La présence de l’œil solaire — Nathalie Schleif

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La présence de l’œil solaire –

de Nathalie Schleif

Préambule

Le poème, ses figures, s’ouvre à nous comme une surface à sa profondeur. Ce n’est qu’en traversant le poème, et cela veut dire parvenir à le quitter, que l’on peut arriver non à une interprétation, mais à être dans le lieu de celui qui écoute et tisse à travers l’écriture le lieu de l’écoute au sein de la phantasia. Il nous semble nécessaire de rester dans un premier temps dans un langage figural pour sa fonction réfléchissante des figures du poème apparaissant et disparaissant au regard au fur et à mesure. Les figures comme métaphores ne cachent donc pas un sens plus abstrait et complexe, mais sont le lieu-même, le champ de nos analyses pour lesquelles les figures sont à traverser. Comme phantasme, les figures sont investies par notre propre regard transcrit en écriture. Le lieu de la phantasia reste alors de l’ordre de l’intime et notre écriture est trace et réflexion de ce qui ne peut être donné immédiatement. Elles impliquent donc un temps et un espace et plus précisément une temporalité et un lieu intimes. Le présent article se propose donc à analyser le sens que donnent les figures de Magnitudo parvi[1] à la contemplation du poète et en cela le sens que prennent le temps et l’espace au sein de la phantasia.

L’objet que constitue la phantasia pour notre recherche est en même temps notre moyen par lequel nous pouvons l’éclaircir. Il s’agit à la fois d’un saisissement et d’un désaisissement de ce même objet qui est une faculté de la pensée de par ses représentations. Ainsi nous ne pourrions faire l’impasse de la considérer à la fois comme objet et moyen, imaginaire pensant.

En poésie, nous avons choisi le poème Magnitudo parvi de Victor Hugo pour sa mise en lumière à la fois poétique et poïétique de l’écriture, de la manière dont se crée la création ; un regard porté en miroir. Cette formule insuffisante entend ouvrir le champ du regard comme un lieu où non seulement se manifestent visuellement les phénomènes, mais aussi – et dans cette étude exclusivement dédiée à cette seconde forme de manifestation – les phantasmes. Étymologiquement, phénomène et phantasme proviennent du même radical phao, signifiant la clarté, la lumière. S’il demeure impossible de faire voir un phantasme sans intermédiaire qui traduit, il n’en est pas tout à fait de même pour le phénomène ayant son lieu et son espace dans un monde donné et partagé. Et pourtant les deux participent aux apparences du monde et ainsi à notre rapport à lui.

Le centre et l’infini

La terre

La terre s’inclinait comme un vaisseau qui sombre,

En tournant dans l’espace allait plongeant dans l’ombre ;

La pâle nuit montait.[2]

Le poète est pris dans le mouvement de la terre qui le porte et l’emporte dans son mouvement vacant, paradoxalement perçu par inversion du mouvement savamment rectifié : la terre tourne sur son axe propre et gravite autour du soleil, le soleil restant à son point fixe, le contemplateur prend part au mouvement qu’il ne perçoit pas, mais qui s’effectue en deçà de sa perception, ici, dans la parole transcrite.

Le mouvement de la terre se joue non plus dans l’espace ordonné de la terre, mais dans celui qui la contient comme son contraire, celui qui est troué de failles, de gouffres, d’abîmes, un espace qui entraîne le mouvement, le rythme, la chute ou l’ascension ; la terre devient un corps mouvant dans la vacuité de l’espace où rien ne repose que par le mot. Les vers posés sont l’ancre se levant et élevant le lecteur au regardeur qui entrevoit la possibilité d’un monde jamais saisi, jamais perçu, infini par son rayonnement qui est pure traversée dans l’ombre (ap)portée par la nuit du poète.

Le jour mourant – la commune lumière s’éteint – et la nuit montant, le crépuscule, l’entre deux, réveille le mouvement, la prise de l’instant.

Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,

Sentait confusément 

De tout cet océan, de toute cette terre,

Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,

D’auguste et de charmant ![3]

L’ombre surgit des distinctions du jour effacées ; la terre plongée dans l’ombre révèle les soleils éblouis durant la journée. « L’œil de Dieu » toujours présent voit la montée de l’ombre[4], ombre devenant le jour de la nuit du poète : « Paupières baissées » devant cette nuit de Dieu qui a laissé l’étoile comme un appel par sa présence lointaine. La nuit est ici double : séparation entre le poète et le monde visible et ré-union entre le poète et le monde invisible, la privation et négation de l’impossibilité de rendre à la lumière du jour l’absence.

Je tenais par la main ma fille, enfant qui rêve [5]

Les mains jointes sont le geste de la prière, mot central avec lequel se termine le poème et tout le chapitre « Autrefois ». Nous savons par la lecture des manuscrits que Hugo a contre-daté les poèmes des Contemplations afin de les agencer en deux pôles articulés autour d’une date précise, décisive dans sa vie : le 4 septembre 1843, date de la mort de sa fille Léopoldine et de son gendre. Cette date reste écrite sans aucun poème qui lui est attribué, elle reste vide comme le tombeau dont le cadavre manifeste l’absence, lieu du silence, lieu du dire du poète[6], ici tombeau vide. La prière prend à cet égard une place particulière dans tout le recueil, car elle est le « pont » entre l’homme seul et « l’infini muet » que Dieu habite[7], elle est la lumière qui traverse les ténèbres, elle est consolatrice et porteuse des paroles du poète qui s’adressent aux éternels absents dorénavant.

Joindre ce jour à la nuit, comme l’obscurité de son ombre propre à l’étoile du berger dont la lumière ne jette pas d’ombre[8], ou peu, mais appelle vers elle, appelle à l’éblouissement. Ainsi ce poème articule la traversée solitaire du poète voyant le feu de pâtre et l’étoile qui s’éclairent par delà la mer et sont aperçus et indiqués par la fille du poète dans l’étonnement brisant son silence (enfant qui rêve/Jeune esprit qui se tait).

Et me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune

Deux points lumineux qui tremblaient sur la dune :

– Père, dit-elle, vois,

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,

Ces feux jumeaux briller comme une double lampe

Qui remuerait au vent !

Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ?

– L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile.

Deux mondes, mon enfant ! [9]

Aux deux lumières s’approche le chant du poète comme une contemplation s’articulant en miroir[10]. Le mouvement cosmique tend vers les étoiles ou tient à elles, fixes, autours desquelles le temps se déroule par la gravitation des planètes, comètes etc. Le contemplateur suit ce mouvement, s’oublie pour cet instant en quittant son centre qui est la terre, espace du vivant. Le songe funèbre qui est le regard que quitte la lumière du jour et ainsi les choses vues ici-bas, trouve son reflet ou est lui-même reflet du moment où la nuit arrive. Les choses vues meurent en la nuit (Quand il monte de l’ombre, il tombe de la cendre) et renaissent à l’aurore.

Dans le poème Magnitudo parvi des échos et des reflets se forment, se forgent par la quête de l’origine de la lumière. Ce qui interpelle les deux regardeurs, le poète et sa fille, ce sont ces deux lumières situées « sur la dune ». S’agit-il des reflets des deux lumières ? Ou alors l’une se reflétant dans l’eau ? Pourquoi semblent-elles être en mouvement, comme vacillantes ? « Là où l’ombre […] rampe », « comme une double lampe qui remuerait au vent », « les points lumineux qui tremblent sur la dune ». Les lumières vues sont entrevues, la brume les voile et la vision est elle-même vacillante.

Indiqué est le lieu où « l’ombre aux flancs des coteaux rampe », là-bas en tout cas, deux lumières se présentent aux yeux des regardeurs. L’un est assigné au pâtre, l’autre à l’étoile. N’oublions pas que les deux sont figures donc échos redoublés dans la parole poétique. Le poète part donc dans ce qu’il appelle les deux mondes, celui du pâtre et celui de l’étoile qui est soleil, donc pure lumière, astre se consumant, éblouissant ; dépourvu de son ombre propre, le soleil la produit uniquement pour ce qu’il éclaire à la vue de celui qui voit. Or, le soleil éclaire la terre, alors que l’étoile éclaire la nuit et les deux s’éclairent eux-mêmes.

La terre porteuse des contemplateurs – l’un disant vers, l’autre silencieux est plein d’étonnement – est le sol d’élancement, déjà en mouvement, qui se penche afin qu’entrent les regardeurs dans le rythme cosmique allant avec le rythme de la parole (il est à remarquer qu’ici aussi il y a une figure du miroitement, du reflet). Rythme mis en branle par la gravitation comme le désir de joindre les lumières jumelles en allant de l’une à l’autre ; deux soleils s’illuminant : les deux rendent leurs ombres à l’ombre, les deux donnent leurs lumières à la lumière. Le cheminement a son début dans la vue de différents éléments ensuite articulés en monde : les deux lumières regardées provoquent la mise en lumière par le regardeur-poète, créant entre ces deux feux l’éclaircissement de la traversée joignant en figure ombre et lumière. Ce qui, au final, relie l’astre au pâtre est le poète qui dit les lumières silencieuses et emporte chaque regard acquiesçant au voyage-voyance donné à regarder.

Deux feux « comme une double lampe » qu’un souffle, le vent, mettrait en mouvement, en vacillement, afin que le poème aille vers comme destination, destin et destinée du contemplateur. Le feu se révèle pur mouvement par le souffle, car ne pouvant être tenu, saisi, il est frôlé, animé, alimenté, pure énergie transformatrice.

L’espace

Deux mondes ! – L’un est dans l’espace,

Dans les ténèbres de l’azur,

Dans l’étendue où tout s’efface,

Radieux gouffre ! abîme obscur ![11]

« Si nous pouvions… » marque l’expérience dans le mode du conditionnel au début de la partie II du poème. Le désir de traverser l’espace des astres émerge à la vue de l’étoile lointaine que révèle la nuit en son apparence d’ombre épaisse et espaçante. Le poète désire montrer à sa fille et voir lui-même cette étoile en son essence : en lumière pure engendrant l’éblouissement retourné en traversée de l’espace. « Dans l’étendue où tout s’efface » l’étoile se consume, les planètes gravitent, Rien n’est fixe, Rien n’est à saisir : apparaissent le gouffre radieux, l’abîme obscur comme la nuit, non Chaos qui lui reste en puissance comme « épaisseur /D’où la création découle », en négation soutenant ce qui émerge en son sein.

Oh ! si tous deux, âmes fidèles,

Nous pouvions fuir à tire-d’ailes

Et plonger dans cette épaisseur

D’où la création découle,

Où flotte, vit, meurt, brille et roule

L’astre imperceptible à la foule,

Incommensurable au penseur [12]

L’astre, l’étoile, est imperceptible à ceux qui ne savent assumer la solitude de la contemplation et elle est incommensurable au penseur, car le poète l’approche différemment : ni par l’aisthesis, sensiblement, ni par la noesis, conceptuellement, mais par son regard phantasmant en une traversée scandée par la parole. L’impossible voyage ne fixerait pas une image rêvée de cet astre, dans le sens commun de fantasme, mais le regard vise ce qui est en puissance dans le Cosmos, ce qui reste informe, sans figure.

Rien, pas de vision, pas de songe insensé,

Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,

Monde informe, et d’un tel mystère composé,

Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,

Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvante

Qu’un regard ébloui sous un front hérissé ![13]

Le « monde informe et d’un tel mystère composé » comme figure paradoxale de ce qui n’apparaît pas, mais agit dans ce qui apparaît : la chair, malléable matière n’est plus contenue par sa forme, mais elle est remise en mouvement par la mort ou plutôt la mort phantasmée. Rien n’est à voir, la terre est quittée (Si nous pouvions fuir notre centre) et avec elle les formes stables et reconnaissables afin de s’élancer dans son contraire : comment éclairer ce qui éclaire ? Non en sa figure, mais en son mouvement éclairant qui rend visible la forme.

Plus tard dans le poème, mais dans la même partie consacrée à l’espace, le poète évoque l’œil crevé regardant l’abîme, Rien n’apparaissant de saisissable à ce qui reste à distance et c’est bien la distance que le poète diminue petit à petit entre lui et l’étoile. « L’œil est crevé », car il doit regarder sans rien voir[14], et c’est cela la contemplation : une fois l’objet dessaisi, l’irreprésentable puissance créatrice agit dans le contemplateur. Dans cette deuxième partie du poème, le contemplateur fait face au gouffre de l’espace comme à un miroir noir où s’engouffre le regard dans sa propre lumière.

Nous dirions : Qu’êtes-vous, ténèbres ?

Ils diraient : D’où venez vous, nuit ? [15]

Il provient et vient de l’irreprésentable, ce point aveugle qu’est le regard à lui-même. Le poète, l’humain connaissant la nuit en son point intime donne sa parole à la lumière de la mesure, de la figure, mais ne pourra jamais donner sa puissance chaotique qui l’anime et cela veut dire : mourant avec sa vie. Cette puissance est impartageable – à l’opposé de la foule qui s’entend par des représentations entendues comme communes – car elle renvoie chacun à sa propre solitude et ne peut se signifier au sens propre que par le paradoxe de la signification qui implique une barrière, un saut et une fracture entre le signifié et le signifiant. Ici nous sommes face à un signifiant appelant ce qu’il indique en lui prêtant figure paradoxale, inimaginable et, sans pouvoir lui donner une représentation partageable, il se tient à distance au sein même du langage, mais l’appelle en abîme en chacun de nous. À ce propos, Agamben, en prenant l’exemple du sphinx, rapproche le paradoxe de la présence à l’énigme :

« Le propos du Sphinx n’était pas simplement un signifié caché et voilé derrière un signifiant  » énigmatique  » : dans son dire, la fracture originelle de la présence était évoquée par le paradoxe d’une parole qui se rapproche de son objet en se tenant indéfiniment à distance. L’ainos de l’ainigma n’est pas simplement obscurité, mais un mode plus originel du dire. »[16]

Il y a ici un « rapport à l’inquiétant » qui se manifeste et s’entretient à travers le dire poétique qui a cela de commun avec l’énigme. « En elles [les énigmes archaïques] le signifié ne devait pas préexister à la formulation »[17] aussi peu que l’on pourrait dire que Dieu ou le manque préexiste au cri. Il n’est pas question de déterminer une existence divine, de déterminer un enchaînement temporel, mais de comprendre que le dire, s’originant ici de la tombe, s’entretient avec l’outre-tombe et ne peut le tenir qu’à travers une distance à parcourir, ici le dire poétique espace. En même temps se repousse l’ineffable, comme les contours d’une ombre ne sont saisissables que par le regard, jamais par le toucher où la main deviendrait support de l’ombre (ce qui est senti est le froid, non le contour, « l’ombre ou Dieu seul entre »[18]). Saisir en désaisissant veut dire que les représentations de l’esprit ne sont jamais fixes et que l’aître ou le lieu phantasmatique où elles se manifestent est un ouvert, ouvert à l’apparaître et au disparaître. Le Néant n’existe pas pour Hugo. La présence n’existe dans un passé archaïque qu’à travers le présent instant qui la présuppose comme ayant-été-présente, donc comme négation de son présent à présent, mais anéanti avec l’instant qui passe. Ainsi s’articule le paradoxe de la présence dans lequel passé, présent et futur s’articulent en même temps. Paradoxe que nous allons plus tard rapprocher de l’Aiôn.

Chaos est puissance créatrice opposée à certains égards à Gaïa, car la terre a une forme, elle est assise, sol, tangible et représentable, or la puissance créatrice, ses tréfonds comme racines dans Chaos, ne le sont pas.[19] Ce sont les ténèbres, qui ne sont pas la nuit apparaissant à côté du jour, qui sont en jeu ici. Chaos serait la nuit indistincte, l’abîme illimitée, le gouffre sans fond, « l’abîme qui n’a pas de rivage »[20], etc. ; autant de représentations paradoxales ne pouvant qu’indiquer la puissance créatrice qui n’apparaît jamais, qui est la part cachée, mais génératrice de ce qui apparaît et se montre ainsi cachée. Même le mot Chaos en est une représentation trop cernée.

Hors de la terre il est l’innommé.[21]

Une fois la terre quittée, ce qui émerge de l’espace ténébreux est un enchaînement d’apparences en métamorphose chimérique :

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ; ces arbres

Sont des bêtes ; ces rocs hurlent avec fureur ;

Le feu chante ; le sang coule aux veines des marbres.

Ce monde est-il le vrai ? le notre est-il erreur ?

O possibles qui sont pour nous des impossibles !

Réverbérations des chimères visibles !

Le baiser de la vie ici nous fait horreur. [22]

Cette volonté apotropaïque, d’attirer l’effroyable pour le tenir à distance, l’assumer, fait vaciller les apparences du monde terrestre en les opposant à un monde chimérique. Or, l’effroyable n’est pas tenu longtemps à distance, il est comme défié, le danger de mort qui sort de l’abîme est même vaincu par l’inversion qui consiste en ce que la vie devient le point d’horreur, non plus la mort. Le poète va au-delà d’une volonté apotropaïque, car il traverse l’effroyable pour atteindre les tréfonds, le dire poétique se rapproche du dire du sphinx, car il indique l’ineffable de son lieu-même, comme l’énigme appelle la réponse qu’elle indique mais ne présuppose pas. Ce qui se manifeste, et devient ainsi monde, est vrai[23] (une parole vraie au sens de muthos[24]), car traversé, craint, défié et surtout apparaissant à la lumière du regard. C’est un cauchemar sans soulagement du réveil, car la nuit revient et avec elle l’absence sous-jacente au jour et la présence sous-jacente à la nuit. La puissance créatrice de la vie terrestre est assimilée à celle de ce qui est toujours Mort, inapparent, qui n’a jamais vécu, mais qui est rencontré dans l’effroi face aux ténèbres, s’articulant en figures fantastiques bien distinguées des êtres terrestres, en ce qu’elles déferlent comme des masques[25]. Ce qui se rencontrerait (car l’espace traversé reste dans le mode du conditionnel) est un monde effroyable et un monde terrestre, se questionnant, effarés, l’un étant monstre (du radical monere : avertir, inspirer, éclairer) pour l’autre :

Et si nous pouvions voir les hommes,

Les ébauches, les embryons,

Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,

Comme, eux et nous, nous frémirions !

Rencontre inexprimable et sombre !

Nous nous regarderions dans l’ombre

De monstre à monstre, fils du nombre

Et du temps qui s’évanouit ;

Et si nos langages funèbres

Pouvaient échanger leurs algèbres,

Nous dirions : Qu’êtes-vous, ténèbres ?

Ils diraient : D’où venez-vous, nuit ? [26]

La quête vise l’origine de la lumière, en quittant celle qui éclaire les vivants (soleil) pour aller vers celle qui éclaire les phantômes (phantasia, un soleil inverse, chaos). L’apparence, l’étoile, devient phantasme de nuit au lieu éclairé par la lumière phantasmatique. Comment définir ce lieu ? L’étoile montre par sa lumière et ne se montre qu’ainsi. Elle émane de la lumière, ce qui la rend visible, et elle émane de l’éclairement ou plutôt de l’illumination, ce qui la rend regardable – c’est-à-dire image sensée – et rend l’œil regardant. Comment parler de ce qui sans cesse se retire, tombe, apparaît (en tant qu’étoile ou gouffre) et disparaît (derrière la figure qui apparaît) sous le regard porté, lui, constant en sa présence à je ? La dualité entre le regardé et le regardant persiste, même lorsqu’il n’y a plus d’image à voir, à arrêter, à fixer ; persistant reste, dans l’élan de celui qui veut vivre même dans la mort imaginée, par-delà le seuil du trépas phantasmé, un gouffre en proie de l’« ouragan de l’être », mouvement pur, rejouant les gravitations incessantes des sphères aux traits humains. Abolir cette dualité est dans le Songe de Jean-Paul souffrance du manque qui a perdu sa raison d’être face aux paroles du Christ proclamant que Dieu « n’est personne ». Ce songe mettant à mal le désir de Dieu et se heurtant au Néant anéantit sa raison d’être, se rattrape parce qu’il est songe et reste donc possibilité, point d’horreur figuré.

Excursus sur Un Songe de Jean-Paul

Il s’agit d’un chapitre du roman Siebenkäs de Jean-Paul Richter publié en 1796. Nous le citons pour sa proximité figurale qu’il entretient avec l’inversion de la nuit montante devenant le jour du poète chez Hugo. Ce lieu inaugure la rencontre avec l’inconnu terrifiant à qui est prêté un visage et auquel le songeur peut s’échapper. Le chapitre en question commence par le réveil du songeur dans son songe, la cloche sonne onze heures. L’inversion entre le lieu du rêve, comme celui de la mort, et le lieu des vivants, établit la tension entre deux temps : le temps qui s’écoule, empli d’activités, et le temps figé, l’instant de la mort incommensurable pour le vivant qui lui prête une apparence pourtant de son temps. À l’inconnu songé participe un temps étranger, ouvert au commencement, à la répétition, la rupture, l’interruption et la reprise.

Le Songe commence avec le songeur qui se réveille en même temps qu’un mort s’éveille, s’assoit devant lui et ouvre une paupière. Ce que le songeur voit alors est une cavité vide, vidée, non un œil crevé, mais un œil absent qui s’est, pourrait-on dire, absenté à jamais lorsque la mort est advenue. De même que l’emplacement du cœur dans la poitrine est vidé et à sa place se tient une plaie. Paradoxalement, la poitrine « bat » et « tremble » lorsque le mort se réveille en ce monde des morts qui attend la venue de Dieu afin d’emplir, assouvir son manque et consoler leur chagrin commun et partagé. Jésus arrive et annonce que Dieu, « ce n’est personne »[27].

Les ombres demeurent en attente de Dieu ; personne ne jette les ombres que voit le songeur ; il fait face à la détresse qui est attente de la délivrance du manque. Cet état tient, comme dernière instance, le monde sacré et en lui les orphelins de Dieu.

Nous sommes tous orphelins, moi et vous, nous sommes sans Père.[28]

Cette parole du Christ prononcée, le monde nocturne sous ses pieds, soutenu par la montagne, s’effondre dans le gouffre de l’espace – en lui terre et soleil.

Tout l’édifice du monde s’abîma devant nous dans son immensité – et en-haut telle une cîme de l’incommensurable nature, le Christ était debout, penché, contemplant l’édifice du monde transpercé de milliers de soleils, une mine enfouie dans l’éternelle nuit, dans laquelle les soleils allaient comme des lumières minières, et les voies lactées comme des veines d’argent.[29]

Les tenants du monde s’effondrent sous les pieds du regardeur. Plus précisément : la terre et le soleil tombent, s’enfoncent ; les soleils ne faisant plus sol ou point fixe, mais deviennent des trouées dans l’édifice du monde (Weltgebäude). Ce qui reste est la « nature incommensurable », la « nuit éternelle » et l’espace, ce dernier nourrissant l’éternité ruminante, incessamment. Les soleils deviennent donc au regard des trouées éclairant la tombe vide de l’univers, tombe dans laquelle tombe le regard éternellement, jamais se reposant ou se comblant dans la fusion, en Dieu qui n’est personne et toutefois demeure en ce manque.

L’édifice du monde effondré ajouré par mille soleils.[30]

Mille soleils percent l’édifice du monde qui ainsi apparaît brisé, avec des vides. Est-ce que le noir complet, la Nuit non-éclairée demeure intacte ? Elle demeure Rien (limites indéfinissables), repos, in-dialectisée. Terre et ciel (éclairés par le soleil) troués, scandés entre vide et plein. Ce qui demeure : le regard et son assise comme seuls témoins… Le Christ lève le regard et voit le Néant, Rien, l’irreprésentable, le ciel en tant que siège de Dieu n’est plus, et parle en tant qu’homme en son désespoir, souffrant de son manque originel n’étant dès lors plus manque, car le désir vise un objet qui n’est personne, qui s’est révélé illusion. Il lui reste la colère contre l’absurdité d’être né avec ce désir et en dernier la volonté de mourir, mort qu’il ne peut se donner :

Si tout moi est son propre père et créateur, pourquoi n’est-il pas son propre ange-étrangleur ?[31]

Le songeur s’éveille de ce rêve avec soulagement, car la néantisation de Dieu reste hypothétique, la croyance demeure possible. Pour Hugo, dans le poème et surtout à travers le poème comme contemplation, la présence de Dieu, donc l’ineffable de la présence de l’homme, reste toujours à traverser, tracer et écrire.

 

 

Le cœur d’un homme

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,

C’est le cœur d’un homme.- Parfois,

Comme une perle au fond des ondes,

Dieu cache une âme au fond des bois.[32]

La demeure du pâtre

Après l’étoile qui éclaire la nuit de l’espace, voilà le feu qui éclaire la nuit de l’homme.

Regardant, s’approchant, traversant l’espace du pâtre, le poète dresse le portrait de cette figure en sa solitude, son être au monde qui n’est à prime abord pas celui d’un savant, mais d’un être au monde proche de l’animal.

Il est devenu presque fauve

Son bâton est son seul appui ;

En le voyant, l’homme se sauve,

La bête seule vient à lui.[33]

Le savoir n’est pas un socle pour lui[34], car son lien reste entre son corps et ce qui l’élève : son corps s’appuie sur le bâton, son regard s’élève au ciel[35].[36] Il s’agit d’un homme pauvre, restant en retrait complet de la société, en isolement, vivant du strict nécessaire, de ce que la nature lui donne. Il vit dans les « décombres », « la ruine », « sous la brume et la bruine », « dans l’ombre enseveli », « c’est un habitant de l’oubli ».[37] Tant de traits antithétiques à la vie sociale, à son progrès matériel et aux traits identitaires gardés par la mémoire : ce cœur d’homme reste anonyme, la part humaine qui ne porte pas de nom, l’ineffable, Dieu en l’homme. Le poète brosse le portrait d’un homme, du cœur d’un homme plus précisément qui est le peu, le plus dépourvu, le plus petit, le parvi du poème : « Un esprit dans l’immensité »[38]. Une immensité qui s’explore, se traverse, elle n’est pas l’équivalent de l’infini d’un regard au loin. L’immensité indique des limites lointaines, ou repoussée infiniment, une « dilatation immense »[39] en mouvement avec le corps qui les explore et le cœur qui en est le noyau ; l’immensité contient, elle est un vide, non le gouffre du néant qui meurt continuellement et ne fini pas de vider le regard qui s’y perd. Ce cœur du pâtre est à chercher dans son battement. L’ « âme aux cieux ravie » tente de retrouver, de refaire corps avec son origine qu’est le mouvement créateur et ceci nécessite le trépas, le voyage vers un lieu auquel personne d’autre que le contemplateur a accès et à son retour le poème en garde la trace. Ainsi le pâtre, prêtre, pasteur – autant de métonymies dans les figures religieuses ou païennes (Zoroastre) rendant ce cœur d’autant plus anonyme ! – monte l’échelle de l’ombre[40] pour rejoindre la lumière non en sa figure[41], mais en sa puissance illuminatrice, une lumière qui ne voit jamais son ombre.

Les figures du poète sont puisées dans la religion, dans les mythes anciens et trouvent leur pendant dans des figures visibles et élémentaires de la nature : les lieux, les territoires de peuples bibliques comme la Judée, la Chaldée se trouvent réunis dans la figure du ciel (comme lieu de la traversée).

Dans nos temps, où l’aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin[42]

donne la figure du soleil levant comme éveil spirituel, le regard qui se tourne vers Dieu sans appartenance à une religion précise, mais le Dieu que l’on soupçonne et ressent derrière les choses vues. Le pâtre, le pasteur ou le berger, le prêtre ou le prophète sont des figures[43] métonymiques, des chiffres soulignant l’anonymat de l’homme que regarde le poète qui le nomme aussi étranger[44].

Des deux lumières

Le contemplateur met en tension ce qui est vu et vers où l’arrêt sur le paysage mène. C’est ici que commence le voyage du regard, visionnaire, et dégage des figures de la présence qu’il ressent :

Dans nos temps, où l’aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin,

Le rêve humain s’approche encore

Plus près de l’idéal divin.[45]

Du présent instant à l’éternité de ce qui fuit infiniment, repousse la limite infiniment, dans un mouvement qui va ou qui s’enfonce dans la profondeur ; le paysage se manifeste devant l’œil dans un mouvement déterminé, comme régi par un sens que cherche le regard. Cependant, ce dernier est happé par un mouvement okéanique qui n’en finit pas de frayer son chemin[46]. Jean Gaudon met l’accent sur le verbe pencher dans l’œuvre de Hugo : « Tout se passe comme si le verbe pencher, dans la mesure où il représente une déviation par rapport à l’axe vertical, contenait en lui toutes les virtualités de chute, tous les risques du vertige, toutes les promesses d’une gravitation fatale. »[47] Il n’est donc pas question d’établir quelconque métaphysique sur ce que le poète n’arrive pas à saisir, mais de regarder, contempler, retracer incessamment avec la puissance en acte, la création que le poète met en branle ; il n’établit pas de théorie, mais une figure du regard phantasmatique (ce regard qui produit sa propre lumière).

L’homme, que la brume enveloppe,

Dans le ciel que Jésus ouvrit,

Comme à travers un télescope

Regarde à travers son esprit.[48]

Qu’est-ce qui est éclairé ? L’apparence spectrale des perceptions de la réalité, c’est-à-dire l’éclairement lui-même, et ainsi l’être toujours fuyant qui même, et heureusement, dans le gouffre ne trouve pas son apparaître, toutefois le regard y trouve le paroxysme de ce qui peut être éclairé, l’invisible, le pur mouvement qui aspire le regard, produit le vertige et met en mouvement ou pétrifie. Contempler est donc suivre, suivre ce qui fuit infiniment dans une ombre qui gagne en épaisseur et ainsi en espace dans laquelle la distance, la traversée et la lumière sont possibles. Dès lors, l’assise visuelle bascule en un gouffre vertigineux qui au début est l’ « urne » vue « d’en haut » dénotant une inversion des positions du ciel et de la terre et met l’accent sur le geste de se pencher (v. aussi : L’âme est au cercueil penchante[49]). Le poète ne s’arrête jamais dans l’espace, à l’instar du berger, il grandit au ciel, dépasse la limite de l’horizon vu, qui définit un seuil, et le suit dans son mouvement qui n’est plus ligne mais tracer.

Dans le désert, l’esprit qui pense

Subit par degrés sous les cieux

La dilatation immense

De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. […]

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,

Marche, et, grandissant en raison,

Croît comme l’herbe aux champs, et monte

Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare[50]

L’aurore du regard monte dans la nuit ; des vers qui nous font remarquer une certaine familiarité avec ceux-là, tirés du poème Insomnie où l’horizon se fait jour en plein milieu de la nuit :

Dans ces grands horizons subitement rouverts,

Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers

S’en aller devant soi, pensif, ivre de l’ombre[51]

Dans ces derniers vers, la référence faite à l’écriture qui découle de la contemplation est explicite. Il s’agit toujours d’un aller vers un inconnu qui semble précéder le poète, et se mire en lui comme Hésiode au début de sa Théogonie parle de lui-même en la troisième personne comme pâtre qui, par le dire d’un temps immémorial, le temps archaïque, devient poète. Son être incarne des figures différentes en des formes de temps différents, Kaïros, l’instant où les Muses l’inspirent, et Aiôn, temps primordial qu’il traverse.

La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.

O seuil de l’azur ! l’homme seul,

Vivant qui voit hors de la vie,

d’avance son linceul.[52]

Mourir à sa vie par le regard (Il se dit : -Mourir, c’est connaître[53]) s’apparente à de nombreux poèmes où le regard contemple, notamment dans L’infinito de Giacomo Leopardi où le naufrage dit la fin d’un être-ici-présent et dit en même temps l’appartenance à l’éternité ressentie, unique saison, la mer, le feuillage ne disent que silence et appellent à l’unité retrouvée par la mort.

L’accès à cette solitude se fait chez Hugo par l’appel d’un autre, le grand Autre, Dieu, l’ange en est un indice, un guide, un fantôme intermédiaire. Alors que le poète se fond dans l’éternité chez Leopardi, Hugo la traverse et la quitte.

Il est l’être crépusculaire.

On a peur de l’apercevoir ;

Pâtre tant que le jour l’éclaire,

Fantôme dès que vient le soir.[54]

Dieu reste l’ineffable présence, constant appel du lointain[55], nom vide et par là le vide du nom. Les figures bibliques et mythiques empruntées ne prônent ni une appartenance religieuse du poète, ni une supériorité entre elles. La spiritualité de Hugo reste un cheminement solitaire et personnel dans sa poésie.[56]

Dieu ! cris sans but peut-être, et nom vide et terrible ! 

Souhait que fait l’esprit devant l’inaccessible !

Invocation vaine aventurée au fond

Du précipice aveugle où nos songes s’en vont ![57]

C’est ainsi que se crée le chemin et le poète chemine en voyageur, sa voie, et de manière impropre sa voyance où sa clarté « éclairant hier par demain » par la trace de la parole (parallèlement au vers déjà cité où le poète doit « S’en aller devant soi », figure que l’on retrouve aussi chez Dante[58]) ; stancé est l’instant(ce) du pas effectué (stance voulant dire demeure, place). L’étoile n’est pas le luxe[59], ce qui brille par une autre lumière et qui est ainsi décalée, à côté de son origine lumineuse qui la fait apparaître. L’étoile lointaine n’éclairant ainsi pas, mais n’éclaire que soi-même et rend compte de la viduité qui l’entoure. C’est ainsi que se définit parvi, le peu estimé, le plus dépourvu, le plus pauvre, ramené à son divin qui est chemin, instant, n’apparaissant que lorsque le monde visible est plongé dans l’obscurité et renvoie ainsi vers l’origine de la lumière. La différence entre le soleil et l’étoile (bien que les deux soient dans le langage astronomique la même chose, des étoiles fixes) est que le soleil brille, produit un éclat ou une brillance sur les choses de la terre comme un écho de lui en ces choses. Alors que l’étoile est seule à s’éclairer et ne produit pas d’ombre projetée, elle ne produit qu’une lueur faible sur la terre. Quand la nuit enveloppe la terre, cette même nuit fait ressortir les étoiles, toutes seules, reliant dans un seul espace le contemplateur sur terre et cet œil solaire qu’est l’étoile. Car ce qui mène le poète à l’étoile est la puissance du pas, de la mesure de cette traversée qui fait rythme :

Remuant dans l’ombre et les brumes

De sombres forces dans les cieux

Qui font comme des bruits d’enclumes

Sons des marteaux mystérieux [60]

La mesure : l’humain est celui qui donne le nombre, signe, figure à l’informe figure de l’ombre, de l’abîme et de la brume indiquant paradoxalement en figure la puissance d’où puise le poète dans le pourtour de l’étoile restant flou : Chaos ; ceci est essentiel à la figure de l’ombre et de la brume (le brouillard et l’onde sont de cette même nature figurale) en ce qu’elles forment le seuil entre la puissance du rythme et la figure accomplie en acte. Qu’est-ce que l’ombre, sinon une figure floue, le passage même de l’écriture advenante à la saisie de l’esprit conscientisant que l’insaisissable lui est hors de portée, mais lui apportant, comme son fond, l’informe à former/se formant. L’ombre est donc le seuil franchi du langage, figure apportée par lui pour attester son passage.

Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre ;

Et plus tard sous le feu divin,

Du prophète naquit l’apôtre

Du pâtre naquit le devin.

[…]

La nuit voyait, témoin austère

Se rencontrer sur les hauteurs,

Face à face dans le mystère

Les prophètes et les pasteurs.[61]

La fracture entre terre et ciel se rend à la noirceur de la nuit unifiante. « La nuit voyait » comme un fond qui témoigne le tracer de ces figures touchées par le divin, source, origine de toute chose, feu qui se meut, éclaire, brûle, mais tant qu’il brûle donne la constance de sa clarté, ininterrompue, indélimitable, comme l’instant. Ce qui l’engendre et ce qui l’engouffre, l’étouffe, reste la puissance de l’ombre, le non-éclairé sans limite : Chaos. La nuit révèle et se révèle par ce que le poète regarde, or, le chaos, cette puissance par excellence, n’existe pas dans sa forme, mais suscite l’effondrement de la forme non égale à sa naissance, parce que la mort de la forme appelle son manque, sa trace, alors que son être en puissance reste sans voix, sans voie, sans apparence, sans naissance, sans mort, éternité.

Théophanie inversée : de l’homme se meut Dieu

Et dépassant la créature,

Montant toujours, toujours accru,

Il regarde tant la nature,

Que la nature a disparu !

Car des effets allant aux causes,

L’œil perce et franchit le miroir,

Enfant ; et contempler les choses,

C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite

Devant l’esprit aux yeux de lynx ;

Voir, c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphinx. [62]

Le pâtre franchit le seuil de ce qui est vu par la contemplation comme regard qui cesse de vouloir voir Dieu en une forme, le rendre intelligible. Il franchit le miroir, le perce et s’affranchit de l’image pour être dans et par le mouvement créateur qui l’habite. Il ne peut y avoir d’appartenance à une religion établie entre humains, mais il y a une religion au premier sens dans un rapport impliquant une distance et donc une séparation qui fait lien, à rétablir toujours à nouveau, entre l’homme solitaire, indépendant des dogmes ecclésiastes et discours théologiques, et ce qu’il sent d’ineffable face à ce qui se manifeste à ses sens.

Voir c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphinx. [63]

L’oubli du sphinx, cet être terrifiant et monstrueux, peut être entendu de plusieurs manières. Tout d’abord, ce vers est et reste une énigme, fidèle en ce qu’il évoque l’étrangeté et le monstrueux de la figure du sphinx. Dans la traversée de l’espace et l’affrontement des chimères qui émergent dans l’épaisseur de l’ombre, le contemplateur consent, donc ne se retire, ne fuit pas de l’extrême étrangeté qui advient lorsque l’imaginaire quitte les choses vues de la terre. Il est dans le pur possible de ce qui paraissait impossible. C’est alors que le contemplateur, le pâtre, oublie son être dans le temps du présent pour rejoindre son être dans le temps de l’Aiôn :

J’étais, je suis et je dois être[64]

L’échelle qu’il gravit dans l’ombre et l’oubli va du temps mémorial au temps immémorial du présent, puis à l’éternité de l’omniprésence de Dieu en toute chose, le bout infini dans le rapport entre le manifesté et l’immanent. Il n’est alors pas question de résoudre l’énigme, donc d’être du côté d’Œdipe, mais de la poursuivre, allant, allant vers l’éternité comme « la mer allée avec le soleil » -si nous pouvons nous permettre de citer Rimbaud ici dans sa vision de l’éternité-, attraction qui demeure durant le jour, mais néantisée par l’absence durant la nuit dont le poète n’en finit pas de s’affranchir.

Dieu ne se manifeste pas de manière figurale, mais dans la puissance du mouvement mesuré, le rythme lequel permet de se tenir dans un espace où seul le mouvement (et ici du regard, de la voix qui envoient les figures) fait tenir l’espace comme espace et le lieu du corps comme lieu, centre de cet espace. Ainsi de l’homme se meut Dieu, non ne se manifeste, mouvement qui fait tenir le centre dans la viduité de l’espace aux limites repoussées. Lorsque l’effet rejoint la cause, la cause en tant que telle disparaît aussitôt. Il reste le dire qui se compose à l’unisson et l’écriture comme trace de la rupture et de l’un en même temps.

Conclusion : Voir et contempler

Car, des effets allant aux causes

L’œil perce et franchi le miroir,

Enfant ; et contempler les choses,

C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite

Devant l’esprit aux yeux de lynx ;

Voir, c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphinx. [65]

Voir est situer une chose dans l’espace dans lequel je aussitôt se positionne par rapport à ce qu’il perçoit – et le regard procède ainsi, se situant par rapport à…. Le plein et le vide scandent l’espace de diaphane et de volume, séparant et liant le regardeur avec ce qui l’entoure. Le regardeur en devient le lieu corporant et ainsi espaçant. Par lui se construit l’image d’une unité ouverte à des possibles relations (spatiales, affectives, sensibles, etc.). En termes poïétiques, le regard rythme l’espace de son mouvement au sein de l’espace. Nous nous posons ainsi la question de la dimension de l’image comme espace à parcourir qui aurait ses propres distances ou plutôt mesures.

Voir, en ce sens, est un processus d’ordonnancement, de construction, d’identification de soi par rapport aux choses vues (et généralement senties, mais pour l’instant nous ne tenons compte que du sens visuel).

Voir est jeter en avant, en arrière, autour de soi ; il s’agit là d’un acte de délimitation et de séparation comme écart essentiel à la relation ; acte spatialisant.

Voir stabilise l’espace environnant du corps et fonde une assise imaginaire en ouvrant une possibilité de le traverser corporellement. On se projette dans un espace travaillé par la vue. Contempler est une toute autre chose, voire chose contraire. Ne plus voir les choses est par conséquent en perdre leur signifiance, leur fonction espaçante au premier degré (l’espace concret, partagé), la distance vis-à-vis d’elles, car soi-même, le regardeur, ne se positionne plus dans cet espace en relation de ce qu’autrui pourrait voir également. Son corps n’est alors plus vu, il ne se mire pas, il ne peut plus faire image ni pour autrui ni pour soi en tant que corps. Voir devient alors sensation d’un lieu intérieur opacifié par la perte de l’élément espaçant qu’est le voir. Si contempler est ne plus voir les choses, au sens de percevoir, le contemplateur est aveugle parce qu’il illumine lui-même ce qu’il regarde au lieu d’être spectateur de ce qui est illuminé devant lui ; c’est ainsi qu’il est actif. Quitter l’espace vu, partagé -surtout à l’égard du père qui parle à sa fille[66] où il y a un aspect fictif, mais vrai dans la parole adressée à sa fille-, afin de parcourir du regard l’espace impénétrable de l’univers, s’assimile métaphoriquement au trépas, selon le poète. « Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort »[67] dit Hugo dans sa préface prêtant à ses contemplations la figure du miroir d’eau comme recueil d’un vécu de 25 ans. Dans le poème à la charnière des Contemplations[68], le poète traverse ce qui reste invisible à l’œil physique. L’imagination de cet univers ouvre à une traversée entre deux formes de lumière[69], celle du regard et celle de l’étoile comme soleil qui éclaire la nuit, l’une étant à l’image de l’autre. Faire face à la mort ici devient un dépassement de la sidération[70] : les étoiles provoquent un effet néfaste (du côté étymologique) dans les angoisses rencontrées et donnent lieu à un espace phantasmatique montré et dédié à l’absente[71]. La contemplation crée un lieu de la mort ou plus précisément, de l’angoisse de la mort de l’autre où se retrouve aussi l’angoisse de la mort de Dieu à travers la figure de l’œil crevé : œil voyant la Création, mais ne pouvant voir son principe créateur, immuablement présent. Présence sentie constamment, comme le souligne Philippe Lejeune[72], mais absente à la saisie perceptive et intellectuelle. À sa place émerge le gouffre noir infini ou son pendant microcosmique : l’orbite vide dans le crâne. Pour le poète cette présence se traduit en lumière éblouissante et éclairante même quand elle est absorbée, abîmée dans les trous noirs. Elle est en puissance ce qui engendre le poème comme trace de la lumière du poète.

L’illuminateur est celui qui trace en s’effaçant en même temps, comme l’on peut percevoir un point lumineux sur le verso de notre paupière juste après avoir regardé le soleil. Ce soleil recréé ne reste qu’un temps[73] de rémanence, la lumière s’essouffle.

L’œil solaire traverse de sa lumière, ne prenant garde à l’ombre créée et chassée qui se dissimule à son regard. L’ombre est indicateur du contact de la lumière avec l’objet, l’objet présente un volume que la lumière informe épouse en sa forme. De là, de ce retour ou recueillement de sa lumière sur la surface, le regard observe son effet, mais non son action. L’ombre complète, les ténèbres, l’absence de lumière est absence de contact entre le regard et l’objet, ou une certaine face de l’objet. Que reste-t-il à voir lorsque l’œil solaire rencontre son semblable, l’étoile ? Ce qui se forme est l’éblouissement, l’aveuglement, l’informe par excellence, plus rien n’est vu et la douleur reste seule à être perçue. En aval de la brûlure du regard est l’espace traversé et retranscrit en parole indiquant le lieu phantasmatique de cette traversée qui ne rencontre pas de soleils éblouissants, mais leur contraire, si l’on peut dire : les gouffres, les abîmes où « tout s’efface », où le mouvement de naissance et de mort des êtres étranges qui habitent l’espace se rejoue en poésie ; l’espace phantasmé n’a jamais existé, c’est-à-dire dépassé l’être phantasmant pour être partagé dans sa vision avec un autre regardeur, mais cet espace a eu lieu pour un seul regard exclusivement. Ce que le miroir d’eau de Hugo montre comme figure regardée reste à jamais dans l’intimité du regardeur. La phantasia « en acte » est exclusive et une expérience solitaire. L’œil contemplant[74] devient un émetteur de lumière, physiquement impossible, mais poétiquement en acte. Contempler est donc un voir, non dans le sens de la perception, mais dans sa dimension phantasmatique révélatrice du regard nécessairement solitaire qui le porte.

Cette solitude est appelée par une présence qui l’entoure, la traverse, existe par elle, en son centre qui se dissout dans la traversée de l’infini, comme le souligne Philippe Lejeune : « Il suffit de réfléchir à la nature de l’infini, dont chaque point est le centre, pour voir l’idée même de centre se dissoudre et perdre toute signification. »[75] Signification est aussi à entendre par son côté identificatoire, les formes se métamorphosent en chimères, s’engouffrent comme si le contemplateur assistait à leur mort, une mort sinon toujours cachée, aussi subtile que le dernier souffle. Là est entamé l’éblouissement, point de mort de toute forme et de tout regard afin de renaître en l’émergence de ses figures.

Table des matières

Préambule

Le centre et l’infini

La terre

L’espace

Excursus sur Un Songe de Jean-Paul

Le cœur d’un homme

La demeure du pâtre

Des deux lumières

Théophanie inversée : de l’homme se meut Dieu

Conclusion : Voir et contempler

[1] Elles sont mises en lien avec d’autres figures dans le même recueil des Contemplations, mais aussi en lien avec le recueil Dieu qui au départ devait faire partie des Contemplations (v. Journet, René et Robert, Guy, « Pourquoi Victor Hugo n’a-t-il pas publié son poème Dieu ? », in Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1967, Paris, No. 19, pp. 225-231).

[2] Hugo, Victor, Les Contemplations, dans Œuvres complètes, Poésie V, J. Hetzel & Cie et A. Quentin, Paris, 1882, p. 303. Ouvrage consultable sur www.gallica.bnf.fr.

[3] ibid., p. 304

[4] Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher

L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.

Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.

Hugo, Les Contemplations, « Éclaircie », p. 103

[5] Hugo, Les Contemplations, p. 303

[6] Par rapport à ce lieu jamais découvert, lieu où prend naissance le dire poétique, le silence, Heidegger a consacré une étude sur la poésie de Trakl dans L’acheminement vers la parole et notamment dans le chapitre « La parole dans l’élément du poétique – Situation du dict de Georg Trakl ». En voilà un extrait clé : « C’est au site même du poème que l’onde prend source qui anime d’un séjour le dire du poétique. […] Parce que le Dict de l’Unique (einzige Gedicht) ne sort pas de l’indivulgué, nous ne pouvons situer son site qu’à condition d’essayer, à partir de ce que divulguent tels textes isolés, [d’indiquer] jusqu’au site. » Heidegger, Martin, Unterwegs zur Sprache, Günther Neske Pfullingen, Tübingen, 1959, p. 38. Traduit par Beaufret et Brokmeier.

[7] Le livre sixième s’intitulant « Au bord de l’infini » commence par le poème Le pont que crée la prière :

Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,

Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,

Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.

Qui le pourra jamais ? Personne ! O deuil ! effroi !

Pleure ! – Un fantôme blanc se dressa devant moi

[…]

Et me dit : – Si tu veux, je bâtirai le pont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

– Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : – La prière.

[8] La lumière et l’ombre sont régis par un rapport de nécessité où l’ombre ténébreuse est distincte de l’ombre rejetée par la lumière, comme la nuit du jour est distincte de la Nuit initiale d’Hésiode ou primordiale, dirait Vernant. La présence est alors révélée par la lumière du regard, par la présence même de ce regard qui est à lui sa grande Nuit. « La lumière a besoin de sortir de l’ombre, de dissiper l’ombre pour exister : elle suppose une ombre antérieure, une ombre extérieure. L’ombre, de son côté, n’existe que par la lumière, qui, seule, peut révéler sa présence. » Lejeune, Philippe, « L’ombre et la lumière dans Les Contemplations de Victor Hugo », Archives des lettres modernes, Archives hugoliennes N°7, 1968, p. 6

[9] Hugo, Les Contemplations, p. 305

[10] « L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme. »

Hugo, Les Contemplations, p. 1

[11] Hugo, Les Contemplations, p. 305

[12] ibid., p. 305-306

[13] Hugo, Les Contemplations, p. 307

[14]

Regardons, puisque nous y sommes !

Figure-toi ! figure-toi !

Plus rien des choses que tu nommes !

Un autre monde, une autre loi !

La terre a fuit dans l’étendue ;

Derrière nous elle est perdue.

Hugo, Les Contemplations, p. 308

[15] Hugo, Les Contemplations, p. 309

[16] Agamben, Giorgio, Stanze – Parole et fantasme dans la culture occidentale [Bourgois, 1981], Payot & Rivages Poche, Paris, 1998, p. 230

[17] ibid.

[18] Hugo, Les Contemplations, p. 306

[19] Vernant, Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes, Seuil, Paris, 1999, pp. 15-19

[20] Hugo, Les Contemplations, p. 89.

[21] Hugo, Dieu – L’océan vu d’en haut, p. 155

[22] ibid., p. 308

[23]

Ceux qui sont dans la nuit ont raison quand ils disent :

Rien n’existe ! Car c’est dans un rêve qu’ils sont.

Rien n’existe que lui, le flamboiement profond,

Et les âmes, les grains de lumière, les mythes,

Les moi mystérieux, atomes sans limites,

Qui vont vers le grand moi, leur centre et leur aimant ;

Points touchant au zénith par le rayonnement.

Hugo, Dieu – L’océan vu d’en haut, p. 161

[24] Au sujet de l’Aléthea et son rapport au muthos, v. Detienne, Marcel, L’invention de la mythologie, Gallimard, Paris, 1981.

[25]

L’inconnu, celui dont maint sage

Dans la brume obscure a douté,

L’immobile et muet visage,

Le voilé de l’éternité,

A, pour montrer son ombre au crime,

Sa flamme au juste magnanime,

Jeté pêle-mêle à l’abîme

Tous ses masques, noirs ou vermeils

[…]

Et ce sont ces masques terribles

Que nous appelons les soleils ! 

Hugo, Les Contemplations, p. 314

[26] Hugo, Les Contemplations, p. 308-309

[27] « – Christus ! ist kein Gott ? – Er antwortete : « Es ist keiner. » »

[28] « Wir sind alle Waisen, ich und ihr, wir sind ohne Vater. »

[29] « Das ganze Weltgebäude sank in einer Unermesslichkeit vor uns vorbei – und oben ein Gipfel der unermeßlichen Natur stand Christus und schauete in das mit tausend Sonnen durchbrochene Weltgebäude herab, gleichsam in das in die ewige Nacht gewühlte Bergwerk, in dem die Sonnen wie Grubenlichter und die Milchstraße wie Silberadern gehen. »

[30] « Das mit tausend Sonnen durchbrochene Weltgebäude »

[31] « Ach wenn jedes Ich sein eigner Vater und Schöpfer ist, warum kann es nicht auch sein eigner Würgengel sein?… »

[32] Hugo, Les Contemplations, p. 315

[33] ibid., p. 316

[34] C’est un indigent sous la bure,

ibid., p. 317

[35] L’esprit d’un prêtre involontaire

ibid., p. 315

[36] Par ailleurs, dans l’ode consacré à Alphonse Lamartine, Hugo, encore plus jeune, définit un temps révolu où le poète puisait sa parole dans son rapport spirituel au monde. « Ah nous ne sommes plus au temps où le poète Parlait au ciel en prêtre, à la terre en prophète ! » (Odes, Livre troisième, 1824-1828). Dans la première moitié des années 20, Hugo se réclame monarchiste et catholique et se fait non peintre, mais poète d’histoire servant aux causes religieuses et royalistes des temps après la Restauration, notamment dans ses premières odes. C’est dans la seconde moitié des années 20 que Hugo prend de la distance du catholicisme et que sa spiritualité trouve un dire tout à fait singulier. Le rapport à Dieu est pour Hugo essentiel, l’ineffable du monde travaille Hugo jusqu’à sa mort et présente le point central de sa poésie. Le recueil de poèmes Dieu n’est publié que posthumément, le manuscrit présente encore des ratures, des indécisions par rapport à l’ordre des poèmes et à des termes.

[37] Hugo, Les Contemplations, p. 316-317

[38] ibid., p. 317

[39] ibid., p. 323

[40] L’ombre est une échelle. Montons. ibid., p. 325

[41]

Un astre est un voile, il veut mieux ;

Il reçoit de leur rayon même

Le regard qui va plus loin qu’eux

ibid., p. 326

[42] ibid., p. 321

[43]

Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés.

ibid., p.320

[44]

Dès qu’il est debout sur ce faîte,

Le ciel reprend cet étranger ;

La Judée avait le prophète,

La Chaldée avait le berger.

ibid., p. 319

[45] ibid., p. 321

[46] La figure de l’océan est une figure centrale non seulement du poème dont il est question ici, mais dans de nombreuses œuvres de Hugo. Okéanos est le fleuve primordial qui coule autour de Gaïa, éternellement. Nous empruntons cette figure de la mythologie grecque parce qu’elle donne un sens figural fort à ce qui est assis et manifeste (Gaïa) et à ce qui n’est pas perçu, mais maintient la terre par son mouvement incessant. Figure que Hugo a sûrement connu.

[47] Gaudon, Jean, Victor Hugo – Le temps de la contemplation [Flammarion, 1985], Honoré Champion, Paris, 2003, p. 319.

[48] Hugo, Les Contemplations, p. 321

[49] Hugo, Dieu – L’océan d’en-haut, in Gaudon, Victor Hugo – Le temps de la contemplation, p. 319.

[50] Hugo, Les Contemplations, p.323

[51] ibid., p. 273

[52] ibid, p. 322

[53] ibid., p. 325

[54] ibid., p. 316

[55] Rilke, en parlant de Michel-Ange, montre le lien toujours rétabli entre l’homme et Dieu. Dieu n’est pas lointain (weit weg, ce que certains traducteurs confondent avec weit voulant dire vaste) donc un point fixé par le regard comme il fixe une figure et mesure ou trace par une ligne le chemin de soi à lui (Weg, chemin, d’où dérive le weg de weit weg). Dieu est vaste donc espaçant, le lieu où les choses se montrent (Raum wird auf neuem Angesichte dit Rilke dans le même poème, trois pages avant : Espace advient sur la face nouvelle – Angesicht traduit par « face » à entendre comme visage qui me fait face). La différence entre ce qui est lointain et ce qui est vaste est une question de dimension, l’un se retire comme le bout opposé d’une ligne et l’autre s’amplifie en espace (on ne peut pas fixer Dieu du regard qui est le lieu qui apparaît en même temps que la chose dont il est le fond comme fondement) :

nur Gott bleibt über seinem Willen weit:

da liebt er ihn mit seinem hohen Hasse

für diese Unerreichbarkeit.

(seul Dieu reste au-delà de son vouloir, vaste :

il L’aime alors, de sa sublime haine,

pour cette inaccessibilité.)

Rilke, Rainer Maria, Das Stunden-Buch, Insel Verlag, Francfort sur le Main et Leipzig, 2000, p. 28 (traduit par nos soins)

[56] À ce sujet v. l’ouvrage de Godo, Emmanuel, Victor Hugo et Dieu – Bibliographie d’une âme, Cerf, Paris, 2002, qui retrace bien le cheminement de Hugo qui, jeune, se proclame catholique et s’en distancie au fur et à mesure.

[57] Hugo, Victor, Dieu – L’Océan d’en haut, p. 20.

[58] Ducros, Franck, L’odeur de la panthère, Lucie éditions, Nîmes, 2009, pp. 10-12

[59] « Peut-être y a-t-il un rapport direct entre le labyrinthe et le luxe ? En tant qu’adjectif luxus veut dire que quelque chose est délogé, dérangé, luxé, il désigne ce qui s’éloigne et s’écarte de l’habitude. Là où le luxe devient un but à lui-même et se manifeste en grande quantité, cela égare et déconcerte. Le dédale relève du même esprit. […] Qu’est-ce pourtant qui reluit dans l’éclat que lui-même en sorte qu’il ne puisse rien abriter ni receler ? Ne veut-il que briller au milieu du complexe nullement désordonné des bâtiments, des statues et du mobilier ? » Heidegger, Martin, Aufenthalte [Séjours], Éditions du Rocher, Monaco, 1992, p. 38-41.

[60] Hugo, Les Contemplations, p. 338

[61] Hugo, Les Contemplations, p. 319-320

[62] ibid., pp. 331-332

[63] ibid., p. 332

[64] ibid., p. 325

[65] ibid., pp. 331-332

[66] Le poème est commencé en 1836 et achevé en 1855. Commencé donc avant la mort de Léopoldine et achevé 12 ans après son décès.

[67] Hugo, Victor, Les Contemplations, Flammarion, Paris, 2008, p. 25

[68] Car il se trouve à la sortie du chapitre « Autrefois » et avant le chapitre « Aujourd’hui » ; l’antre vide comme entre-deux symbolique de la tombe de Léopoldine (Hugo) Vacqueries, vide qui articule « Autrefois » à « Aujourd’hui ».

[69] D’ailleurs, un des premiers titres du poème était Lumière Pensée. v. Journet, René et Robert, Guy, Le manuscrit des Contemplations, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Tome 3, fasc. 5, Paris, 1956.

[70] Le terme de sidération désignait au XVIe siècle la gangrène et la nécrose engendrée par l’influence des astres sur la santé d’une personne. Sideratio voulant dire en latin « action funeste des astres ; insolation » avant de signifier l’arrêt de la respiration et un état de mort apparente et par métonymie la torpeur face à l’anéantissement ou la perte d’un être cher (v. le site internet du Centre National des Recherches Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/etymologie/sidération).

[71] V. aussi : Les Contemplations, livre VIe, « Aux anges qui nous voient ». Sa fille, devenue ange, voit le poète et ce n’est qu’ainsi que la parole poétique s’adresse à elle, toujours là en spectre.

[72] « Au fond de ce rêve d’ombre et de lumière, il devine la présence de quelqu’un. Une présence voilée, fuyante, mystérieuse, qui est la limite vers laquelle tend le rêve. […] On ne parvient pas à la penser, à la cerner, mais on sent, avec joie ou terreur, que c’est elle qui nous pense et nous cerne. […] Ce n’est pas un des moindres étonnements du lecteur du livre intitulé Dieu que de voir le poète chercher obstinément à saisir un mot qu’en apparence il possède déjà. C’est que ce mot n’est qu’un signe dont on sait qu’il signifie quelque chose, mais on ne sait pas quoi : on retrouve au niveau du langage la même ambiguïté qu’au niveau des sens, une présence allusive et fuyante, qui ne donne qu’en se dérobant et en nous entraînant à sa poursuite dans l’infini. » Lejeune, « L’ombre et la lumière dans Les Contemplations de Victor Hugo », p. 26

[73] « L’idée de clair-obscur implique une fixité tout à fait contraire à la vision de Hugo. Les rapports de cette syntaxe sont du domaine de la succession, non de la juxtaposition : l’ombre et la lumière dessinent la structure de l’espace, mais aussi la dynamique du temps. » ibid., p. 52

[74] Dans la préface Hugo décrit le mouvement intrinsèque et réfléchi dans ce recueil ainsi : « Ce livre contient, nous le répétons, autant d’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum [Je suis humain]. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu… » Hugo, Les Contemplations, p. 2.

[75] Lejeune, « L’ombre et la lumière dans Les Contemplations de Victor Hugo », p. 6


CATEGORIES : Présences/ AUTHOR : Nathalie Schleif

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