La métanoïa, Dialogue entre Socrate et Albert Camus — Fabienne Potherat

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Que reste-t-il du « dialogue socratique » quand Fabienne Potherat choisit comme compagnon au philosophe grec Albert Camus ? L’espace littéraire de la rencontre, ici une plage, évoque immédiatement le théâtre de L’Etranger et la référence au soleil qui rend fou l’emporte sur Le Pirée de Platon. L’allure forcée de la reconstitution, parce que traversée par l’humour, fait de ce dialogue un jeu, un exercice de style que le lecteur prend plaisir à lire alors qu’il voit en toute transparence les trouvailles de mise en scène entre invention et renvois aux œuvres. Le jeu est une brèche. Où mène l’écart absurde des réponses ? Sur cette même plage. C’est là seulement que se joue, plus que le discours qui est le thème de départ repris du Phèdre, le dire. Le fait de faire disparaître le personnage éponyme pour faire résonner les mots de Socrate sur la plage de Camus touche à l’inépuisable flux et reflux de la pensée, aux lointains de la connaissance. A la joie et à l’angoisse mêlées du dire.

La métanoïa, Dialogue entre Socrate et Albert Camus

Nous composons autour du mot : métanoïa.

Ce mot grec s’entend dans le domaine du sensible, il indique ce qui transcende la pensée, l’esprit, la psyché. C’est une forme d’élargissement, de dépassement, d’ouverture à une autre forme sensible du conscient. Nous ne gardons pas dans cette proposition le sens religieux de la « conversion », nous accompagnons le retournement, autre sens de la métanoïa.

Pour cela, nous faisons dialoguer Socrate et Albert Camus, rapprochement improbable dans le temps mais conciliant dans l’échange des idées menant à la métanoïa. Le retournement s’opère en chemin, chacun de ces deux illustres personnages ayant le dire en partage. Ce dialogue devient alors un métalangage indiquant le lieu du changement dans l’interstice du logos.

Une fois le langage devenu parole, il reste encore du langage, cet après-dire nous revient.

(Ce dialogue, entre Socrate et Albert Camus, a bien eu lieu par littérature échangée, partagée dans un pays du Sud, au milieu de l’été, près de la mer Méditerranée. Les deux hommes se fréquentent et s’apprécient.)

ALBERT CAMUS – Allez… Viens Socrate, allons boire un bon verre de vin.

SOCRATE – Je préférerais une coupe d’ambroisie, un peu d’immortale, juste avant le banquet que je préside.

ALBERT CAMUS – Moi, c’est un discours que je dois préparer…1 et j’ai bien peur…(silence) avec cette chaleur… de délirer.

SOCRATE – Allons, mon ami, marchons et ainsi les Muses viendront à notre secours…

(Ils se mettent en route le long de la plage. Soudain, Socrate s’arrête.)

SOCRATE – « Mais, il y a une chose, je pense que tu pourrais avancer : il faut que tout discours imite le vivant et forme un système, un corps à soi-même, qu’il ne reste pas sans tête ou sans jambe, qu’il ait un tronc et des extrémités qui aillent bien d’un élément à l’autre et avec l’ensemble, une fois dûment écrit. »2

ALBERT CAMUS – « Il y a des choses dont je n’ai jamais aimé parler. Quand je suis entré en prison, j’ai compris au bout de quelques jours que je n’aimerais pas parler de cette partie de ma vie. » 3

SOCRATE – « Celui-là, mettons, pour t’éviter un coup de sang, nous allons le laisser tranquille même si j’y trouve force exemples : à y jeter œil, il y aurait en effet un certain profit, mais à le prendre comme modèle, si on s’y mettait, alors il n’y en aurait plus du tout. » 4

ALBERT CAMUS (imitant l’inspecteur Colombo et voulant changer de sujet) – « Ma femme fait toujours la sieste après le déjeuner. Moi je n’aime pas ça. Il faut que je marche. » 5

(Ils se remettent donc en marche lentement.)

SOCRATE « Alors voici deux routes : supposons d’abord un comportement hiérarchisé, l’amour de la sagesse (ou philosophie), auxquels la victoire du secteur le plus qualifié [l’excellence] de sa partie spirituelle amène le tout, c’est alors dans la béatitude et l’accord des pensées qu’ils passent ici-bas leur vie : maîtres d’eux-mêmes et corrects, ils ont réduits en esclavage le parti qui inculquait la perversion du souffle vital, ils ont rendu la liberté à celui qui inculquait les valeurs ; aussi , leurs jours terminés, leurs ailes se soulèvent… et il n’existe pas de plus hautes valeurs parmi celles que la sagesse morale de maîtrise de soi, du côté humanité, ou, du côté des Dieux, le délire, ont le pouvoir de procurer à l’homme. »6

ALBERT CAMUS (regardant les vagues) On y va ? « J’ai plongé. Lui est entré dans l’eau doucement et s’est jeté quand il a perdu pied. Il nageait à la brasse et assez mal, de sorte que je l’ai laissé pour rejoindre Marie. L’eau était froide et j’étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans la bouche. »7

SOCRATE (en regagnant péniblement la plage et tout essoufflé s’adressant à son ami faisant tranquillement la planche) « Oh, là, là ! Le monstre : tu as su trouver le joint pour obliger un amoureux des discours à en passer par tes volontés ! »8

ALBERT CAMUS (rejoignant son ami en riant) – « Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait plus personne sur la plage. » 9

SOCRATE «Passe donc devant, et regarde en même temps où nous pourrions nous asseoir.» 10

ALBERT CAMUS – Tu devrais créer ton école, non de philosophie, mais de natation !

SOCRATE (revigoré par le bain de mer) « Silence, alors : prête l’oreille ! … En réalité, ce qui est divin, selon toute apparence, c’est cet endroit : aussi, lorsque tu me verras à tant de reprises possédé par les Nymphes au fil de mon discours, tu n’auras pas à être étonné. Déjà les approches du lyrisme sonnent dans ma voix. […] Ce phénomène sais-tu, tu en est responsable» 11

ALBERT CAMUS – « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. »12

Fabienne POTHERAT, 18 novembre 2020.

Note sur l’auteur

Fabienne Potherat est née en 1957. Graphiste free-lance à Paris, puis Avignon (Maison des Artistes). Artiste plasticienne et conférencière. Enseignante en arts appliqués (CIFAC, AFPA) et en arts plastiques à Nîmes. Accompagne les adolescents avec TED et polyhandicaps (Formation Sésame Autisme Languedoc, Mas de la Sauvagine à Vauvert et IRTS Montpellier). Vit depuis 2006 à Port-Vendres.

Diplômée en arts plastiques, Maîtrise (mention Bien) en juin 2003, Faculté de Nîmes Vauban.

D.E.A. « Liens sociaux liens symboliques », (mention Bien), en juin 2004, en psychologie, ethno et anthropologie, Université Paul-Valery Montpellier III.

Docteur en Études Psychanalytiques, (mention Très Honorable), en décembre 2010, Université Paul-Valery Montpellier III, sous la direction de Monsieur Bernard Salignon, recherche autour de la maladie mentale en art.

Bibliographie

Actes de conférence :

« La frontière, état psychique », in Hypnos II Les frontières invisibles (1968-2008), Études réunies et présentées par Frédérique Toudoire-Surlapierre et Nicolas Surlapierre, éd. L’Improviste, 2014.

« La ruine comme fondement », in « 2003-2013, Dix ans de culture partagée », Actes des conférences, Cycle « Urbanisme, architecture, Habitat » sous la dir. d’Anne- Marie Llanta, éd du CAUE 30, 2013.

« Danser, la représentation du corps festif en art » in La Fête au présent, Mutations des fêtes au sein des loisirs. Préface de Jérémy Boissevain, textes réunis par Catherine Bernié-Boissard, sous la dir. de Sébastien Fournier et al. Conférences universitaires de Nîmes, L’Harmattan, 2009.

Autres :

BALAD’Art, N°4, Les artistes exposent autour du lac de Faux la Montagne (Creuse), éd. Les Ateliers du Plateau, J.J. Seguy, 2011.

« La Joconde autrement », Essai, aux Presses littéraires, St Estève, 2020.

Notes

1 Albert Camus s’apprête à recevoir le Prix Nobel de littérature le 10 décembre 1957 à Stockholm pour l’ensemble de son œuvre et doit préparer son discours.

2 Platon, Phèdre, trad. J. Cazeaux, Le Livre de Poche, Classiques de la philosophie,1997, 264, p.176-177.

3 Albert Camus, L’Etranger, Gallimard, Folio, rééd. 2015, p.111.

4 Platon, ibid, 264, p.178.

5 Albert Camus, ibid, p. 82.

6 Platon, ibid, 256, p. 153-154.

7 Albert Camus, ibid, p. 80.

8 Platon, ibid, 236, p.102.

9 Albert Camus, ibid, p. 83.

10 Platon, ibid, 229, p. 86.

11 Platon, ibid, 238, p. 106.

12 Albert Camus, ibid, p. 93.


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