Rien faire quelque chose — L’artiste et le « non-travail »— Mylène Duc

Rien faire quelque chose [1]

L’artiste et le « non-travail »

de Mylène Duc

 

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« La forme de vie est un secret si secret que c’est comme un secret qui rampe silencieusement. C’est un secret dans le désert. [2] »

Comme je suis plasticienne, peintre plus précisément, mais également esthéticienne, mon regard sur le travail tiendra à ces deux champs de pratique et de savoir. Il s’agira d’un regard diffracté puisque j’ai choisi de partager l’expérience faite par l’artiste et la théoricienne que je suis à l’occasion de ma rencontre avec un autre artiste, Paul-Armand Gette, et de notre collaboration créatrice dans le cadre des performances et des expériences photographiques « érotiques » qui constituent la partie la plus connue de son œuvre. Ces quelques réflexions qui suivent reprennent presque intégralement à la lettre celles menées lors d’une intervention dans le colloque « Les artistes et les tâches du présent », tenu en mars 2016 à l’Université Aix-Marseille.

C’est assez difficile, quand on travaille avec Paul-Armand Gette, de dire ce qu’on fait… Le « regard au carré » permet de sortir du regard lui-même dans mon idée, si cela est possible. Il demande comment est une œuvre, ce qu’est l’œuvre une fois qu’on ne s’en préoccupe plus, une fois que les yeux l’on quittée. Il interroge l’œuvre sortie du champ du visible, l’après, le hors-champ du travail artistique lorsqu’il déborde sur toute la vie de l’artiste pour en devenir indistinct. Pour constituer une œuvre (en) forme-de-vie.

Je vais tourner autour de l’idée (et de l’action) de Muser. J’emprunte ce mot à l’ancien français lorsqu’il désigne les chiens de chasse se promenant le museau en l’air. Le mot s’est déplacé vers l’idée de ne rien faire, d’être oisif, de flâner, de prendre son temps à des riens, de « musarder ». Je poursuivrai en un mot l’idée que l’artiste travaille comme on muse, seulement attentif au fait que la venue des choses est inanticipable. Je vais donc raconter comment j’ai joué à la muse avec Paul-Armand Gette.

Paul-Armand Gette est un artiste contemporain dont le travail tourne autour de la question de la présence des nymphes, du végétal et du minéral, avec une préoccupation centrale concernant ce qu’il appelle « la liberté du modèle ». En effet, il ne choisit pas ses modèles, mais les accueille, les laisse venir à lui comme on laisserait approcher les muses, si l’on peut dire. Il ne leur demande rien mais se contente de capter photographiquement les traces de la rencontre – et de leur passage dans un moment de sa vie. Il les laisse libres dans leurs actions, leurs désirs, leur imagination. Il les observe et compose sur le vif des combinaisons heureuses avec le contexte ; il invente des parures végétales et replace en quelque sorte ses muses dans leur monde d’origine : celui d’avant la mort des dieux.

Car il s’agit bien de Muses et non de Jeunes filles. La Muse n’est pas une inspiratrice, une confidente qui ne ferait qu’accompagner l’artiste et lui insuffler l’esprit de son œuvre. Elle n’est pas davantage un modèle à représenter, dont il faudrait imiter les belles formes. Elle n’est pas enfin non plus une jeune fille, au sens où l’entend Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit[3], ce texte célèbre que Jean-Luc Nancy commente longuement justement dans Les Muses[4].

Depuis que les dieux ne sont plus parmi nous, la jeune fille a remplacé la muse : Hegel le déplore et en même temps le pose comme le mouvement même du temps de la médiation rationnelle. La « jeune fille » de Hegel cueille ses fruits. Elle détruit en quelque sorte ce qui est autour d’elle. Elle ne laisse plus la nature à elle-même – l’existence à sa nudité. Elle modifie les choses par le geste, et par le regard qu’elle pose sur elles et qu’elle renvoie au spectateur. Elle est donc du côté de la re-présentation, c’est-à-dire du travail, de la transformation du donné. En « déplaçant » la chose réelle, elle la transpose du naturel au culturel. Avec la jeune fille hégélienne, l’art devient vraiment un travail. « La jeune fille qui tend ces fruits cueillis est davantage que toute la nature de ceux-ci étalée […] qui les offrait immédiatement ». On quitte le donné et l’immédiateté pour entrer dans l’ordre de la représentation et de l’après-coup.

Pour Hegel, l’art des muses souffre d’un manque d’humanité. Il demeure mythique et impersonnel. Il oublie la force tranchante de l’esprit. En ce sens, un exemple réussi de muse qui ne perturbe rien parce qu’elle ne fait que « continuer » son contexte nous est donné dans la photographie d’Helen Hessel par Man Ray. Une femme nue vue de dos avance dans la mer, ignorant entièrement nos regards. Dans Décisions Ocres, Dominique Fourcade dit d’elle qu’être vue de cette façon est une « responsabilité qu’elle n’a pas »[5]. Sans doute parce qu’elle n’est pas appréhendée comme étant vue mais seulement comme étant présente. Comme elle se contente d’être là, c’est sa position même d’existence qui fait œuvre. C’est ce qui fait bien d’elle alors justement une muse. Elle incarne sa totale absence d’intention, dans sa façon de se confondre avec le paysage. Le chemin qu’elle ouvre dans la mer se referme aussitôt et toute trace de son passage s’y efface. La photographie révèle et saisit, sans le figer, le cercle sans fin de ce passage indéfini, qui ne suit ni ne creuse de sillon. La muse est un champ et pas une forme. C’est notre regard qui la borde.

On comprend que l’art de Paul-Armand Gette se situe résolument du côté des muses. Et son idée de la muse est bien plus vaste que celle de « liberté » du modèle à quoi on la réduit parfois. De toute façon, il n’y a pas « d’idée » dirigeant son travail. Pas même celle de laisser libre cours à l’imagination d’un modèle. Alors le jeu consiste pour lui par ailleurs à se laisser déborder par les événements. Pas de portrait dans ses photographies puisque sa muse est sans regard. Rien ne vient y manifester l’existence de ce « rayon supérieur » qu’apporte la « conscience de soi » hégélienne. La relation entre deux subjectivités est dépassée par quelque chose qui leur échappe, qui est au-delà des modalités singulières d’être. Ce que Gette touche du bout des doigts en frôlant ses muses, c’est le caractère mythique de leur monde où l’existence fait office de signification. L’art devient une pratique qui mime le fait de n’en être pas une. Il est le seul passage possible, avec l’éros, pour l’être-là-nu de toute signification. Il n’y a pas de tentative de modification de l’événement qu’est la rencontre avec la muse chez Gette. Les Muses ne sont pas des intermédiaires (des entremetteuses), mais des éclaireuses aux deux sens du terme : elles montrent la voie et apportent l’illumination au sens d’une expérience du monde sans transcendance. La muse peut alors se fondre dans l’espace d’accueil que lui a ménagé l’artiste comme Helen Hessel dans la photographie de Man Ray. L’appareil enregistre les traces de ce moment dans lequel le donné s’offre et s’engloutit. L’artiste fait basculer tautologiquement ce qui se présente dans sa présentation. L’Art des Muses revient à vivifier le seul sentiment de présence. C’est ce que j’éprouve lors de ces après-midi de « recherche » partagés avec Gette – questionnant comme dit Nancy « la simple étrangeté de la présentation ». En travaillant avec Paul-Armand Gette j’adopte la mimétique de la muse, autrement dit, je fais semblant de ne rien faire. C’est une démarche holiste, totale. J’y découvre à chaque fois que seul l’artiste (ou l’amoureux !) peut faire se confondre à ce point Bios et Zoë. Ce n’est pas par hasard que Giorgio Agamben choisit Helen Hessel – qui incarne, avec Man Ray et Henry-Pierre Roché, la figure même de la muse-artiste – pour introduire le paradigme de ce qu’il appelle la « forme de vie » réussie.

« La vie que vit Helen et la vie par laquelle elle vit s’identifient sans reste.[6] »

C’est cette absence de reste qui est importante. Rien n’y est extérieur. Mais cela ne signifie pas que, ainsi qu’il en va dans le travail hégélien, quelque chose soit intériorisé. Comme dans le jeu de Gette avec le modèle, c’est le dualisme même intérieur-extérieur qui est effacé. Leur monde devient total. L’artiste (comme l’amoureux !) est un « être-porté »[7] comme dit Agamben. Mais porté par rien qui le soutienne si ce n’est le « manque absolu de poids et de tâche à accomplir ». L’absence totale de « travail » à faire.

En photographiant ses modèles, Gette se débarrasse de toute intention esthétique, relationnelle ou illustrative. Comme dans le tir à l’arc Zen, l’appareil photographique se fait oublier et la prise de vue se dissout dans l’abandon charnel du modèle[8]. C’est cette dissolution plastique partagée qui est le vrai geste de l’artiste.

Gette parle de « disponibilité réflexive »[9] entre lui et ses muses, c’est-à-dire du partage de ce qui va faire œuvre, et de la sensibilité « en miroir » à ce qui arrive. Ce sont donc bien la vacance et le désœuvrement qui aiguisent la sensibilité à la rencontre, c’est-à-dire à la préséance de ce qui fait présence sur sa signification. L’imprévisibilité de l’événement et de ce qui va faire œuvre, dans son aspect spatial et temporel, fait qu’art et vie finissent ainsi par s’identifier. Comme rien de particulier n’arrive et que cela est à la fois quelconque et œuvre en puissance, la vie de l’artiste, et la manière dont il la vit, constitue bien au bout du compte une œuvre-en-forme-de-vie-œuvre.

Lorsque nous travaillons ensemble, Gette et moi avons dans l’idée de créer des situations plutôt que des œuvres. Nous passons outre la « réalisation » de quelque chose pour recueillir ce qui se présente sur le moment. Il y a comme un débordement du poïen artistique – au sens où ce que nous faisons ne produit pas de « l’artistique » mais invente des manières holistes d’exister. L’artiste, en constituant sa vie comme forme-de-vie, devient lui aussi un modèle d’existence et en cela tout autre chose qu’un auteur. C’est peut-être ce qui fait qu’il partage avec la muse un fond de non-reconnaissance et de dépersonnalisation[10].

Agamben souligne dans L’Usage des Corps que « ce que nous appelons forme-de-vie n’est pas défini par la relation à une praxis (energeia) ou à une œuvre (ergon) mais à une puissance (dynamis) et un désœuvrement »[11]. C’est ce pouvoir de ne rien faire de spécial qui permet de trouver la paix et le bonheur dans une forme poétique de vie. Si travailler est l’expression d’une intelligence appliquée, l’Art, parce qu’il est une intelligence incarnée, est tout sauf un métier. Il n’en est pas davantage le contraire : distraction ou évasion. Au fond, il n’appartient même pas au monde de la Culture parce qu’il n’est pas une manière d’agir sur les significations mais une façon aveugle de les ensommeiller. Comme l’écriture selon Marguerite Duras, il consiste à « atteindre le non-travail » dans un de ces « instants où on se retire de soi-même » et où « on ne sait rien de tout cela qu’on fait »[12].

 

 

[1] REVERDY, Pierre, Nord-Sud 56.

[2] LISPECTOR, Clarice, La passion selon G.H., trad. Claude Farny, Paris, Éditions Des Femmes, 1978.

[3] HEGEL, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, t. II, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1939, p. 261-262.

[4] NANCY, Jean-Luc, Les Muses, Paris, Galilée, 2001.

[5] FOURCADE, Dominique, Décisions Ocres, Paris, Éditions Chandeigne, 1992.

[6] AGAMBEN, Giorgio, L’usage des corps, Homo Sacer, IV, 2, L’ordre philosophique, trad. J. Gayraud, Paris, Seuil, p. 267.

[7] Ibid., p. 266.

[8] HERRIGEL, Eugen, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc.

[9] « La pratique de l’art, comme je l’entends, c’est celle de la disponibilité réflexive », GETTE, Paul-Armand, Le loukoum rose d’Aziyadé, Marseille, Transbordeurs nyctalope, 2007.

[10] Clarice Lispector appelle en ce sens « dépersonnalisation » la « destitution de l’individuel inutile – la perte de tout ce que l’on peut perdre sans cesser d’être », op. cit., p. 222.

[11] AGAMBEN, Giorgio, op. cit., p. 339.

[12] DURAS, Marguerite, Les yeux verts, Paris, Les cahiers du cinéma, 1987, p. 17.

 

Mylène Duc

Docteur en Esthétique et sciences de l’art de l’Université Aix-Marseille

Chargée de cours Université Paul Valéry, Montpellier III

Plasticienne (peintre, photographe, collabore notamment avec Paul-Armand Gette)


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