Qu’est-ce que la Métapsychologie ? — Bernard Salignon

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D’abord paru dans la revue du Centre d’études freudiennes Dires, dont Esquisses est un prolongement, l’intérêt de cet article est de montrer à quel point une approche a le pouvoir de renouveler la question de l’être de l’homme. Cette approche, c’est celle de Sigmund Freud : la métapsychologie. Bernard Salignon, en narrant l’entrée mythique de l’être dans le langage et en faisant le détour par la psychose, nous enseigne les ressources essentielles d’une pensée qui n’est ni une métaphysique, ni une phénoménologie ; un discours qui parle de l’origine de la nature humaine en termes de « trace », de « relation » et de mouvement – entre retournement et appel.

Le texte de Freud, La Métapsychologie, est écrit entre 1915 et 1917. En posant la question : Qu’est-ce que la Métapsychologie ?, nous proposons de nous mettre simplement à l’écoute de ce que Freud nous livre, en sachant que nous avons toujours à rencontrer ce qui, aujourd’hui, nous parvient, non pas comme un texte passé et que certains pourraient (voudraient) croire dépassé, mais comme une parole qui témoigne encore au-devant de nous ce qui fait signe, et le premier signe nous parvient avec le titre : méta… : le néologisme nous fait penser que la métapsychologie

– c’est ce qui vient tout de suite après la psychologie ;

– c’est ce qui la traverse ;

– c’est ce qui la fonde.

C’est l’article sur les pulsions et leur destin qui va retenir notre attention. Freud met à plat une genèse mythique de l’Homo natura, pris dans le sens de la naissance et la formation de l’homme en tant qu’être-homme. Il nous paraît se retourner vers Platon qui, dans le Philèbe décrit un dialogue Socrate/Protagoras :

– Socrate : « Mais la soir, comme la faim, n’est-elle pas un désir ?

– Protagoras : Oui, mais un désir de boisson…

– Socrate : De boisson ou de réplétion causée par la soif ?

– Protagoras : D’une réplétion, je pense.

– Socrate : En sorte que celui qui est vide, désire le contraire de l’état dans lequel il est : étant vide il souhaite se remplir. »

Le problème est déjà posé par Platon en des termes que Lacan va reprendre quand il écrit : « La pulsion ne peut se limiter à une notion psychologique, c’est une notion absolument foncière ».

Si l’on ajoute que Freud y voyait l’apparition du mythe, nous sommes bien devant ce qui fait le fond de la question. Le mythique et l’ontologie ne sont pas accessibles tels quels… Le premier est une offrande des muses et le second est une pensée qui dépasse ce qui est donné et perçu dans la clinique.

Ce que je veux essayer de montrer, c’est comment Freud, dans « Les pulsions et leur destin », arrive à une conception de l’être de l’homme pris comme sujet en se situant implicitement dans la tradition la plus forte de notre pensée occidentale et comment, par moment, il la subvertit.

Je vais donc en montrer les rapports et en analyser les différences.

Le départ tel que nous pouvons le saisir est simple. Freud considère ce temps où l’homme entre en présence avec le monde, temps mythique : hors-temps, dirions-nous, car pour cet être, la relation qu’il entretient au monde est de l’ordre de l’indifférence.

C’est le moment originaire où l’être coïncide avec ce qui est plaisant et où la relation au monde ne lui pose aucune question, car il est indifférent à ce qui peut se passer. Ce qui est nouveau dans l’histoire de notre pensée, c’est que l’être est défini par une relation d’indifférence. Cela remet en question tout ce que nous savons, pour nous l’être indifférencié n’est rien. Freud montre que le champ analytique part sur une subversion de la notion de l’être, car le sujet ainsi défini lui permet de poser simultanément les notions de narcissisme primordial / de real-Ich / de plaisir pur… et d’indifférence.

D’un point de vue conceptuel, cette relation à l’indifférence démontre qu’à l’origine, l’être humain n’a souci que de lui-même et pour lui-même…, le monde extérieur n’existe pas…, on peut même dire que pour lui, il n’y a pas d’extérieur, justement parce qu’il (le sujet) est fermé sur lui-même. C’est la première définition de la limite : si je suis complètement et entièrement limité, fermé, plein, il n’y a pas de dehors.

En tant qu’il est auto-érotique, pur plaisir, le real-Ich n’a pas besoin du monde extérieur. Nous sommes là dans une étape générique de l’être humain où le temps et l’espace ne signifient rien, tension réduite à zéro, et c’est ce qui va faire l’essence du sujet dans ses processus de remémoration inconscients : c’est vers cet état du rien qu’il va parfois se retourner, on sait que quand le retournement s’effectue, c’est la mort…

Arrêtons-nous un instant sur l’essence du plaisir pur : ce retour vers le hors-temps où rien ne se passe, aucun déplaisir, aucune tension… Il y a donc toute une partie en nous qui réclame fortement la non-vie…, une psychotique me disait : « Quand on est mort, c’est pour la vie… » Cioran appelle cela : l’inconvénient d’être né…

Une question s’impose : comment conservons-nous en nous une trace de ce qui fut ce rien ? Freud répond simplement : par le jeu de la relation d’indifférence… la réponse n’a de sens que parce qu’il sait où il va, il va faire subir à cette relation primordiale (le sujet n’aime que lui, indifférence au dehors), tout un possible de transformations qui vont chacune avoir des effets rétroactifs les unes sur les autres et qui vont toutes se conserver en s’élaborant.

Si nous parvenons à penser ce qui est impliqué dans la découverte freudienne, nous ne pourrons qu’être étonnés du prolongement vers où notre histoire de la pensée nous amène : car Freud répond à la vieille question métaphysique : « pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? ». Il y répond, car il fait du rien l’essence du réel pour l’homme en tant que le rien supporte la relation d’indifférence. Et il faut être attentif au décentrement de la réponse donnée par Freud. L’être de l’homme est ce qui supporte et suppose la question : il y a : rien, et c’est de ce rien que va surgir le réel. La relation amour–indifférence donnera accès au rien. Voilà pourquoi le rien n’est pas le non-étant, il est le lieu où, à l’origine, l’être humain demeure devant lui indifférent, dans une relation d’indifférence.

La Métapsychologie effectue une brèche dans la métaphysique et c’est de cette ouverture que la question freudienne restitue la problématique de la question de l’être comme être humain pris en totalité et en tant qu’unité. Au cosmos grec qui est connexion de relation entre les dieux, l’homme, le monde…, la métapsychologie répond par l’homme comme organisation, articulation de la relation amour–indifférence.

Si ni la philosophie, ni la physique ne peuvent répondre à la question du pourquoi, la psychanalyse, en déplaçant la question, nous conduit à penser que l’homme est celui qui est sous le regard du rien et que si, d’abord, il ne s’en soucie pas pour ne se prendre que lui-même en référence (auto-érotisme), il faut nécessairement que soit contenue l’idée que le rien insiste, mais reste dans une relation d’indifférence.

Le sujet demeure indifférent à ce qui provient du dehors, car il peut, dit Freud, lui imposer silence simplement en se retirant, alors qu’il va rester démuni, sans défense contre les excitations internes, les excitations internes que sont au départ la soif et la faim.

Très tôt donc, le nourrisson maîtrise le dehors, sans effort, nous l’avons vu, mais très tôt aussi il ne peut rien contre le dedans qu’il ne maîtrise pas. Dès le départ dans la vie, nous sommes ainsi clivés entre la souffrance, la détresse d’un côté et la maîtrise facile d’un autre. Cette deuxième phase de la genèse du sujet est différente de tout ce que nous avons vu auparavant : maintenant il ressort que les excitations pulsionnelles internes sont du déplaisir, et au nom du principe de plaisir dans lequel il baignait, il va essayer de mettre le mauvais qui est en lui dehors.

Arrêtons-nous un instant : la relation au monde ne naît pas d’une différence radicale entre le sujet et l’extérieur, cette différence n’est pas différenciante, car elle donne a priori sans médiation, dans l’immédiateté et par elle rien n’est posé ni supposé, nous voyons comment est argumenté avec précision, la différence entre philosophie et métapsychologie. Freud est davantage tourné vers une compréhension du simple et du fondement que vers une phénoménologie. Ce n’est pas parce que l’enfant est constitué comme corps unitaire que par la magie des rapports de surface vont se positionner le dedans et le dehors.

D’un point de vue philosophique, il n’y a pas le même et l’autre, le même et le différent, mais c’est au sein du même que la différence, la coupure, l’effraction va se produire. Avançons avec Freud pas à pas.

Je pourrais, dans une formule à développer, condenser la pensée de Freud en disant : la différence n’est différenciante qu’au sein du même et elle le crée. Qu’est-ce que cette formule nous apprend ? Elle ne nous apprend rien si on la laisse ainsi, mais elle prend son sens si on regarde comment Freud poursuit son analyse de ce qui fait la nature de l’être humain.

Le moi réel du début qui est effracté par les pulsions internes va donc essayer, en prenant les objets qui lui sont présentés, de faire sortir la soif et la faim qui le dérangent et donc, ainsi, de compenser la souffrance par un apport de nourriture. Le nourrisson, s’il réussit cet échange, ne peut pas extraire de lui-même la source de la pulsion. On peut dire que la source qui est synonyme de l’effraction primordiale va demeurer et en demeurant va constituer le fond du sujet. C’est ainsi que, par rapport au tout début où il était dans le plaisir pur, il se trouve maintenant dans l’impossibilité de rétablir cet état qui est perdu. Tout être n’existe que parce qu’il tente de refaire cette unité et surtout parce que chaque tentative échoue en partie. C’est ce qui fonde notre être-au-monde et notre première introduction à la temporalité et au premier principe de causalité. C’est le jugement d’attribution.

 Si l’on reste au niveau de l’identique, nous entendons un être fermé et qui est pris dans sa totalité, il n’y a aucune quête, aucune demande, aucun échange, par contre si l’identique est rompu, cassé, cette cassure, cette effraction oblige l’être, à cause du déplaisir qu’il ressent, à penser et à rétablir son état antérieur, donc à aller demander ce qui lui manque, et c’est cela qui régénère l’homme que nous sommes… et c’est aussi cela qui nous reconstitue du côté du même, car là, nous éprouvons à travers la quête et la recherche d’objet, à travers le mouvement, ce que nous sommes : le même individu qui change et accepte plus ou moins ce changement…

Freud dit qu’il expulse le mauvais et qu’il prend le bon pour retrouver l’homéostase originaire perdue, mais on sait que jamais il ne va y parvenir, cette perte initiale va former le réceptacle de toute inscription symbolique.

Ce qu’il y a à entendre, c’est que la nature de l’homme est d’emblée marquée par le fait qu’il est à lui-même sa propre source d’insatisfaction et que dans un mouvement très simple, il va l’expulser et remplacer, mais en même temps, il s’aperçoit, et c’est cela la grande trouvaille de Freud, que jamais aucun objet extérieur ne viendra combler, recouvrer cette défaillance interne. En rejetant au dehors le mauvais, il reste que l’être est maintenant frappé de finitude et d’incomplétude et ce n’est pas seulement cet objet qui est perdu. Incomplétude et finitude sont l’inscription dans l’être de l’homme de son « destiner ». C’est ce qui fait de l’être humain un exilé, ce n’est pas autrement que l’homme habite cette terre, il est privé de sa plénitude, il avance jusqu’à ce que la mort lui restitue dans l’advenu, sa provenance.

Une transition à entendre : un cas clinique

Il n’en est pas de même pour le psychotique qui lui est souvent perdu, égaré, démuni devant ce qui change. Nous pouvons ainsi interpréter deux cas cliniques que je résume à leur plus simple expression :

– Une planche manque dans un bureau et manque que le malade perçoit dans un trouble – très fortement éprouvé ;

– Les lettres attendues tous les jours, et la demande pressante du malade : « Est-ce que j’ai du courrier aujourd’hui… »

– Pourquoi cette chute devant un objet manquant et devant un espace qui est changé ?

– Pourquoi cette fausse demande de la lettre, adressée tous les matins jusqu’à ce que le soignant l’invective ?

Ces deux présentations permettent de comprendre que le « faux rituel » mis en place par le psychotique a à voir et à faire avec un espace qui fonctionne comme un faux-semblant. Pourquoi ? Parce que c’est le réel qui sert de repère fixe et figé et qui en se répétant identique à lui-même sans décalage, sans modification, sans temporalité, sert de cadrage en retour à l’identique du psychotique. Ainsi la garantie d’un monde où rien ne change, lui assure une identité et ce, dans un retour immédiat.

Faux rituel parce qu’il faut qu’il se produise tel quel et qu’il n’accepte aucune modification, sinon c’est le sujet lui-même qui perd ce qui lui sert en permanence de repère n’ayant pas intériorisé ce vide-en-soi, ce trou qui nous permet de mettre une interprétation commode et logique que le fait que quelque chose dans le monde change. (Le Fleuve d’Héraclite).

Nous interprétons le monde à partir de notre propre manque à être, mais c’est nous qui, parce que nous sommes le même sujet, pouvons nous situer devant ce qui change et le situer en retour (une étagère enlevée renvoie à une explication, c’est-à-dire un réseau de sens que je produis et qui me rassure…), je ne sombre pas avec le changement.

Dans la psychose, c’est exactement le contraire qui se passe, le sujet est toujours assigné par le réel (espace, objet, autre), et comme une étagère, ça ne parle pas, ça ne dit rien sur son absence, et lui n’ayant pas accès à l’interprétation est perdu, son seul recours, c’est le délire qui n’est rien d’autre qu’une tentative de produire une explication que personne ne peut partager. 

Il ne faut pas croire que l’agencement fixé et figé de l’espace-temps n’a pas d’importance pour le sujet psychotique, c’est de cette permanence qu’il tire son identité et c’est cela qui ne cesse de se répéter. Nous comprenons maintenant la distinction entre la répétition de l’identique nécessaire à l’être psychotique et la répétition du même qu’est notre lot.

Dans la psychose, le sujet crée sans cesse le monde qui lui donne son identité, mais comme en lui-même il n’a pas ce vide, ce rien, cette création ne trouve pas d’espace pour s’inscrire, il est donc contraint de mettre en place ce faux rituel et ce en permanence.

Le sujet part dans la vie en sachant d’un savoir inconscient, que le Bon-objet ne viendra jamais lui apporter l’entière satisfaction qu’il réclame et que chaque fois que le Bon se présente, il comprend qu’il n’est pas tout à fait bon, ne faisant que remémorer à l’homme sa souffrance originaire.

C’est, je crois, l’essence même de l’être humain, que de trouver dans l’amour un point de haine irréductible, mais c’est aussi cela sa chance qui se traduit par le fait que dans l’amour, l’être humain ne succombe pas totalement, il s’en préserve parce que, essentiellement, l’amour ne vient pas rendre à l’être sa plénitude, c’est-à-dire la mort.

C’est vers ce déclin que la parole de Rilke nous amène : « Il faut mourir des femmes parce qu’on les connaît ».

A quoi répond une parole de l’enclin avec Hölderlin quand il dit : « Là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve… ».

Du cri à la représentation de chose

 Le cri naît avec la première déchirure dans l’être humain, il lui est concomitant et même consubstantiel. Le cri n’est pas encore l’expression d’une déchirure, il est la déchirure même.

Crier, pour l’enfant, ce n’est pas encore réclamer le sein de la mère ; devant sa détresse, crier, pour l’enfant c’est simplement, peut-on dire, faire l’expérience de la déchirure provenant des pulsions internes qui ont été la cause de la première rupture de l’homéostase dans laquelle il ne pouvait que s’aimer lui-même. Le cri vient déchirer le real-Ich initial et vient signifier la déchirure. Avec ce cri, on perd ce qui faisait l’essence de l’homéostase : c’est à ce moment précis que cet état est irrémédiablement perdu, aucun objet, sinon dans la mort, ne pourra venir rétablir complétement cet équilibre du temps mythique de tout sujet.   

Le cri est la déchirure qui s’ouvre à la voix.

La voix est la déchirure qui s’abouche au cri.

L’enfant crie, le cri qui vient du déchiré, vient aussi à ce que, dans son retour, il peut, sans le savoir, trouver une autre déchirure ; pour qu’il ne se perde pas dans le desêtre, la mère intervient comme un miroir et lui permet en retour, justement d’avoir accès à ce qui va être l’essentiel de la remémoration, de la représentation, de la répétition.

Le cri suit la voie de la déchirure et il précède la voie de l’ouverture : dans le cri se met en place déjà le rapport à ce que la limite ne permet pas : le cri vient de la non-limite qui, pour tout sujet, sera ce qui pousse au-delà à aller chercher ce bout de corps qui le reconstitue toujours, sans cesse, comme unité.

Phénoménologiquement, le cri amène le nourrisson vers l’utilisation du déchiré, si le déchirement interne éprouve l’être dans sa perte de l’intégrité, si le déchirement montre à l’enfant qu’il ne peut rien contre le fait qu’il est soumis à la pulsion interne, il n’en demeure pas moins que l’enfant trouve dans cette déchirure à la fois le lieu de son impuissance et rapidement le lieu de sa puissance.

Cette puissance n’est jamais que celle du verbe et le verbe contient lui-même son principe de contradiction, car au moment où il fonde mon rapport à la maîtrise, il fonde aussi mon rapport à « l’esclavage ». Par le verbe j’exerce sur l’autre la condition de le faire entrer dans l’espace de la soumission, mais il comprend aussi le fait que l’autre puisse ne pas obéir et plus essentiellement ne pas comprendre.

Le cri comprend donc la potentialité toujours renouvelée de la maîtrise et de l’esclavage : qui ne sont que la même face du signifiant.

Dès que je m’adresse à l’autre, il tient ma vie et ma mort entre ses mains, et aussi loin que je puisse pousser mon emprise, l’autre peut quand il veut laisser tomber le langage dans le desêtre et ainsi m’ôter tout espoir de maîtrise.

Il apparaît donc d’emblée que le signifiant comme tel est aliénation. C’est en ce sens que Lacan le formule. Cela ne veut pas dire qu’il l’entende ainsi que nous l’avons proposé.

On pourrait dire que la première relation qui ne peut se définir que dans l’univers encore clos du bébé est puissance–impuissance et que cette relation évolue vers le couple maîtrise–assujettissement. On ne pense ces couples que si l’on dit que chacun des termes ne forme pas un système d’opposition irréductible. Chacun travaille au sein du même car ils proviennent tous deux de la décomposition de la toute-puissance originaire qui, très vite, se trouve en échec. Nous pourrons ainsi résumer les trois étapes qui concernent l’advenue du cri et de son rapport au premier signifiant :

– Toute-puissance,

– Puissance–impuissance,

– Maîtrise–assujettissement.

Ce que l’on voit, c’est comment le cri du bébé se transforme en langage à partir de l’intervention de la mère.

Quand l’enfant reste sous la domination de la toute-puissance, on peut dire que rien ne le pousse au langage, il est pris dans l’immédiateté de sa demande qui se confond avec l’objet, et par là, il n’y a pas de différence entre ce qu’il veut, ce qu’il a, et ce qu’il est. Tout est pour lui, dirons-nous, identique. Ensuite sous l’effet de la coupure, l’enfant s’introduit dans le registre suivant, il passe de la puissance à l’impuissance dans et par l’emploi du langage de la demande.

Chaque appel constitue pour lui à nouveau une restructuration de sa puissance et de son impuissance, il est mis devant la force et la forme du signifiant, à savoir un effet de sa puissance dont la cause est l’impuissance à se satisfaire lui-même. La conscience de soi n’est jamais qu’un retour de l’impuissance d’où l’enfant tire sa force. Ce moment reste encore très archaïque pour la constitution de l’être humain : tout ce qui peut se passer est encore massivement tourné vers le sujet lui-même, l’autre à qui le sujet s’adresse n’est pas comme tel identifiable. La mère n’est rien d’autre que ce que Freud intitule par un trait de génie : le Nebenmensch.

 Le petit enfant n’a pas souci de communiquer, il a comme seule idée de demeurer dans l’état originaire de la toute-puissance qu’il a à jamais perdue. Le seul problème c’est d’effectuer ce retour en arrière impossible et, en même temps, s’inscrit en lui que la toute-puissance est illusoire et qu’elle l’entraîne vers ce que toute-puissance comme force vitale implique à une entrée dans l’ordre irréversible de la temporalité. Il est ainsi conduit parce qu’il consent à aller de l’avant… partir pour la mort et non y revenir, voilà théoriquement l’effet de cette première mise en place du signe comme appel à la Mère, comme Autre.

Cet Autre qui prend la configuration de la mort en tant que d’entrée de jeu elle situe l’instance symbolique.

 Mais on ne peut pas parler ainsi, c’est déjà faire intervenir la théorie comme cadrage et repérage conceptuel qui, à la fois, nous donne accès à ce qui peut se passer, mais en même temps l’écrase. Je crois qu’on peut parler là d’un premier rapport au Rythmos et au Pathos, le rythme étant ce qui s’implique de la différence et du même : un jeu rythmique de la puissance et de l’impuissance réunies sous le regard du même. C’est à ce moment que surgit ce que l’on peut nommer la volonté de puissance qui est le fond vital sur quoi et à partir de quoi l’entrée dans la vie est la vie menée qui se déploie vers ce qui entraîne sans cesse l’homme à être un être vers… tourné vers ce qui le précède…

Rythmos et Pathos… sont à la fois ce surgissement et cet étonnement qui éveillent l’homme en direction de la vie.

Le Rythmos est ouverture de l’être à la temporalité comme puissance de devenir. Au point où nous sommes, nous ne pouvons que renvoyer à l’article remarquable de Maldiney dans Regard, Parole, Espace. Il écrit page 153 :  « Notre thèse est :  » L’art est à la vérité du sensible ce que le rythme est à la vérité de l’aisthesis  » ».

Dans le moment où l’enfant éprouve sa puissance et son impuissance ensemble, il éprouve aussi ce qui va être l’essence essentielle de l’être dans son rapport au langage, il y a dans le fait que je parle quelque chose comme une volonté, une décision de me signifier et de dire quelque chose, et en même temps, il y a en soi cette idée que le langage que j’emploie ne fera jamais complètement le tour de ce que je veux, il y a toujours un mot en attente, une autre phrase, une réponse qui en appelle une autre, il y a bien aussi dans la parole prise, impossibilité à passer complètement du côté du langage.

Ce n’est, archaïquement, que réitérer la puissance et l’impuissance originelles de mon rapport au premier mot au cri.

Chaque cri et chaque répétition du cri m’amènent à ce bord où ce que je désire reconquérir, la toute-puissance, se trouve de plus en plus inaccessible et plus je vais préciser l’ordre de ma demande, plus je perds de ma toute-puissance… L’entrée dans le symbolique est éloignement de la toute-puissance et acceptation de mon impuissance… Mais l’acceptation n’est pas synonyme de résignation, au contraire, accepter c’est consentir, et dans le consentement il y a un oui au monde qui s’offre, et un oui à la parole comme puissance et impuissance liées.

Note sur l’auteur

Bernard Salignon est un penseur à l’origine d’espaces où se mêlent philosophie, psychanalyse et esthétique. C’est autour de lui que la revue en ligne Esquisses – en mouvement est née en 2014. Docteur et professeur émérite, il a, du côté de l’institution, enseigné à l’École nationale supérieure d’architecture de Montpellier, menant une réflexion fondamentale sur l’habiter, et fondé avec Henri Rey-Flaud le département de Psychanalyse et Esthétique à l’université Montpellier III qu’il a longtemps dirigé. Du côté ouvert des rencontres, il est une figure fidèle qui nourrit et accompagne d’autres penseurs et artistes mais aussi professionnels, notamment dans les domaines de l’éducation et du soin.


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