Percevoir en esquisses — Paul Ducros

La perception concrète selon Husserl et ses implications ontologico-esthétiques

La phénoménologie – en tant qu’école de pensée instituée par Husserl lors du passage du XIXe au XXe siècle – tend de plus en plus à être jugée comme un savoir du passé, comme un courant philosophique qui a accompagné le siècle précédent mais qui se trouverait désormais dépassé par d’autres, censés être plus contemporains. Il ne s’agit en rien ici pour nous d’ouvrir ce débat, mais seulement d’envisager que la phénoménologie – si on considère sa signification pour son inventeur – peut encore nous parler et nous ouvrir à des perspectives toujours renouvelées. La philosophie, depuis les Grecs, n’invente en fait guère de nouveaux concepts, mais elle est capable, parfois, d’instituer de nouvelles méthodes d’analyse qui introduisent un regard neuf sur le monde pour le faire apparaître comme toujours nouveau. Sur un tel plan, la phénoménologie husserlienne demeure un modèle à reprendre car elle ne se fixe pas pour fonction d’évaluer et d’invalider les discours tenus par les uns et les autres dans le présent ou le passé[1], mais de reconsidérer nos expériences primordiales et essentielles telles que nous ne cessons de les vivre.

La phénoménologie, en tant que discours sur les phénomènes, est leur description[2]. Ceci implique que ce n’est certainement pas l’objet qu’il s’agit de décrire en lui-même, mais plutôt son apparaître, c’est-à-dire la façon dont il se donne, dont il se rend présent[3]. Ceci implique que si la phénoménalisation est bien celle de l’objet, si c’est bien l’objet qui apparaît, il faut tout de suite ajouter que l’objet m’apparaît, que l’apparaître de l’objet ne se donne que pour moi[4]. C’est toujours à ma subjectivité, à moi comme sujet, que l’objet apparaît selon sa forme d’apparition[5]. L’essentiel n’est pas l’objet mais qu’il apparaisse, loin ou près par exemple ; or cet éloignement ou cette proximité n’ont de sens que par moi. Il n’y a pas d’en soi de l’objet mais toujours un pour soi, c’est-à-dire un pour moi. In fine l’apparaître est l’apparition de l’objet à ma subjectivité. Et le phénomène, au sens de Husserl, est bien la relation de la chose au sujet[6].

La description phénoménologique est celle de mes vécus, qui ne sont pas de simples événements inscrits dans la psychè, mais la relation vivante de la subjectivité à la chose qu’elle vise. Un vécu, pour Husserl, est aussi bien la chose telle qu’elle m’apparaît, que moi pour qui, à qui et par qui elle a un sens. Et c’est cette relation de moi à la chose et de la chose à moi, qui obéit à des structures universelles, que la phénoménologie s’est donnée pour tâche de comprendre pour en dégager les formes et en fournir une eidétique[7].

Ainsi pour Husserl le vécu le plus simple, le plus primordial, est celui de perception dans lequel un objet, une chose (la chose est l’objet dans sa spatialité la plus élémentaire) apparaît comme présent, dont la présence est la forme d’apparition à ma subjectivité[8]. Percevoir, visuellement mais aussi tactilement c’est être en rapport à la chose de telle sorte que sa forme d’apparition soit la présence, en tant que donnée en chair et en os de la chose mais qui n’a bien sûr de sens que pour moi. C’est à moi que la chose se phénoménalise comme présente ; c’est bien pour moi qu’elle est donnée en plénitude.

Notre perception est liée à une multiplicité de choses, ce sont plusieurs choses que je perçois dans la suite de mes vécus. Toutefois, dans le présent de mon expérience, ce n’est toujours qu’une chose que je perçois. La perception est la présence d’un seul étant, dans son individualité et sa singularité. L’enjeu phénoménologique est de comprendre comment la chose singulière, une chose apparaît, c’est-à-dire m’apparaît.

La description phénoménologique est bien celle du vécu, c’est-à-dire de l’apparition de la chose pour moi telle qu’elle est vécue par moi. L’apparaître de la chose est constitué par des actes de la subjectivité, non pas au sens où je produirais la présence de la chose, mais bien au sens où cette présence n’a de sens que pour moi et depuis moi[9].

Le vécu de perception de la chose, l’apparition de la chose pour moi, la donne, me la donne comme un tout. La table que je vois présente devant moi, que je palpe comme effective sous mes mains, apparaît bien comme une table, identique à elle-même. La table est un tout et c’est bien ce tout que je perçoi[10]s.

Plus précisément l’apparaître de la table comme tout est plus une apparence (c’est-à-dire un semblant d’apparition) que le sens authentique de la présence de la table. Que la table se donne comme un tout est plus une croyance, une interprétation après-coup que la vérité réellement vécue.

En effet si je considère le réel de mon vécu, l’acte que je vis à chaque instant présent, je devrai bien admettre que la table ne se donne que selon un aspect, selon, à chaque fois, une seule de ses faces. Les autres ne me sont pas effectivement données, même si je peux pressentir qu’elles peuvent l’être à d’autres subjectivités. La chose est une omnilatéralité mais qui ne se donne qu’unilatéralement[11]. L’attitude naturelle[12] m’entraîne à penser que la chose m’apparaît dans son omnilatéralité alors qu’elle ne se donne, dans le présent réellement vécu de mon vécu, que selon un seul de ses côtés. À l’encontre de la représentation fournie par l’immédiateté de l’attitude naturelle, la réflexion descriptive phénoménologique montre qu’une face donnée en propre, effectivement présente, est accompagnée d’une multiplicité de faces improprement données. Elles ont un sens pour moi mais qui n’est pas l’effectivité pleine de la présence.

Nous venons ici de décrire la perception en esquisses. Précisons à nouveau sa portée : dans la face donnée en propre s’esquisse la totalité de l’objet, ce qui revient à dire que cette totalité n’apparaît pas comme effective. Chaque apparition unilatérale est une esquisse de la chose qui la donne selon un seul de ses aspects mais dans lequel se donnent, comme en ombre, les autres apparitions possibles. Le terme allemand est celui d’Abschattung, qu’il convient de traduire par esquisse mais qui correspond au vieux mot d’ancien français adombration car Shatt signifie bien l’ombre, c’est-à-dire une présence sans clarté ni distinction, la présence de ce qui ne se donne pas effectivement mais qui se fait pressentir selon un certain voilement.

Une face donnée en propre est accompagnée d’une multiplicité de faces improprement données, un aspect en pleine lumière est accompagné d’une multiplicité d’ombres. La totalité de la chose n’est donc pas effectivement présente, le sens réellement vécu de la chose consiste bien plutôt dans l’articulation de présence et d’absence ; articulation dans laquelle, quantitativement, il y a plus de non effectivité que d’effectivité. Pourtant je crois – et tel est le sens de l’attitude naturelle – que la chose est bien présente comme un tout.

D’où vient ce paradoxe qui est la clef du sens de la perception ?

Le classicisme phénoménologique, légitimé par Husserl lui-même, nous conduit à penser qu’il y a une visée noétique, dont le sens est fondamentalement conceptuel, qui porte l’ensemble de ma perception[13]. Je vise idéalement le même objet, la table par exemple, tout au long de ma perception. Cette dernière se modifie au gré du flux de mes vécus, mais reste foncièrement, c’est-à-dire idéalement, toujours la même. Cette visée noétique constitue le noyau identitaire de ma perception qui me donne l’objet visé comme étant identique à lui-même tout au long de la perception que j’ai de lui et qui me fait adhérer à son identité, malgré ses changements d’apparition.

Cette explication nous conduit à penser que la perception – ainsi que le classicisme de la pensée, de Descartes[14] et Kant[15] jusqu’à la philosophie de l’esprit contemporaine[16], nous invite à le croire – est fondamentalement portée par un processus cognitif dirigé par des concepts. La dimension essentiellement charnelle de la perception risque ainsi d’être perdue ; mais surtout le réel du vécu de perception n’est pas pris en compte. En effet la concrétude vécue dans le présent vivant ne me donne pas la perception d’une même chose mais l’apparition singulière et à chaque fois spécifique d’un aspect[17]. En toute rigueur descriptive nous devrons reconnaître que chaque apparition, à la fois dans sa dimension actuelle comme dans son contenu, est différente d’une autre apparition. Surgissant dans des instants différents, correspondant à des perspectives différentes sur la chose, les apparitions se distinguent les unes des autres. Leur rapport est réellement constitué de différences. L’attitude logique nous dira que, par-delà les différences d’apparitions ponctuelles, par-delà les esquisses, il y a une identité visée qui fait la continuité des différentes perspectives en esquisses. Il n’en reste pas moins vrai que la chose ne se donne jamais de la même façon selon l’instant et selon l’angle à travers lequel je l’appréhende. Chaque esquisse est bien réellement une apparition qui se différencie d’une autre.

Si nous sortons ici de l’écueil cognitiviste de la perception, nous risquons de tomber dans une description, certes immanente aux vécus, mais qui nous fait oublier que c’est un même objet que je perçois, que c’est bien la même table que je continue de voir et de toucher devant moi. Insister sur la seule différence d’une esquisse avec une autre, que ce soit formellement ou matériellement, nous conduirait à penser un éclatement de nos perceptions comme s’il y avait une impossibilité d’établir ce qui pourrait être commun à toutes les perceptions. Avec une telle interprétation nous ne percevrions plus rien car les différentes apparitions en esquisses se trouveraient dans l’impossibilité de communiquer les unes avec les autres.

Dans leurs différences réelles, elles se lient tout de même entre elles. Comment ?

Le moment présent est toujours celui dont il faut partir car la description phénoménologique est celle de l’expérience se faisant. Or mon expérience advient toujours dans le moment présent[18].

L’instant présent est, dans son instantanéité, moment de plénitude dans lequel la chose se donne comme pleinement présente. Plus précisément le présent est moment de remplissement. Ceci implique que le présent que je vis résulte d’une protention dans laquelle j’anticipais le remplissement que je suis en train de vivre. Mais cette protention est en elle-même une visée à vide de la chose qui la vise comme non présente car elle la vise comme ce qui sera car il va être mais qui donc n’est pas encore. En outre le moment présent est habité d’une rétention dans laquelle la chose (la même chose) est visée comme ce qui n’est plus car il vient d’être ; ici aussi la chose est visée à vide. Le présent vivant est un vécu ternaire dans lequel l’acte donnant la présence évanescente est bordé d’actes donnant le non-être, celui du ne plus et celui du ne pas encore. À chaque instant je vise du vide qui accompagne le plein. Et c’est bien la visée à vide qui me permet d’avoir la saisie en plénitude car je ne perçois la table comme présente dans le présent qu’à la condition que je sois porté par le souvenir primaire de son apparition précédente (qui la fait apparaître comme non donnée car elle n’est plus donnée) ; et c’est bien cette rétention qui me permet de me tourner vers un remplissement à venir qui, dans le présent, est lui aussi une visée à vide (celle du non donné en tant que non encore donné) et qui me permet de continuer de percevoir la même chose.

La plénitude du présent est en fait une évanescence, qui se renouvelle mais parce qu’elle est portée par de l’absence. La vacuité de la rétention donnant un ne plus porte la saisie en présence qui se tourne protentionnellement vers la vacuité du pas encore précisément pour qu’elle se renouvelle. Le présent donné fait ainsi écho à un passé et à un futur. Le présent vivant est un instant présent habité d’un tout juste passé et d’un qui va advenir. Mon expérience est bien faite d’absence plus que de présence ; d’une présence motivée par une absence. Elle est un croisement de présence et d’absence dans lequel un instant de présence est bordé de moments donnant l’absence.

La perception vécue est bien ce croisement. Au niveau du contenu de sens, un présent croise des absents. Ces croisements font apparaître une communauté de sens qui donne la chose dans son identité. On peut toujours considérer que le contenu des apparitions ne peut se croiser que parce qu’il y a, en arrière-fond, une visée noétique qui donne l’identité depuis laquelle les apparitions peuvent, malgré leurs différences, se reconnaître. Toutefois on peut aussi affirmer que l’identité résulte des croisements d’apparition. Elle n’est pas l’a priori qui conditionne la perception, mais ce qui en découle[19]. La chose perçue est la même car je reconnais, au moment où elles adviennent, des ressemblances entre un contenu présent et des contenus absents selon le mode du ne plus et du ne pas encore. Cette structure de recoupement, vivante et qui se renouvelle, a d’ailleurs le mérite de pouvoir rendre compte de la possible disparition de la chose. En effet on peut imaginer qu’un présent donné dans l’instant ne puisse plus recouper des apparitions absentes car – et on sera ici dans des formes de pathologie que la phénoménologie prend en compte – on ne peut plus retenir sa forme d’apparition qui vient d’avoir lieu ou qui a déjà eu lieu de telle sorte qu’on ne pourra plus anticiper sur un moment à venir, proche ou lointain lui ressemblant. Ce sont alors des formes d’apparition qui permettaient au sujet son repérage dans le monde qui s’effondrent. L’apparition du monde elle-même peut vaciller.

La perception par esquisses est, dans son essence, une forme vivante.

Récapitulons-la : un présent effectif est accompagné d’un ne plus et d’un ne pas encore. Le présent effectif devient un ne plus car le ne pas encore est devenu le présent effectif. Les présents effectifs se recroisent grâce aux ne plus et aux ne pas encore qui deviendront présents. Cette structure vivante constitue la présence, le continuum de présence. Cependant cette constitution a pour condition la vacuité du non donné du passé et du futur.

Cette structure vivante est portée par l’auto-motricité du corps propre. Sa vie motive la vie de la structure de la perception[20]. Mon corps se meut, son mouvement constitue le passage d’une perspective à une autre. Les apparitions en esquisses de l’instant présent se lient entre elles en continuité car elles retiennent celles passées et s’ouvrent protentionnellement à celles à venir. Ce passage en continu a pour condition, non pas la visée noétique conceptuelle, mais le se-mouvoir du corps propre. Pour Husserl chaque apparition présente est une sensation exposante, c’est-à-dire qui donne intentionnellement une objectité. Or ces sensations sont motivées par des kinesthèses qui sont des sensations corporelles internes de mouvement qui, en elles-mêmes, ne donnent rien mais portent toute sensation ayant un contenu de représentation[21]. Je perçois une chose depuis une strate de vécu non représentationnelle. Cette dimension inexposante, parce qu’elle est originairement continue, motive la continuité des sensations exposantes. Celles-ci donnent une apparition en continu car elles sont intérieurement animées de la continuité de sensations de pure impression intérieure de mouvement.

Le corps propre vivant est donc le foyer de la perception en esquisses. Le continuum des sensations internes d’auto-mouvement fonde le sens de la vie de la perception. Il y a là une évidence, que le sens commun pressent, que des écrivains tels que Julien Gracq par exemple ont tenté de mettre littérairement en forme[22] ; la phénoménologie s’est efforcée de lui donner son expression philosophique adéquate.

Si le continuum de la vie du corps est essentiel à la perception en esquisses, nous devons considérer un sens plus originaire encore vers lequel converge toujours la phénoménologie husserlienne et qui se manifestait déjà dans nos propos précédents. Le continuum des perspectives en esquisses – qui fait que, malgré et dans la différence d’apparitions, c’est la même chose que je perçois – est une continuité temporelle[23]. Une forme temporelle relie les différentes apparitions car c’est bien un passé qui est retenu et un futur qui est anticipé. La chose perçue a donc pour condition la forme temporelle. Cette dernière est le sens le plus profond de la choséité.

Toutefois cette temporalité objective est constituée par la continuité, par le décours des sensations exposantes et inexposantes. Il y a un continu temporel archi-subjectif, les vécus composent cette continuité que Husserl, faute de mieux selon ses propres dires, appelle flux et qui consiste dans le passage continu d’un vécu à un autre[24]. Il y a – selon un écho à Héraclite – un écoulement des vécus qui rend compte de leur différence en même temps que de leur articulation. Fluant dans l’écoulement, chaque vécu se distingue d’un autre mais ne cesse de se lier à lui[25]. Il faut bien entendre l’écoulement du flux comme étant le passage d’un instant à l’autre, mais de telle sorte que chaque vécu est lui-même fluant. Ainsi la fluence de chaque vécu est la raison de la fluence de leur suite, en même temps que cette dernière – le flux comme tout – entraîne le flux qu’est chaque vécu. La continuité du flux ainsi comprise fonde celle du décours kinesthésique. Les kinesthèses dans leur fluence fondent les vécus exposants et ce qui se donne en eux. Il s’ensuit que le flux originaire de la subjectivité fonde toutes nos apparitions. Si les instants présents se correspondent c’est par leur continuité fondée par le flux des vécus. Et ce continu se manifeste par la rétention d’un vécu passé et la protention d’un vécu à venir.

La temporalité archi-subjective, le flux des vécus, est l’archi-condition de la vie perceptive en esquisses.

Après ces analyses phénoménologiques et à partir d’elles, nous pouvons en venir à considérer le sens ontologique de la chose perçue en esquisses. Contrairement à Heidegger et toute sa postérité, Husserl n’identifie pas la phénoménalité de la chose, c’est-à-dire son apparition dans le vécu, avec son sens ontologique ; et ce dernier ne peut être circonscrit qu’à partir de la phénoménalité[26]. Il n’en est pas moins interrogeable par la phénoménologie.

Il faudra d’abord considérer que la chose est un continu, son apparition est continue, en tant qu’elle se constitue dans la continuité du flux des vécus. Il n’y a pas de discontinuité de la chose perçue. Cela ne signifie pas que Husserl n’envisage pas le discontinu comme sens possible de certains objets mais ils relèveront alors d’un autre champ de vécus : la phantasia, la vie de l’imagination[27]. Une chose perçue, elle, est un continu car elle se donne dans et par une continuité de remplissement.

Cependant, pour continue qu’elle soit la chose est un multiple ; la multiplicité est le sens de son apparition, c’est-à-dire son sens ontologique. En effet la chose possède une multiplicité de faces qui se correspondent et s’articulent[28]. La chose est bien une, car c’est bien une même table que je perçois, mais cette unité n’est que la somme d’une multiplicité de faces. Le sens originaire de la chose est cette multiplicité.

Il s’ensuit alors que la présence de la chose – et la présence est le sens du perçu – n’a pas de fixité. La présence est ici mouvante, changeante. La chose ne cesse d’être en modification car lorsque je la perçois ce n’est jamais la même face qui m’apparaît[29]. Si le sens de la chose spatiale est le temps, cette chose ne cesse de se modifier dans son apparition, au point même de pouvoir – lorsqu’une face donnée ne sera pas remplie par une autre qui lui succèdera – disparaître.

On peut également ajouter que dans la chose perçue, la face donnée en propre, effectivement présente, est liée à de l’absence : de l’impropre retenu ou protendu, souvenu ou anticipé[30]. Un point de présence est lié à une multiplicité d’absence. La correspondance entre les faces effectivement perçues en propre est fondée par les correspondances entre les faces improprement données. L’être (le présent effectif) est lié à du non-être (celui du souvenu, primaire ou secondaire ; celui de l’anticipé, dans la protention ou dans la représentation de ce qui adviendra). Ou, plus exactement, il faudra affirmer que l’être consiste dans l’articulation entre l’être et le non-être. La phénoménologie ne conduit pas à penser une opposition dualiste entre l’être et le néant, entre la plénitude de l’être et la béance du néant. Elle nous invite plutôt à considérer un mélange d’être et de non-être dans lequel rien n’est plénitude d’être pas plus qu’abîme de non-être. Nous sommes fondamentalement liés à cet entrecroisement ontologique d’être et de non-être. C’est lui que nous vivons dans l’expérience primordiale de perception et, ainsi, dans tous les vécus qui sont fondés par lui.

L’entrecroisement d’être et de non-être a pour sens de placer l’être au premier plan, et le non-être dans un arrière-plan. L’être de la présence n’en est pas moins intérieurement tramé par le non-être car il va nécessairement retomber dans le non-être du retenu. Le présent va devenir un passé ; il est même, ainsi que le disait déjà saint Augustin, devenu passé à l’instant même où il est présent[31]. Tout présent est donc bien en lui-même articulé à un passé.

Il n’en est pas moins vrai que le non-être du futur ou même celui du passé est, lui aussi, mélangé à de l’être car il a bien été ou sera. Le sens du non-être – et nous insisterons ici sur celui du futur qui aimante toute la temporalité – est d’être du possible. Le non-être est bien mélangé à de l’être en ce qu’il est être en puissance, c’est-à-dire non donné mais pouvant l’être, devant l’être et allant l’être. Insistons à nouveau sur ce point : nous ne vivons jamais, dans la concrétude de notre expérience, le dualisme de l’être et du non-être ; nous sommes toujours (aussi bien dans notre intériorité que dans les choses qui nous apparaissent, dès la perception) liés à un entrecroisement vivant et en perpétuelle modification d’être et de non-être, d’être qui n’est déjà plus, de non-être qui est déjà. Le sens ontologique du monde, à partir des choses qui se donnent à nous, est alors d’être un presque, un inaccompli, une esquisse en somme.

Cette dimension peut nous conduire à rapprocher Husserl de certaines formes d’art contemporain.

Le lien entre l’inventeur de la phénoménologie et la question de l’art en général peut sembler problématique et arbitraire. En effet si nous savons que Husserl était, à titre personnel, amateur d’art, il n’y a que très peu de références à l’art dans son œuvre et, contrairement à sa postérité, sa pensée n’a développé aucune théorie esthétique. On peut, certes, en voir la possibilité à partir des cours consacrés par Husserl au vécu de phantasia[32], mais elle n’est pas explicitement édifiée.

Ainsi la possibilité d’une rencontre entre Husserl et l’art doit être construite par l’interprète[33].

Si le sens de la chose perçue est l’inachèvement, si l’objet visé dans mon acte de perception est ouvert, on ne peut que rapprocher une telle dimension de l’art moderne qui n’a cessé de produire des œuvres qui, à la différence du classicisme, ont pour souci leur non clôture. Si un des éléments déterminants de l’art classique est la mise en place d’un trait de dessin fait pour délimiter la forme, l’art moderne se fondera sur un trait ouvert, inachevé, qui n’a pas pour sens de donner une forme enserrant une matière mais de faire voler en éclats l’articulation aristotélicienne de la hylè et de la morphè.

Cependant une œuvre d’art n’est pas un objet perçu[34]. Elle garde un statut de représentation qui, dans l’art moderne, ne consiste plus essentiellement à représenter les choses mais la façon dont elles peuvent nous apparaître. Depuis l’impressionnisme, l’enjeu n’est pas de représenter en image le perçu mais de créer des images capables de représenter et de faire comprendre notre perception. La peinture, ainsi que l’avait très bien compris Merleau-Ponty[35], est une réflexion sur l’expérience sensible qui provient de cette dernière. La peinture pense notre perception mais, à la différence de toute philosophie, y compris phénoménologique, cette pensée est immanente à ce qu’elle pense. La peinture est l’autoréflexion de l’expérience sensible.

Ainsi il nous paraît possible d’établir une rencontre entre la réflexion immanente de la perception en peinture et les descriptions phénoménologiques sur les vécus de perception. Celle-ci est toujours en esquisse, la chose n’apparaît qu’unilatéralement parce qu’il y a toujours une perspective sur la chose qui se donne depuis un point de vue. L’art du Quattrocento, en tant qu’institution du classicisme en art, établit une perspective légitime[36]. Elle met en place un point de vue privilégié depuis lequel le monde apparaît unilatéralement mais comme si cette unilatéralité devait valoir comme point absolu. Et cela se légitime du fait que ce point de vue correspond à un regard, ou plutôt à un œil qui est figé, comme immobile. La construction légitime institue alors une abstraction de l’expérience visuelle. Elle est la pensée d’un regard surplombant le monde, un regard qui ne correspond en rien à notre expérience réellement, c’est-à-dire subjectivement, vécue[37].

Sur ce point, la phénoménologie apparaît comme bien plus concrète que l’art, au sens où elle saisit bien mieux que lui l’expérience vécue car elle montre que la perception n’est que la multiplication de points de vue possibles sans prétendre en ériger un qui serait privilégié. Notre perception étant portée par la motricité du corps, elle n’est que le passage d’un point de vue à un autre. Son analyse ne peut alors qu’établir, contre le classicisme, même en art, la relativité de chaque point de vue.

La réflexion phénoménologique remet ici en question l’aboutissement de l’art classique. C’est pour cette raison, précisément, que la phénoménologie peut à nouveau être mise en relation avec certaines avancées de l’art moderne, et notamment avec celle qui l’institue historiquement : le cubisme.

Le cubisme reprend l’enjeu essentiel dans lequel toute peinture s’inscrit : donner la tridimensionnalité dans un espace simplement bidimensionnel. Toutefois, l’ambition cubiste n’est pas d’inventer des moyens plastiques pour représenter, dans une image plate, la chose en volume. Il s’agit plutôt de donner à voir, dans l’apparition instantanée d’une image, dans son apparition présente, une multiplicité d’aspects possibles de la chose. L’image de la guitare[38] essaie de restituer les différentes apparitions possibles de l’instrument selon les positions possibles de mon corps en fonction de son mouvement. Le phénoménologue établit, par une analyse eidétique, que la chose se donne selon une suite d’apparitions qui correspondent aux différentes perspectives de mon corps. Le cubiste rassemble dans une image cette même suite en suggérant qu’elle provient des postures du corps en mouvement. La succession de notre expérience est donnée dans la simultanéité de l’image. C’est par ce moyen plastique que le sens de notre perception est réfléchi.

Au-delà de la contemporanéité du cubisme et de la phénoménologie, et tout en considérant l’ignorance mutuelle dans laquelle ces deux démarches se sont tenues en leur temps, on ne peut que constater leur convergence. Par des moyens différents (la description eidétique ; le jeu sur l’image) ils pensent de façon analogue une même expérience.

On pourra même pousser le rapprochement entre les deux domaines en considérant l’usage qu’ils font des mathématiques[39] ; usage qui a pu susciter des critiques à leur encontre. Les mathématiques, par leur abstraction, ne pourraient considérer l’expérience la plus concrète. Ainsi Husserl, en reprenant le modèle arithmétique de la multiplicité et les cubistes en reprenant la géométrie euclidienne mais aussi riemannienne, nous couperaient de la possibilité de saisir l’expérience se faisant. Il n’y a là à nos yeux qu’une critique superficielle qui croit, selon un préjugé qui parcourt la philosophie, que l’expérience de la sensibilité est l’immédiateté. Il faut plutôt envisager la vie du corps comme l’expérience que nous ne cessons d’éprouver et de vivre mais dont nous sommes les plus éloignés, que nous avons refoulée. L’affairement de l’existence, mais aussi les constructions intellectuelles, ont mis irréductiblement à distance l’expérience primordiale. Notre vie se prolonge en oubliant ce qui fait sa vitalité. Nous pouvons continuer d’exister en ignorant l’expérience archaïque du corps propre vivant, peut-être même que l’efficacité de la survie nous pousse à l’ignorer. Cependant la réflexion demeure une exigence pour l’humanité pensante, que ce soit la réflexion philosophique ou la réflexion esthétique. L’homme – et c’est probablement ce qui fait son humanité – doit penser les conditions, les soubassements de ses propres formes de vie. Il doit le faire par le discours, mais aussi par les formes. Il s’avère ainsi nécessaire de penser notre expérience primordiale, précisément parce que nous l’avons oubliée. Or nous ne pouvons la penser que dans l’éloignement à elle, depuis cet éloignement et en tenant compte de lui. D’une certaine manière seules les constructions de l’esprit qui sont les plus distantes de notre expérience primordiale de la corporéité originaire, peuvent la considérer réflexivement. Il y a là comme une forme de sublimation dont la réflexion ne peut faire l’économie. Ainsi rien n’est plus éloigné de la corporéité que les géométries. Cependant toute géométrie, en tant qu’elle est une expérience de l’espace, garde en elle, bien que ce soit dans la distance, l’expérience de la corporéité. C’est alors cet éloignement, parce qu’il est toujours un rapport, qui est la condition pour faire entendre cet originaire enfoui. Au fond il y a là une expérience compréhensive et réflexive qui se fait par esquisses.

Sur ce point, encore une fois, cubisme et phénoménologie se croisent, tout comme doivent se croiser, en esquisse, art et philosophie.


[1] Telle est la seule tâche que la philosophie analytique, en y incluant Wittgenstein, confère à la philosophie.

[2] Recherches logiques, Tome 2, Première Partie, tr. H. Elie, A. Kelkel, R. Schérer, PUF, 1969, p. 19.

[3] L’idée de la phénoménologie, tr. A. Lowith, PUF, 1970, p. 112 à 117.

[4] Idées directrices pour une phénoménologie pure et une phénoménologie phénoménologique, tr. J.-F. Lavigne, Gallimard, 2018, p. 220 à 377.

[5] La subjectivité post-husserlienne a développé l’idée d’un apparaître pur, qui n’aurait pas de lien avec la subjectivité à laquelle et pour la quelle il y aurait apparition. Ainsi Patočka a institué l’idée d’une phénoménologie asubjective (in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, tr. E. Abrams, Millon, 1988, p. 189 à 248). Il y a un apparaître de la chose mais surtout du monde, avant tout acte subjectif. Et tous les actes subjectifs seraient conditionnés par cet apparaître originaire. S’il s’agit par là de remettre en question le fait que les actes subjectifs auraient une dimension par trop intellectualisante la pensée d’une phénoménologie asubjective a tout son sens mais ne subvertit pas alors réellement la pensée husserlienne. Cette dernière, et nous le verrons plus loin, est beaucoup moins intellectualisante qu’une certaine critique a pu le dire. Cependant la phénoménologie asubjective a pour ambition de soumettre la subjectivité, y compris dans ses vécus la plus passifs, à un apparaître des choses et du monde. Le monde apparaît avant qu’il y ait apparition à la subjectivité, même corporelle. Cet aspect devient alors problématique, car on a du mal à penser un apparaître qui ne serait pas lié à un pôle subjectif pour qui il a sens. C’est, en essence, à moi, à mon corps avant tout, que toute objectité apparaît.

[6] Recherches logiques, Tome 2, Deuxième Partie, op. cit., p. 165 à 231.

[7] Idées directrices …, op. cit., p. 21 à 55.

[8] Chose et espace. Leçons de 190785 à 91., tr. Jean-François Lavigne, PUF, 1989, p. 73 à 78.

[9] La constitution a été interprétée comme une production. C’est Heidegger (notamment dans Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, tr. A. Boutot, Gallimard, 2006, p. 154 à 161) qui initie cette interprétation afin de, consciemment et volontairement, déformer le sens de ce concept chez Husserl. La constitution n’a rien d’un concept pratique, elle ne signifie en rien un pouvoir qui serait lié à un force de création. Il signifie seulement qu’une chose n’a de présence que pour une subjectivité. Il n’y a là rien de pratique ou de poétique, il n’y a que la présence d’une chose au corps d’un sujet. Celui-ci, dans sa vie corporante, regarde, touche, sent, selon un rapport incarné qui n’est ni celui d’un homme qui transforme le monde ou qui l’habite, même en poète, mais seulement qui l’éprouve. Cette subjectivité humaine est seulement analogue à celle d’une existence animale perceptive.

[10] Méditations cartésiennes, § 17, tr. M. de Launay, PUF, 1994, p. 84 à 86.

[11] Ibid.

[12] Idées directrices…, op. cit., p. 143 à 146.

[13] Idées directrices…, op. cit., p. 256 à 261.

[14] Deuxième Méditations métaphysique, éd. Adam-Tannery, IX, Vrin, p. 23 à 25.

[15] Critique de la raison pure, tr. A. Renaut, G.-F., 2006, p. 205-206.

[16] Carnap, La construction logique du monde, tr. Th. Rivain et E. Schwartz, Vrin, 2002, p. 127. Les concepts n’ont ici rien d’a priori, ils sont empiriques. Ils n’en sont pas moins les principes directeurs de la perception.

[17] Chose et espace, op. cit., p. 70.

[18] Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, tr. H. Dussort, PUF, 1964, p. 39 à 41. L’ensemble des analyses qui va suivre se réfère à ce texte de 1905.

[19] On pourrait tout à fait considérer qu’il y a là une position empiriste et conclure à un empirisme de Husserl. Une telle affirmation ex abrupto ne peut qu’être réfutée tant Husserl a combattu l’empirisme (Philosophie première, Première Partie, tr. A. Kelkel, PUF, 1970, p. 11 à 260) et a voulu maintenir, par la phénoménologie, la nécessité de l’a priori en philosophie. Il n’en reste pas moins que Husserl reste fasciné par la pensée de Hume et que, si la méthode phénoménologique est aux antipodes de toute démarche empiriste, il n’est en rien absurde de considérer que certaines conclusions de la phénoménologie peuvent retrouver les considérations du radicalisme humien.

[20] Chose et espace, op. cit., p. 189 à 243.

[21] Chose et espace, op. cit., p. 225 à 243.

[22] Les eaux étroites, José Corti, 1976.

[23] « Manuscrit de Seefeld », in Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, tr. R. Bernet, Millon, 2003, p. 138 à 162.

[24] Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 99.

[25] Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 97 à 109.

[26] Heidegger, Être et Temps, tr. E. Martineau, éd. Authentica, 1986, p. 42 à 49. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Livre Troisième, La phénoménologie et les fondements des sciences, tr. D. Tiffeneau, PUF, 1993, p. 91 à 110.

[27] Phantasia, conscience d’image, souvenir, tr. R. Kassis et J.-F. Pestureau, Millon, 2002.

[28] Rappelons que Husserl emprunte ce concept de multiplicité aux mathématiques cantoriennes (Chose et espace, op. cit., p. 202).

[29] Chose et espace, op. cit., p. 104.

[30] Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 138 à 162.

[31] Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI, Chap. 14, tr. P. Cambronne, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 1040-1041.

[32] Phantasia, conscience d’image, souvenir, op. cit., p. 61 à 75.

[33] Mentionnons que, à titre personnel, nous nous sommes un peu lancé dans un tel projet dans notre livre : Sensibilité et imagination. L’esthétique de Hugo von Hofmannsthal, Hermann, 2017.

[34] Phantasia, conscience d’image, souvenir, op. cit., « Texte N°1 », p. 63 à 65. Dans ce passage, Husserl met en place la méticuleuse analyse du vécu en image d’un tableau en décrivant comment le spectateur passe de la perception de l’image comme chose matérielle à la conscience de l’objet-image et à la conscience du sujet-image. Il y a là les fondements d’une phénoménologie de la peinture qui ne considère pas la signification de la peinture mais bien l’apparition bien spécifique de ce type d’objets. Ce ne sera qu’à partir de la considération de la forme d’apparition d’une image qu’une interprétation de l’œuvre pourra se mettre en place. Aux yeux du phénoménologue elle nécessitera, à son tour, une nouvelle analyse eidétique de vécu.

[35] L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964.

[36] Alberti, De la peinture, tr. J.-L. Schefer, Macula Dédale, 1992, p. 119 à 123.

[37] Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit (op. cit., p. 36 à 60) a, en reprenant les analyses de Panofsky (La perspective comme forme symbolique, tr. G. Ballangé, Minuit, 1975), parfaitement établi cela. Dans la critique qu’il mène de Descartes c’est aussi la perspective du Quattrocento qu’il vise.

[38] Picasso, Guitare, 1912, Oslo, Nasjonalgalleriet.

[39] Cet usage des mathématiques est célébré par Gleizes et Metzinger dans Du cubisme (éd. Présence, 1980). Il n’y a là pour nous aucune insuffisance du cubisme, à condition d’entendre les mathématiques dans un sens bien spécifique.


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