Caroline Lucotte sculpte sur l’os solide les mouvements de corps, femmes disloquées, couples épris. Leurs apparitions envahissent le matériau, il faut toucher, tourner la sculpture pour suivre les reliefs des membres qui s’étalent et s’incrustent sur la surface.
Propos recueillis en juin 2015, dans l’atelier de l’artiste, à Nîmes :
-Pourquoi avoir choisi l’os comme support ?
-Pour l’émotion du matériau. Tout ce que cela m’évoque. Ces morceaux ont fait partie d’un corps. C’est, je trouve, une matière vivante pour y inscrire des corps, au même titre que la corne, l’ébène, la bruyère… Le fragment d’os est une forme à part entière, qui a son unité, ses cassures, ses porosités, ses couleurs. Il est rendu singulier par les accidents. On y retrouve la richesse d’un microcosme, veiné, marbré, une cartographie fantastique. On peut y projeter la circulation de l’eau et de l’air, ou les courants d’un corps.
-C’est comme si l’os devenait de la chair…
-Oui, c’est la chair qui sort de l’os, comme une réminiscence. Le cœur revient à la surface. L’os est un matériau émotif. Il contient la peau, les cicatrices, les brûlures, le sang, la pâleur, la noirceur. Mes sculptures sont à côtoyer, à toucher. L’os est rassurant, tendre, amical.
-Quel est votre cheminement créatif ?
-Il y a tout d’abord l’importance de la rencontre du matériau. L’os trouvé, ramassé en extérieur, au détour d’une promenade, sur une plage de galet en Normandie, ou dans le dévale d’une forêt. L’os qui a résisté au temps, propre, poli, rare. Il s’apparente à la trouvaille que l’on fait dans l’enfance, le trésor approprié du hasard. La chose précieuse que l’on emporte avec soi.
Si l’art n’est pas forcément lié à la religion, il est de toute évidence un sacrement de la matière. Les sculptures sur os de Caroline Lucotte ont quelque chose qui tient du spirituel. L’os est ce qui reste, l’os est en quelque sorte la relique du corps. Il apparaît comme une matière pérenne. Il symbolise à la fois le trépas lorsque l’étoffe de la vie le découvre, il est aussi ce qu’il y a de plus durable, comme l’essence, le fondement.
À travers la figure de la Vanité, le crâne humain devient support à la réflexion, il est un signe. Ceci est l’expression d’un invisible, notamment celui de notre propre mortalité, « memento mori » (« souviens-toi que tu meurs »). En rencontrant l’os, on se regarde en face, il devient un reflet.
En interrogeant la symbolique de l’os, on peut dire que ce support est un matériau primaire. Dans les arts primitifs, les os étaient souvent utilisés pour le cérémonial, le décoratif, ou le quotidien. Les chasseurs-sculpteurs inuit s’entouraient d’amulettes faites d’os, d’ivoire, de bois… Elles étaient chargées d’un pouvoir, les accompagnant dans la chasse, la pêche, les rituels chamaniques, et trouvaient place dans leurs poches. Une croyance inuit révèle que le siège de l’âme se trouve dans les os. « Le geste épouse la forme initiale de la matière et cherche à révéler l’image, le sujet caché qu’elle abrite »(1) nous dit Giulia Bogliolo Bruna. Ainsi, l’art inuit rend visible un invisible pressenti, sous-jacent, l’esprit de la matière, reliée à l’espace primordial.
Les reliques sont des objets qui tiennent de cette proximité évoquée, dans le sens où ils relèvent du sacré et accompagnent la prière. « Relique » vient du latin reliquiae , qui signifie « les restes abandonnés ». Les ossements recueillis pour constituer les reliques étaient prélevés directement sur le défunt. Au XIIIe siècle en Italie, on les accumule à la recherche d’une certaine puissance. Elles sont rares, précieuses, exceptionnelles. La notion de sacrifice est à l’image des martyres qui donnent leur vie, les objets issus de ces sacrifices étaient déposés dans les autels lors de la messe. Ces objets portent alors en eux un certain pouvoir ; celui d’encenser la prière, d’aider à l’apparition du miracle. Des objets sacrés. À l’inverse, le profane est ce qui concerne les affaires proprement humaines : pro : devant, et fanum : sanctuaire ; ce qui est tenu à l’écart du sacré. Or, par sa durabilité, en comparaison à la chair, l’os est une matière plus pérenne, donc sacralisable. La symbolique de l’os renvoie à ce qui nous survivrait, au-delà de la mort, de par son caractère à résister à l’usure du temps. Georges Bataille dit à propos de l’homme qui vivait en des temps reculés : « à partir de la permanence des ossements, il imagina même « la résurrection de la chair ». Les ossements devaient « au jugement dernier » se rassembler, les corps ressuscités ramener les âmes à leur vérité première. » Os et chair semblaient trouver une correspondance. L’un appelant l’autre.
Dans la mythologie, cette question du sacrifice et du sacré est mise en évidence à travers le récit de Prométhée. En un temps très ancien, dans la plaine de fertilité de Mékoné, terre d’âge d’or, les dieux et les hommes vivent ensemble, mangent ensemble. Les hommes ne connaissent ni la fatigue, ni les maladies, ni la mort. Zeus veut marquer une différence entre ces hommes presque aussi puissants que lui, et les dieux. Il charge Prométhée de faire cette séparation. Ce dernier apporte un taureau qui est sacrifié. Prométhée fait deux parts, qui sont en réalité des pièges. L’une est constituée des os blancs dénudés, immangeables, mais sont recouverts d’une couche de graisse appétissante. L’autre regroupe les bonnes chairs dans la peau retournée de la bête et l’estomac, d’aspect repoussant. L’honneur de choisir revient à Zeus, qui laisse la seconde part et emporte celle qui est alléchante, pleine de graisses. Il découvre les ossements et la ruse, et jure de compromettre l’évidence avec laquelle les hommes accèdent aux biens. Ils leur retire le feu divin. Prométhée, qui veut soutenir les hommes, cache le germe du feu dans un fenouil, et leur rapporte. Ils devront à présent attiser la braise du feu pour cuire les aliments. Ils devront enfouir la semence du blé dans la terre pour récolter, alors qu’ils pouvaient jusqu’à présent simplement cueillir la plante sans la cultiver. ; ils devront besogner la femme pour avoir une descendance. Ils n’aurons plus accès directement aux biens, il faudra toujours travailler pour l’obtenir. Après tout ces événements, Prométhée est condamné à rester enchaîné à un rocher dans les montagnes du Caucase, où un aigle vient lui dévorer le foie chaque jour. Chaque matin, son organe repousse, et le phénomène se reproduit chaque jour de l’éternité. De ce fait, lors des sacrifices, les os sont brûlés sur l’autel avec un peu de graisse et des aromates, car les dieux sont éternels et se nourrissent de fumé, d’odeur, et d’ossements, la nourriture de l’éternité. Les hommes sont condamnés, pour parer à leur mortalité, à se rassasier de viandeputrescible.
La démarche artistique de Caroline Lucotte évoque ces phénomènes. Se produit une incrustation de l’impermanent. L’os en tant qu’objet renvoie à ce qui fut, mais le choix délibéré de cet ossement par l’artiste ouvre une nouvelle dimension à son devenir, il est, en quelque sorte, sacralisé. Il devient support et résonne en nous-mêmes. L’érotisme nous permettrait, en abandonnant un temps notre condition d’être discontinu, d’accéder à une certaine continuité divine. « Tout érotisme est sacré »(2) disait Georges Bataille. En se plaçant à travers le point de vue des diverses cultures confondues, l’érotisme est ce qui permet l’élévation, comme dans le Tantrisme hindou. « Les temples de l’Inde abondent encore en figurations érotiques taillées dans la pierre, où l’érotisme se donne pour ce qu’il est d’une manière fondamentale, pour divin. »(3) « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. »(4) D’une certaine manière, les sculptures de Caroline Lucotte sont une célébration de la vie, qui est pur Éros, sur un os qui à la fois signifie le trépas, et l’éternité. Elles inscrivent l’érotisme de ces corps en chair sur ce qui, d’un point de vue de la dimension physiologique, est le plus profond d’un être vivant, dans son ossature. C’est comme si nous portions en notre fort-intérieur l’empreinte même de ce mouvement érotique. Cela constitue le propre de l’existence. Il n’est de pulsion de vie sans que la mort l’accompagne, dans un juste équilibre des choses. « La sexualité et la mort ne sont que les moments aigus d’une fête que la nature célèbre avec la multitude inépuisable des êtres. »(5) Ce que Georges Bataille souligne est la pulsion impérieuse de l’accomplissement. Ces sculptures illustrent l’avènement de la chair, à la surface de l’os. Elles tiennent du sacré à travers l’incrustation de l’impermanent. La chair fragile est gravée dans l’os dur et durable. Le corps se grave dans la matière de l’os, il s’enroule tout autour, et la manipulation de l’objet permet d’en saisir la totalité. La technique de sculpture fait apparaître les plis du corps et laisse par endroit la rugosité/porosité première. L’os devient chair.
Lorsque la chair s’abîme en l’os, c’est la vie qui s’incruste dans le précieux, le secret, dans la structure la plus intime de l’être. Créer sur un fragment de squelette, pour qu’y renaisse la peau, c’est appeler Éros à ressusciter.
Lucille Bréard
(1) Giulia Bogliolo Bruna, Les objets messages de la pensée inuit, L’Harmattan, 2015, p.71
(2) Georges Bataille, L’Érotisme, Éditions de minuit, Paris, 1957, p.22
(3) Ibid., p.148
(4) Ibid., p.17
(5) Ibid., p.69