenant-lieu d’un espace – je ne dirais pas un fondement, mais plutôt, avec Szondi et Schotte, une  » base  » (Schotte distingue  » base « ,  » fondement  » et  » origine « ), une base où l’on marche. L’espace transitionnel, c’est un espace de base, et qui n’est ni intérieur, ni extérieur, dit Winnicott. Intérieur et extérieur, ce sont vraiment des notions mal adaptées à l’humain, des notions plutôt de commerçant : il faut remplir le pot pour qu’il soit plein et le vider pour qu’il soit vide ! Winnicott le dit bien, c’est un espace latéral, qu’on ne peut pas définir, absolument singulier…

En fin de compte, c’est un espace de rythme, l’espace transitionnel. Et c’est cet espace qui est délabré. Le psychotique, comme tout le monde, tient un discours, mais c’est un discours mal fait. On peut reprendre les références d’Emanuel Levinas quand il distingue le niveau du dire – et c’est ça qui est touché dans la psychose – et le niveau du dit (Levinas, à plus ou moins juste titre, dit que l’être c’est du côté du dit et du non-dit ; tandis qu' » autrement qu’être « , au-delà de l’essence, il y a le dire). C’est au niveau du dire que s’articule le désir. Mais cette fabrique du dire, cette construction inconsciente d’un discours, ce que Lacan appelle lalangue, que j’appelle la  » fabrique du dire « , en paraphrasant Francis Ponge, cette fabrique du dire, dans la psychose, elle fonctionne mal. On n’est pas là pour essayer de remettre des briques, mais seulement pour  » faire avec « . Et ce qui est extraordinaire, c’est qu’on peut faire bien plus avec qu’on ne le croit. On est tellement intoxiqué de préjugés de compétition sportive, ou universitaire, ou militaire (c’est pareil, tout ça) qu’on croit toujours qu’il faut qu’il soit intégralement bien, qu’il ait tout, les jambes et la tête, pour que ça fonctionne. Mais ce n’est pas vrai ! Dans un de ses derniers textes, G. Pankow raconte l’histoire d’un juif arabe du VIIIe siècle, qui était aveugle, et paralysé, il a passé toute sa vie comme ça : et il a laissé une œuvre extraordinaire ! Il n’y a pas besoin d’être un athlète de compétition pour pouvoir penser à quelque chose ! (je n’en veux pas aux athlètes, mais il ne sont quand même pas forcément des penseurs !), il n’y a pas besoin d’être complet ; avec des petits bouts, ça suffit ! Je me souviens d’un neurologue de la Salpêtrière (c’était dans le service d’Alajouanine) qui disait que la plupart des gens ne pensent qu’avec un dixième de leur tête ; on pourrait en ficher la moitié en l’air, ça ne changerait rien, rien du tout ! Pour des tumeurs, par exemple, on leur enlève une cuiller à soupe de cerveau, et les gens sont pareils qu’avant ; ils ne se sont jamais servis de tout l’ensemble, alors on peut y aller ! Surtout maintenant qu’on robotise de partout, il n’y aura bientôt plus besoin d’avoir de lobe frontal ! On est déjà complètement robotisé, ça fonctionne tout seul. On ne va quand même pas être plus exigeant pour les psychotiques que pour soi-même !… Ce que j’appelle  » le point d’Anaximandre  » (je suis pour la parole d’Anaximandre !) est un point de ressemblement qui est en même temps un point de séparation. Anaximandre dit à peu près :  » Là où ça naît, c’est là aussi que ça périt, selon la rétribution des choses, selon l’ordre du temps et l’injustice qui leur est due « 5. Il y a quelque chose de cet ordre-là. Ce point est un nœud, un nœud plat. Mais chez le psychotique, le nœud, il se défait tout le temps. C’est pour ça que je dis que ces gens-là ne sont pas mal nés, mais mal  » noués « . Et on est toujours obligé de resserrer le nœud. Parfois, c’est fatiguant, on n’a pas le temps, ou on est parti… et pendant ce temps-là, hop, le nœud s’est desserré ; alors tout de suite, il faut s’y mettre à plusieurs. On fait de la couture, ou quelque chose comme ça, un genre de macramé. C’est du bricolage, en réalité… On resserre des nœuds. Je précise souvent : des nœuds plats, des  » nœuds borroméens  » disait Lacan. Et avec ce bricolage, en resserrant les nœuds, il y a possibilité qu’il y ait de la  » base  » et même quelque chose qui puisse tenir-lieu de désir. Parce que le désir n’est pas disparu chez les schizophrènes, quoi qu’on en dise. Ça a toujours posé un problème aux psychiatres. Dans un premier temps, on disait :  » Chez les schizophrènes, il n’y a pas de transfert « . Et puis dans un second temps, certains – et même parmi les meilleurs – ont été jusqu’à dire que les schizophrènes n’ont pas de désir. Mais, s’ils n’ont pas de désir, alors, qu’est-ce qu’on fait là ? Le désir, c’est l’essence de l’homme, comme dirait l’autre… Alors, ce ne serait pas un homme ?… Ça justifie un peu trop la camisole. Il y a du désir dans la psychose, mais le désir, c’est comme une pièce de monnaie : il y a le côté pile et le côté face. On est habitué, quand on dit  » désir « , à penser au côté face. Mais il y a le côté pile. C’est-à-dire qu’il y a le désir, au sens habituel de la libido ; mais le revers, c’est ce que j’appelle la  » destrudo  » : c’est du désir aussi, la destrudo ; on peut avoir une idée de cette bipolarité à partir de ce que Lacan appelle  » l’hainamour « . La haine et l’amour, c’est lié, ce sont aussi les deux faces d’une même pièce ! Et quant au désir chez le psychotique, c’est la  » face noire  » qui apparaît le plus souvent. C’est ce que des psychanalystes un peu marginaux du temps de Freud, comme Reich, avaient déjà bien repéré. Dans la prise en charge d’un schizophrène, disait-il, il ne faut pas se dégonfler : il faut directement analyser le transfert négatif. Évidemment, il faut faire attention à ce qu’on fait. Il faut souvent s’y mettre à plusieurs, parce que ça risque de se terminer par un pugilat. Mais, quand ça marche, ça vaut la peine ; on rétablit d’un coup un niveau intersubjectif. On retrouve alors ce que des phénoménologues, comme Husserl, appellent des structures d' » habitualité « . On refait le monde ; on refait un peu un espace ; on dit  » bonjour monsieur  » sans que ce soit une chose extraordinaire. En fait, il y a beaucoup de comportements qu’on dit schizophréniques, et qui ne sont que la traduction de nos préjugés, des préjugés dans la tête, en rapport avec l’idéologie la plus profonde C’est ce que j’appelle la  » pathoplastie « , c’est-à-dire une sorte de construction d’un tableau morbide inextricable ; et si on ne nettoie pas ces artefacts, on peut toujours y aller à faire des analyses ! On ne comprend rien du tout à ce qui est vraiment en question, on glisse dans des pseudo-problèmes. On doit toujours garder présent à l’esprit la dimension pathoplastique… Il faudrait reprendre chaque passage de votre intervention en ce sens, et beaucoup d’éléments serait importants à discuter – ne serait-ce, par exemple, que la problématique des limites, que l’on peut prendre au sens stoïcien du terme ; la  » limite  » stoïcienne, ce n’est pas une limite qu’on trace à la craie ; c’est de l’ordre de l’energeïa, c’est quelque chose qui se déploie depuis l’intérieur, et ce déploiement cesse de lui-même ; on pourrait parler d’un déploiement d’une jouissance particulière, mais qui doit arriver à se limiter : il ne faut pas que ça dépasse les bornes. Et c’est pour ça que je dois arrêter !

M. … : Si j’ai bien compris ce que nous a dit tout à l’heure Bernard Salignon, le psychotique ou le schizophrène que l’on dit dissocié – et qui aurait donc un dédoublement de la personnalité, selon l’acception populaire – est justement celui qui ne peut pas être à la fois dans le temps et dans l’éternité, mais qui n’est qu’à un seul endroit à la fois. C’est quand même paradoxal.

Bernard Salignon : Je ne peux pas répondre comme ça. Je ne sais pas trop où il est. Ce que je peux dire, c’est que pour être un peu mieux que ça, que schizophrène, eh bien il faut être dans les deux. Il faut être dans ce que Platon ou Anaximandre dit – Anaximandre dit que le cours des choses, c’est que, là où elles naissent elles s’en vont périr avec – en ajoutant le mot grec adikia – selon l’injustice qui leur est due, selon l’ordre du temps. C’est-à-dire que la phrase d’Anaximandre se décompose en trois parties et cela va me permettre de répondre un peu à la question. Elle convoque l’origine et la déperdition dans le même, c’est-à-dire que c’est au moment où ça naît que l’Éros convoque le Thanatos et que cette double face de la pièce dont vous parlez, quand on est d’un côté, renvoie à l’autre, mais perpétuellement. C’est-à-dire que quand on est d’un côté, on est vraiment d’un côté. C’est ça le paradoxe. C’est parce qu’un côté de l’Éros renvoie à Thanatos et réciproquement que, quand on est du côté d’Éros, on est vraiment du côté de l’Éros. Ce n’est pas évident. Ce n’est que quand l’un ne renvoie pas à l’autre qu’il n’y a que de l’un. Alors, ce que propose Anaximandre, c’est que selon l’ordre du temps – effectivement, c’est quoi ? c’est la plus grande injustice -, c’est ce qui fait qu’à un moment donné, les deux faces se rejoignent et qu’on pourrait dire que le cercle du désir, ou le cercle de la demande, revient au même endroit. C’est-à-dire que, pour les Grecs, le seul désir qu’on ait, c’est celui de mourir, et celui-là on ne le loupe pas. On le réussit à tous les coups. Le reste, eh bien, on dit chez nous :  » On fait aller… « 

Je crois qu’il y a deux types d’Éros : celui dont vous parlez, qui est presque archaïque, qui touche presque la jouissance ; et un autre qui touche peut-être l’érotisme ou l’érotique, ou la chose de l’autre. C’est-à-dire : il n’est plus question de narcissisme primordial ; il n’est plus question de l’être du désir, mais de l’avoir du désir. Je crois que là, il y a une différence qui n’est pas fondamentalement radicale, mais qui permet d’un peu mieux saisir qu’effectivement, si on convoque toutes les choses à la même place, on peut dire à un certain moment que le psychotique, c’est celui qui n’a pas de désir. Mais je crois qu’il faut différencier, et que dans la différence, on apprend à poser le simple. La différence, c’est pour poser des choses encore plus simples. Donc, je crois que le mythe ou la pensée fondatrice – parce qu’arrivant en second – nous enseigne des petites choses simples. On peut y passer sa vie, mais Anaximandre, il n’a écrit qu’une seule phrase ; donc, quand on attaque des auteurs comme ça, on a le temps ! C’est-à-dire qu’on est obligé de le prendre, le temps, parce que si on n’a pas de temps, on lit la phrase et on s’en va ! Donc, là, on a le temps. C’est vrai que je préfère ça, ne vous en déplaise, à Husserl. Là, on n’a pas le temps, il écrit plus vite que ce qu’on lit, il a toujours une page d’avance ; il écrivait cinquante pages par jour, à la fin de sa vie. Et sa vie a duré longtemps !

Jean Oury : Ça me rassure… Au point de vue quantité d’écriture, je me rapprocherais plus d’Anaximandre… Mais c’est intéressant, cette distinction de deux Éros, il faudrait la creuser. Est-ce que ça se rapproche de la  » désintrication des pulsions » ?

Bernard Salignon : Ça touche à ça, fondamentalement. Ça montre que ce qu’il y a de bon, je dirais dans le premier amour, celui qui incorpore, c’est que ça vient à la place du mauvais. Ce que dit Freud est génial ; il dit qu’on rejette la soif et la faim, mais qu’on ne rejette pas la source. C’est parce qu’on a une source qu’on se souvient. Donc, la mère n’est bonne qu’à condition d’être mauvaise au bon moment, c’est-à-dire à ce moment-là. Il faut qu’elle soit à la fois bonne et mauvaise. C’est ce que dit Winnicott – alors, un peu anglais, Winnicott, un peu moins précis :  » suffisamment bonne « .

Jean Oury : Mais c’est bien quand même !

Bernard Salignon : C’est bien, mais je serais plus grec que ça. Je dirais : il faut qu’elle soit bonne parce qu’elle est mauvaise, et c’est parce qu’elle est mauvaise qu’elle est bonne. C’est-à-dire que le type, à un moment donné, fera la différence, mais il ne sait pas où passe la différence entre le bon et le mauvais.

Jean Oury : Ça lui évitera de se digérer l’estomac !

Bernard Salignon : Oui, ce n’est que ça.

Jean Oury : C’est ce que Mélanie Klein appelait les  » envies excessives « . Je t’aime, je t’aime et puis, fini, disparu… Je te bouffe. On retrouve le problème des limites, là.

Bernard Salignon : Ce qui est fantastique c’est que c’est parce que c’est le même que ça pose le problème des limites. C’est parce qu’elle est bonne à l’endroit où c’est mauvais et parce que c’est mauvais à l’endroit où elle est bonne qu’il y a une limite dans le même. La limite, ce n’est pas deux choses. On pourra revenir même sur un exemple très simple : A équivalent à A ; qu’est-ce qui se passe ? Mais là, il faudrait des mois !

Jean Oury : Oui. Je dis souvent que  » A identique à A  » c’est d’une absurdité extraordinaire ! Pourtant, si on ne s’en servait pas, on ne pourrait plus sortir d’ici ! On serait complètement givré ! Alors on dit :  » D’accord, A identique à A « , je ne réfléchis pas plus loin. Mais quand même ! A n’est pas identique à A, sans quoi, il ne serait pas A ! Ça rejoint ce que vous disiez tout à l’heure : le plus simple, c’est la différence. Ce que Lacan énonce à sa manière, en reprenant des réflexions linguistiques, en disant que le plus simple, c’est  » le trait unaire « , c’est-à-dire, le trait distinctif – au sens saussurien du terme. Ça repose le problème de l’identification : le nœud, la racine de l’identification, c’est que pour s’identifier, il faut s’identifier à autre chose que soi-même. Alors, c’est très simple : une identification, ça ne peut être qu’au trait unaire ; autrement, ça dégénère. Mais justement, le schizophrène n’y arrive pas. Il n’accède pas – c’est une possibilité détruite – à ce type d’identification. Ses tentatives d’identification dégénèrent dans des phénomènes de régression à  » l’identification primaire « . C’est très fréquent dans la schizophrénie, mais on voit ça aussi dans tous les deuils pathologiques, les deuils qui tournent mal, les deuils qui ne se font pas. Un deuil, c’est un  » processus « , disait Freud, un  » travail  » – un travail (Verarbeitung) inconscient – de remise en place ; un deuil, ce peut être le deuil de quelqu’un, ou d’une chose, ou d’une situation, ou la perte d’une illusion – tout ça, c’est de l’ordre du deuil. Et quand ça fonctionne mal, ça peut faire de la mélancolie, mais aussi d’autres choses. Pour en revenir à cette identification primaire, on peut voir ça chez des schizophrènes qui vivent ensemble depuis longtemps ; si l’un des deux meurt, – on retrouve ce problème de désir de tout à l’heure – parfois, dès le lendemain – et cela peut durer des mois -, on  » voit  » le type qui est mort qui est là encore : des gens ont pris la même démarche, les mêmes traits de physionomie, les mêmes astuces, ils sont complètement transformés, et massivement. Là, il ne s’agit pas d’identification imaginaire ou symbolique, mais d’une identification totale à l’autre. Dans des cas de deuils pathologiques, Roland Kuhn rapporte des phénomènes d’identification massive de ce genre. Et même dans la vie courante, soi-même, on peut se surprendre, quelquefois, dans une sorte de mimèsis – mais là, c’est en parallèle aux deux autres identifications, qui fonctionnent toujours. Tandis que dans ces identifications massives psychotiques, le trait unaire ne fonctionne pas, la différence ne marche pas et le deuil s’incarne dans des espèces de zones d’existence difficiles à traiter. Je prenais cet exemple des identifications massives, pour essayer de montrer que le simple, c’est la différence : le simple, c’est le trait unaire. La phrase d’Anaximandre, on peut dire qu’elle supporte le trait unaire, elle supporte la différence.

1. Pierre Charpentrat :  » Le trompe-l’œil « , Effets et formes de l’illusion, Nouvelle Revue de psychanalyse, n°4, Paris : Gallimard, 1971, p. 162 :  » A l’image transparente, allusive, qu’attend l’amateur d’art, le trompe-l’œil tend à substituer l’intraitable opacité d’une Présence. « 

2. Lacan met en exergue cette formule dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, lors de la séance du 22 avril 1964, au début du chapitre XII «  La sexualité dans les défilés du signifiant « , Le Séminaire, Livre XI, Paris : Éditions du Seuil,1973, p. 167 : «  le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient. « 

3. Henri Maldiney : Regard, parole, espace [1973] , Paris : Éditions du Cerf, 2012, p. 206

4. Henri Maldiney : Art et existence [1986] , Paris : Klincksieck, 2003, p. 15 :  » La formation d’une forme a lieu dans l’espace qu’elle instaure : elle est formation d’un pli d’espace où celui-ci tout entier s’articule. Son autogenèse est un automouvement de l’espace se transformant en… lui-même. C’est la définition du rythme. « 

5. Anaximandre (vers 610 av. J.-C. – vers 546 av. J.-C.) :  » ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν « , propos rapportés par Simplicius dans son Commentaire sur la physique d’Aristote (fin Vème – début VIème siècle).

Nous proposons la traduction de Marcel Conche : Anaximandre, Fragments, et témoignages, Paris : PUF, Collection  » Épiméthée « , 1991, p. 157 :  » ce d’où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du Temps « .


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