La traversée de l’air — Bernard Salignon

Pour parler du souffle en poésie et en peinture, le propos de Bernard Salignon donne l’illusion d’un ensemble d’aphorismes, parce que sans commentaire ni transition. En disant l’essentiel, le texte est justement épars, le souffle anime de blancs la voix qui troue. C’est là que subsiste la parole vivante.

La traversée de l’air

Le souffle est à la voix ce que la trace est à l’écrit.

Il y va dans la vie des hommes, ce moment où toute naissance noue dans l’échange ce battement de la respiration ; puis, comme pour revenir d’où l’on part, on rendra ce souffle au monde comme dette infinie, toujours recommencée.

Le souffle sépare et lie comme le trait l’un et l’autre sont antéprédicatifs, plus proche des commencements que de l’origine ; il envoie dans son mouvement cette spontanéité qui comme l’art se libère d’elle-même.

Sans objet et sans cause le souffle conjoint sa puissance à son passage, à son effacement.

Si le souffle disparaît dans le disperse son passage en frémissement haptique ouvre le dehors aux-dehors.

Notre temps a sans vergogne séparé ce qui pragmatiquement s’énonce avec fracas, et lourdement comme objectif, de ce qui se dérobe et échappe à l’emprise du montrer pour s’approcher des incorporels.

Loin de nous Anaximène, prédécesseur des causes errantes et sans figures, clamait en 560 av JC que l’air, le souffle, était la cause première et infinie de toute chose passée présente et à venir.

Plus loin, comme soufflé jusqu’ à nous, Rimbaud :

un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons… et disperse les limites.

Aujourd’hui, pour moi, écrire dans le vent et sur le souffle c’est à la fois se laisser emporter sans résistance et poser sur la feuille quelques vocables qui déposent leurs traces çà et là dispersées. Alors au devant, figurant et fulgurant le souffle ouvre l’espace, et va.
Rilke :

Respire, toi poème invisible …
Respirer ce qui flotte autour de leur âme éclose.

Le souffle est un échange perpétuel entre les dedans et les dehors trouant et traversant les limites du corps jusqu’au moment unique où ils rompent la renverse et l’inversion ; alors le souffle se perd dans l’infini parce que rendu à son destin final.

Le souffle nous éloigne du il y a.
Il impose dans son geste des fuites dans l’ailleurs, là-bas d’où il vient, où il va. Comme repousser le fini dans l’au-delà des limites.

Le souffle du ciel est bleu. Un bleu qui ment parce qu’il n’existe pas ; si loin qu’on voit, on voit le lointain hors mesure du souffle.
Peindre le ciel c’est annuler l’infini du souffle.

Hung Pin Hung écrit :

La trace des traits cherche à ne pas étouffer le souffle.

Le souffle en poème tient lieu d’intrigue parce que ce qui s’écrit invente ce qu’il porte. La traversée de l’air, c’est le fond qui vient à notre rencontre puis s’en va.

Peindre comme les Chinois, c’est laisser libre cours au souffle qui pulse les vocables hors de leur usage, là où la force et la puissance impliquent le rythme dont le souffle est le principe.

Peindre c’est aller chercher en le créant le souffle qui manque à la couleur brute ici, immédiate là-bas.

Le souffle est sans cause, indéterminé, échappant à la prise du langage, et jamais sans effet.

Le souffle persiste et existe malgré sa nature incorporelle. Il se meut à travers l’immanence des œuvres poétiques et les délie de leur immobilité, les entoure et les amène à vibrer, à varier, à se balancer ; et ainsi leur donne des formes qui s’échappent de leurs propres limites.

Alors dans le souffle le fond lui-même s’inverse en disparition et apparition, rendant le visible dans un battement hasardeux. Le souffle s’articule au rythme et donne à la peau son corps de sensations qui fait que nous sommes à l’espace et non dans l’espace, que nous sommes présents et non à l’abri, que nous sommes en partance et non rivés, que nous sommes ici et là-bas en même temps.

C’est l’interrompu que le souffle longtemps favorisa, que nous sommes amenés à laisser passer ce qui vient vers nous au futur antérieur, et poétiquement le redire sans arrêt.

Pour mémoire, dans des raccourcis à couper le souffle, du lointain revient vers nous Adam de boue soufflée, puis le Temple grec ouvert à tous les vents où les Dieux et les hommes se rencontrent parce que le souffle et le battement sont antérieurs à tout ce qui est.

Plus loin encore, ces mains négatives sur des parois préhistoriques qui annoncent l’affiliation de l’homme et de l’art.

Aphrodite naît de la rencontre entre l’eau et l’air, rien cette écume, essence féminine de la beauté.

A la force du souffle, l’artiste se laisse activement porter par le dépassement des mots en poésie et de l’objet en peinture.

Courbet demande à son ami ce qu’il est en train de peindre. Celui-ci va voir et dit : « ce sont des fagots. »

Peindre comme écrire un poème ce n’est pas peindre ce qui est, mais saisir ce qui dans l’espace espace et les choses et les mots. C’est aussi montrer que tout ce qui est n’existe que mû par le souffle, car l’œuvre ne doit jamais couper détacher prélever un objet du fond auquel elle appartient, parce qu’elle est aussi ce fond.

Anne de Staël raconte que son père Nicolas de Staël étendait avec joie ses toiles avec les draps et que le vent leur redonnait une vie ensemble séparément.                                

Note sur l’auteur

Bernard Salignon est un membre fondateur de la revue Esquisses — en mouvement. Il a déjà publié au sein de la revue « La Nuit sort d’un éclair » et « Qu’est-ce que la métapsychologie ? ». Pour faire écho à cet article, nous citerons deux ouvrages de l’auteur : La Puissance en art, Rythme et peinture (1998) et Les mains négatives (2018).


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