Home » Meta » Le méta de la métaphysique, ou l’impossible pensée de l’ombre traversante — Camille Hervé
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Penser le méta de la métaphysique serait-il en penser le mouvement ? Il nous semble dans cet article de Camille Hervé qu’il s’agit de nourrir une proximité de l’être par la pensée qui vise quelque chose d’aussi « un », initial, absolu, en somme, mais qui involue et évolue en l’objet que le philosophe pense, irréductible à un objet. Au sein de ce paradoxe le méta de la métaphysique en devient le seuil toujours inuitionné, ressenti, franchi, autant derrière soi que devant soi à nouveau. Une sphère fascinante que l’être en lequel, autour duquel et à travers lequel l’esprit circule. Il parle aussi de l’impossible désir de dire l’être sans le regarder, l’impossible dire absolu, sans tomber dans un dire absolument relatif, mais un qui s’adresse à l’être, transite par lui. La pensée dite en devient le seuil…
Le commencement de la philosophie, la situation d’un début de la pensée dans un point du cercle de la connaissance ne se trouve que dans son impossible absoluité constituant pourtant son caractère totalisant. S’il apparaît impossible de commencer en un point de l’absolu, c’est en tant que ce dernier n’est pas un lieu fixe déterminé mais constitue un espace dans lequel se côtoient à la fois être et néant. S’il y a un commencement possible, alors il doit se trouver en un lieu dans lequel rien n’est encore advenu et qui contient en même temps la possibilité que quelque chose commence. Ce qui doit se mettre en marche ici c’est la philosophie, qui ne semble pouvoir prendre son impulsion que dans l’être. Si cette dernière est bien une « science de l’être pour lui-même » recherchée par Aristote, alors son commencement ne peut que se situer à même son objet. Il faut ainsi qu’elle prenne racine dans le lieu du développement de ce qu’elle questionne, la philosophie, si elle veut prétendre à la connaissance de l’être, ne peut échapper au mouvement entraînant sa propre possibilité. Cet « être pour lui-même », celui qui est tout ce qui peut être en tant qu’il est lui-même cette totalité, apparaît ainsi comme étant sa propre totalisation, pur, ou non-encore déterminé comme un être particulier. Ce que l’on entend donc par science de l’être serait cette connaissance de ce qui comprend la totalité des êtres possibles. Il est ce qui est absolument, la possibilité même de la présence. En tant que tel, il est nécessairement pur, non déterminé en tant qu’étant toute détermination possible dans laquelle il prend forme. Si par conséquent le commencement est un pas-encore-advenu qui existe, il est alors nécessairement l’être qui se présente en tant que lui-même non étant. C’est ainsi qu’il est situé par la métaphysique moderne qui pense la séparation entre ce non-déterminé et les choses soumises au changement. Cette science de l’être pour lui-même ne peut donc pas se développer à la manière des sciences étudiant des parties de ce dernier. Dans la possibilité même de son existence, la philosophie contient inévitablement une contradiction. Comme questionnement sur l’être, elle est recherche d’une unité dans le champ d’une manifeste multiplicité. Il est par conséquent impliqué dans le commencement même du questionnement une confrontation entre deux entités opposées supposées se rencontrer dans le lieu de ce qui existe réellement. Un lieu commun qui laisse être l’identité stable et la différence en mouvement, la philosophie se fait pensée de ce qui existe sans se détruire dans son autre, elle est un laisser être ce qui est déterminé comme différent. C’est dans ce creux de la séparation maintenue pour elle-même que se situe l’identité de chaque être avec lui-même, comme un être déterminé, identique à soi en tant que différent. Que peut donc être ce questionnement visant dès son commencement une contradiction ? Est-il assuré que l’instabilité de l’être se différenciant puisse être absorbée dans une identité stable ? C’est précisément sur ce point que vient émerger la logique aristotélicienne, ne pouvant accepter de réduire l’existant à la seule contingence d’une nature creusant elle-même le sillon de son mouvement. La philosophie n’est donc pas seulement une approche méthodique mais elle est questionnement nécessaire, recherche renouvelée manifestant les rapports de l’être humain au lieu de son séjour. Si donc la philosophie peut être cette science des sciences, c’est seulement en tant qu’elle est l’attitude ouvrant tout questionnement possible par rapport aux êtres.
Le commencement est ainsi cette possibilité de la découverte des êtres, attitude d’ouverture vers la présence comme étant l’être déterminé en sa multiplicité. Le commencement est philosophie ou la philosophie est commencement, ce dernier n’étant rien d’autre que l’être lui-même comme ouvert dans la présence. Si la philosophie a été déterminée comme « métaphysique », c’est donc en tant qu’elle est une recherche de ce qui englobe la totalité de l’existant, une identité à partir et vers laquelle chaque chose existe et émerge. Or, cette identité ou essence de l’étant dans sa totalité, si elle est bien ce qui permet à chaque être d’être ce qu’il est, doit à la fois s’annoncer comme unité mais aussi comme présente en chaque chose singulière. Cette transcendance du monde de l’existant serait ainsi profondément contradictoire : à la fois une et identique mais aussi multiple. Effectivement, si elle est un tout, alors elle doit aussi être chaque chose particulière, aucun détail ne peut échapper à sa totalisation absolue. La direction philosophique vers l’existant se présente donc premièrement comme une tentative de réduction de la multiplicité chaotique de l’étant à une totalité capable d’en rendre raison. Ce qui apparaît ici, c’est donc une insuffisance de l’existant ne s’expliquant jamais. Il y aurait ainsi besoin de la pensée philosophante afin de situer ce qui vient lier l’existant dans la totalité des rapports entre les êtres qui le composent. Il y aurait par conséquent une séparation essentielle entre la pensée donnant raison de la manière dont les êtres existent et la simple présence mouvante de ces derniers. Si la métaphysique tente de situer le fond à partir duquel tous ces êtres se rejoignent, elle semble pourtant incapable de questionner son propre parti pris. En effet, en déterminant l’attitude métaphysique comme connaissance de l’identité à partir et vers laquelle tous les étants se dirigent, la philosophie pose comme évidente la séparation entre la simple existence des choses particulières (sans raison, instable, non vraie) ; et la pensée censée en donner l’explication par une élévation à la vérité du concept. Ce « méta » de la philosophie, ce qui à la fois soutient et dépasse la réalité physique, ne serait ainsi pensable qu’à partir d’un abîme creusé entre ce qui se donne simplement comme là et la pensée qui en saisit la vérité. Quel serait alors ce rapport entre l’être et la pensée ? Si cette dernière est censée pouvoir saisir la vérité fondamentale de l’existant, elle doit à la fois le dépasser et lui être adéquate. La vérité se situerait ainsi dans un accord entre la pensée et l’existence réelle qu’elle parviendrait à établir dans des concepts clairs et fixes. Or, c’est sur ce point que vient émerger un paradoxe fondamental semblant vouer toute recherche métaphysique à l’échec. Si le simple être-là des choses n’est pas encore le concept, c’est-à-dire ce qui existe selon le mode de l’apparition instable et mouvante, et la pensée une force d’identification, comment cette dernière pourrait prétendre à l’adéquation avec son objet ? Autrement dit, comment la pensée pourrait à la fois être conforme au réel si ce dernier n’est qu’un chaos instable devant être fixé dans une vérité plus haute ? Pour sortir de l’impasse, il faudrait soit poser une cohérence interne à l’existant que la pensée viendrait saisir et énoncer, soit au contraire considérer la pensée à la lueur de son objet : mouvement infini de dépassement et instabilité productrice. Le terme méta implique une double direction : ce qui est à la fois au-delà de l’objet et ce qui le traverse, la métaphysique serait par conséquent un dedans et un dehors. Si la philosophie ne peut pas commencer ailleurs que dans l’être, elle ne semble pas pouvoir finir en lui si elle est bien ce qui se situe tout aussi bien en dehors de cet objet dont elle s’occupe. Avant de poursuivre notre cheminement à travers ce qui à la fois semble être le plus évident et qui pourtant devrait receler un mystère à dévoiler par la pensée, il est nécessaire de revenir sur ce que l’on a déterminé comme objet de la réflexion métaphysique. Nous avons indiqué à la suite d’Aristote que la philosophie doit être science de l’être pour lui-même. Or, qu’est-ce à dire de ce dernier ? Hegel, dans le premier tome de son encyclopédie des sciences philosophiques, vient déterminer ce qui se situe au centre de la réflexion philosophique. Il ne peut en aucun cas s’agir d’un être dit « pur », en tant que ce dernier est tout aussi bien néant. La philosophie ne peut pas avoir pour objet un être absolu dépourvu de contenu, si ce dernier est la totalité de ce qui est, il doit nécessairement s’annoncer comme étant la totalité de l’existant. Cet être évacué par la métaphysique comme abstraction vide constitue ainsi le point limite de la philosophie qui n’a rien à dire sur lui. Or, si cette dernière ne peut parler de lui en tant qu’il se détruit en passant dans son autre (le néant), alors elle est vouée à être un discours sur l’étant ou ce qui apparaît dans un contenu déterminé. Nous voilà transportés de la science de l’être vers la science de la manière dont il apparaît. Le néant apparaît non pas seulement comme négation de l’être mais devient ici son équivalent. Tandis qu’elle doit commencer dans l’être, la métaphysique commence et se déploie dans l’existant, elle est connaissance des multiples manières dont l’être se manifeste. Elle trouve ainsi sa limite dans ce qui constitue son fondement, c’est ce dernier qui reste in-questionné par elle en tant qu’elle ne peut rien en dire. C’est donc dans ce rien, ce trou de l’être, qu’elle prend impulsion et dans lequel s’effondre son discours.
La question qui émerge nécessairement ici c’est la possibilité de l’existence du néant, mais aussi celle d’un être sans contenu, un être en général qui ne serait lui-même rien d’étant. Ces deux extrêmes traversent la métaphysique sans qu’elle parvienne à les penser. Si elle est science de la totalité du physique, ce qui le traverse et le fonde, reste à savoir ce qui fonde la métaphysique elle-même. Ce que nous nous proposons de questionner, c’est par conséquent le méta de la métaphysique qu’elle ne peut pas dire et qu’elle laisse ainsi nécessairement de côté. Si avec Hegel la philosophie devient la pensée qui se sait elle-même, le savoir qui retourne en lui en posant son autre comme un de ses moments, ce dernier est la nature dans sa totalité qui constitue le moment de l’objectivité de l’esprit présent à lui-même. Or, s’il est rationnel qu’il y ait de l’irrationnel, il n’en reste pas moins que la philosophie évacue dès le commencement de son mouvement spéculatif un quelconque énoncé sur le néant. Si ce dernier est ce qui n’a pas de contenu, alors aucun discours ne peut lui correspondre. Nous demandons alors : le langage peut-il seulement être compris comme une correspondance entre la pensée qui énonce et une réalité dont elle manifeste la vérité profonde ? Autrement dit, si la métaphysique se trouve enfermée dans ses propres présupposés sémantiques faisant nécessairement du néant un être et de l’être pur une abstraction vide, n’y aurait-il pas aussi une parole venant montrer cet autre dans lequel elle trouve sa limite ? Tandis qu’elle est une prétention à la possible connaissance de la totalité de l’être mais ne pouvant cependant rien dire sur lui, elle ne peut par conséquent que se détruire dans son propre impératif. C’est finalement en tant qu’elle se pose comme science qu’elle ne peut jamais atteindre ce qui fonde le mouvement même de la pensée. Le savoir qui se sait se cherche dans ses objets, ce qu’il y trouve c’est la vérification de ses concepts mais en aucun cas la raison d’un tel besoin de connaissance. Si la pensée ne semble pas pouvoir s’en tenir à la seule immédiateté de l’intuition sensible, mais tente de venir mettre au jour la raison de la totalité de cette apparence qu’elle trouve d’abord face à elle, c’est en tant que l’être seul ne donne jamais ses raisons. Il y aurait alors au fond de l’existant une instabilité fondamentale bien plus qu’une vérité claire et transparente que la pensée pourrait venir saisir. Si la métaphysique est un au-delà du physique en tant qu’elle le fonde en raison c’est donc qu’à ce dernier n’appartient pas la logique mais au contraire un néant de signification que la pensée ne peut endurer. Le besoin de connaissance vient ainsi traduire une angoisse fondamentale face à un éclatement du réel qui seul ne donne jamais d’explication. Il ne s’agit en aucun cas ici d’insinuer que la pensée constitue seulement une construction artificielle de lois radicalement extérieures à l’existence de ses objets. Les rapports établis par la connaissance conceptuelle entre les objets est une nécessité de l’existence humaine qui est avant tout un habiter-avec. Sans aucun repère dans le monde s’offrant ainsi fondamentalement comme une totalité sans signification, il serait impossible de séjourner auprès des autres existants. Or, il est évident que la manière dont l’existence se déploie est toujours sur le mode du avec, ou celui du rapport avec les choses et les êtres multiples. Nous disons cependant que si la connaissance est absolument nécessaire au confort de l’être-chez-soi dans le monde, cette dernière vient pourtant manifester un vide fondamental, celui de la simple présence. C’est précisément en tant que cette dernière constitue l’étrangeté radicale de la pensée ne se trouvant plus chez elle, assurée dans ses connaissances, que le besoin d’organisation se fait sentir. La question n’est donc plus celle de la valeur de vérité des lois de la pensée censées soit être puisées à même la réalité, soit au contraire être la seule réalité (production d’une vérité subjective par la seule force de l’esprit). La vérité n’a finalement de valeur que dans le cadre de la pensée qui tente de se situer dans le réel en établissant tous les rapports possibles entre les phénomènes qui composent le monde dans lequel elle évolue. Cependant, si l’existence n’était que ce rassurement par une connaissance stable de la totalité du réel, il n’y aurait alors aucune expérience de ce dernier autre que la tranquillité du savoir. S’il y a la perspective de l’existence d’un tout englobant cet éclatement des choses, c’est donc bien que ce qui s’offre à la pensée se présente primairement sur le mode de la multiplicité éparpillée. Toutes les tentatives de saisie d’une vérité stable et essentielle viennent manifester cette incohérence de l’existant, qui, dans sa seule existence ne peut être considéré comme étant la vérité. Si le « méta » est ce qui traverse tout l’existant et l’englobe, alors cette vérité serait bien plus à comprendre comme un trou dans le réseau de significations dans lesquelles la pensée vient encadrer son mouvement ; situant chaque chose dans la totalité du système de sa propre connaissance. On ne peut en effet pas affirmer sans se contredire que la vérité à révéler est à la fois le repos simple du concept et poser une incohérence fondamentale dans l’objet même de ce savoir. Si le contenu de la pensée est désorganisé, sans raison de sa simple existence (devant être ramené à l’ordre du savoir clair), alors soit la vérité n’appartient qu’au concept, soit il nous faut revoir ce que l’on entend par elle. Le rapport semble encore plus complexe, peut-être la pensée dans ses énoncés ayant valeur de vérité vient manifester malgré elle cette instabilité fondamentale. En tant qu’elle se fait vérité, elle montre que cette dernière échappe à la simple présence de ce qui est. En se produisant comme force conceptualisante, la pensée manifeste par opposition ce que le réel n’énonce pas : sa vérité comme absence profonde de raison. Ainsi, il apparaît que ce qui traverse à la fois l’existence objective et le besoin métaphysique de la réflexion spéculative sur cette dernière c’est une absence, ou un quelque chose ne s’annonçant qu’en filigrane, en amont de la clarté de la fixation signifiante. C’est sur ce terrain, ou dans ce milieu comme trou béant laissant toutes les significations encore possibles, que l’existence objective et la réflexion spéculative se rejoindre et trouver la nécessité de leur rapport. L’adéquation se donne ainsi malgré elles, la pensée n’est pas à l’image du réel et le réel n’est pas une production de la pensée. C’est seulement en tant que chacun de ces côtés contient au fond un néant signifiant qu’ils peuvent se déployer l’un avec l’autre. Nous revenons ainsi à notre question : est-il cependant possible de penser ce rien à partir duquel émerge ce qui est en présence ? S’il est impossible de le dire sous la forme d’un logos logique en donnant la vérité (puisqu’il n’a encore aucun contenu), alors une telle pensée ne sera pas à chercher au sein des énoncés de la science. Si la métaphysique réduit le néant à une abstraction vide, il nous semble que c’est seulement en tant qu’il est ce qu’elle ne parvient pas à englober dans son discours. Sa prétention à la science l’empêche effectivement de pouvoir plonger dans ce néant sans le réduire à ses propres présupposés, venant finalement seulement justifier de ses premières vérités. La plus fondamentale étant celle qu’en dehors de l’être il n’y a rien à connaître. Nous suivons Hegel lorsqu’il indique dans le dernier tome de son encyclopédie que l’esprit a besoin de supprimer l’extériorité de son autre qu’est la nature en la ramenant au repos de son identité avec lui-même. Cette négation de son autre lui faisant face constitue ainsi la révélation de l’esprit à lui-même, rassuré dans son existence, trouvant sa signification. Cette dernière manque sans l’opération de la réflexion. S’il faut supprimer l’autre c’est en tant que l’imposition de son existence insignifiante vient manifester l’angoisse d’une pensée qui ne parvient pas à se situer en lui. Pour que la conscience soit chez elle il faut ainsi qu’elle domine les sensations qui la traversent :
Ce savoir-faire de l’esprit, ayant été parcouru par des sensations dont il ne peut pas rendre raison dans un premier temps doit ensuite les ramener à un contenu fixe. La représentation par habitude constitue ainsi le moment de libération de l’âme de son rapport magique à sa propre existence. L’esprit ne semble donc pas pouvoir en rester à cet instant irrationnel de la pensée. Or, si la pensée est bien une capacité à se faire conscience, à se déterminer comme un moi particulier, ce tout rassemblant la totalité de ses sensations comme étant les siennes et qu’elle peut contrôler en tant qu’elle les connaît, le sentiment lui-même reste une immédiateté n’offrant aucune explication. Si la philosophie hégélienne, en tentant de redessiner l’horizon de la métaphysique, place dans l’esprit la force de rassemblement de la totalité naturelle de ses sensations et affections, c’est en tant que la conscience ne peut se sentir « chez elle », se rassurer qu’en tant qu’elle fixe ce génie intérieur qui agit d’abord sans sa permission. Sans l’établissement rationnel des rapports entre le contenu multiple de l’âme, l’esprit est malade, dans un rapport magique ne parvenant pas à déterminer un monde stable. Celui qui ne pense pas le monde sous le prisme de la connaissance rationnelle est donc à la fois le « fou » mais aussi (selon les mots même de Hegel) le « clairvoyant ». Il semble donc bien y avoir au fond du rapport de la pensée à l’être une immédiateté qui ne donne pas ses raisons. Si l’esprit a besoin de le fixer dans une connaissance certaine c’est donc en tant que cette immédiateté envahissante le place face à ses propres bornes. Si l’on reprend le cheminement de l’âme se constituant comme un Soi particulier, il apparaît que le sujet n’est pas tout d’abord rationnel mais se sent comme envahi par une immensité de sensations dont il ne peut donner raison. Ainsi, le premier rapport du sujet à lui-même se constitue comme une infection de l’âme par un monde l’affectant dans son être. Le sujet qui se sent exister ne peut être considéré comme une entité enfermée en elle mais il se trouve dans une posture d’accueil de ce monde auquel il s’ouvre en tant qu’il existe. Or, cette immensité qui l’envahit, cette extériorité non encore pensée et ramenée à la totalité d’une connaissance n’est pas le rassurement du chez soi de la conscience. C’est en tant que cette affection première n’est pas la révélation du Moi comme Je particulier que le sujet se trouve perdu en elle. Il ne peut se situer dans cette totalité ouverte face à lui et dans laquelle il doit trouver sa place. Ainsi, le moment du rapport magique et de l’affection du sujet par son monde se présente comme instant de l’angoisse fondamentale. En effet, s’il est impossible de se sentir chez soi dans ce monde sans signification, il faut alors nécessairement le construire comme rationnel. Le sujet doit se situer, se déterminer et expliquer son propre être qui lui est cependant toujours déjà ouvert par l’affection d’un monde dont il n’est pas le créateur. Si la métaphysique est bien la science de l’être, alors elle est possibilisée par cet instant magique, une première ouverture d’un être sans signification qui la traverse, se manifestant comme arrachement du sujet à la certitude du rapport logique entre ses représentations. Le besoin métaphysique manifeste ainsi une angoisse fondamentale de la pensée face à ce qui s’ouvre en elle, le fond de l’être n’est donc pas rationnel mais profondément instable et sans raison. La connaissance constitue ainsi une lutte infinie de l’esprit face à sa propre insignifiance, une tentative de néantisation de ce néant qui l’affecte et l’infecte. Si l’esprit doit dominer ses sensations c’est donc que ces dernières, en tant que non produites par lui, sont tout d’abord incontrôlables. Penser cet instant de néant de l’esprit est impossible pour celui qui cherche à être chez lui ; pour se constituer en un Soi, il faut avoir la certitude que le contenu naturel est tout aussi bien la vérité produite par l’esprit. Si la philosophie, entendue comme science, ne peut pas dire ce qui la traverse ni connaître cet être qui est tout aussi bien néant d’elle-même ; il nous faut donc tenter d’écouter ceux qui possèdent cette clairvoyance ignorante. Tandis que la métaphysique prend l’être comme un problème à résoudre, à situer comme origine de la totalité de l’étant, prend la forme d’un logos sur ce dernier, il y a cependant des humains « délirants », énonçant un discours en dehors de la structure logique de la langue.
Si à la philosophie appartient le discours logique, on relègue alors la parole poétique au rang de non-vérité, un langage empêtré dans le moment fictionnel de la pensée. Or, si l’on suit toujours le cheminement de l’encyclopédie hégélienne, cet instant de la conscience se formant des images n’est pas dénué d’objectivité. On dit que le poète n’est pas à la recherche de la vérité, le monde qu’il énonce se situe en dehors des structures habituelles de significations. Nous avons ici deux objections à opposer à cette conception de la parole poétique. Il est tout d’abord manifeste que la poésie ne se situe en rien en dehors de la langue, elle est bien un discours. Ce dernier cependant joue avec les structures signifiantes, elle déplace les choses dans des lieux leur donnant une couleur inhabituelle. Les choses ainsi énoncées par le poète ne font pas signe vers une place permettant leur utilisation possible. Est-il pour autant permis de considérer la parole poétique comme un à-côté du réel dont la vérité ne pourrait être énoncée que par le discours logique ? Nous disions plus haut que la connaissance est possibilisée par une ouverture angoissante de la totalité du monde non encore signifiant. Si la raison répond à ce manque fondamental de logique dans les choses ouvertes à la conscience, alors il y a bien un premier accès de la pensée à cet ensemble non signifiant. Le poète, en tant que délirant, semble ainsi indiquer ce trou inhérent à la pensée. Cette dernière serait primairement une ouverture au monde comme un déjà-là non organisé par les structures de l’entendement. Il devient essentiel de revenir sur cet instant magique de l’âme qui se sent sentir le monde. En effet, ce rapport magique n’est pas invention ex nihilo d’un monde en dehors de toute réalité. Bien au contraire, il est le sentiment du monde, ou la sensation de l’être-là de la pensée qui se détermine à partir de l’existence de choses qui l’affectent. Avant toute possibilité d’énonciation logique se trouve ainsi un rapport poétique ou « magique » de l’âme qui se voit dans le monde ouvert face à elle. On dit aussi que le poète énonce son « monde intérieur », comme si ce dernier se constituait en dehors de toute existence extérieure. Que l’on considère le langage comme énonciation d’une vérité réelle ou de l’existence intérieure de celui qui parle, on reste ainsi dans un face à face entre le sujet parlant et l’objet du discours. Or, si le sujet peut parler c’est en tant qu’il ressent le monde dans lequel il se trouve lui-même comme à être ce qu’il est, devant donner raison de ce qui s’ouvre face à lui et le comprendre comme son propre contenu. Ainsi, il n’y a pas de séparation entre le sujet parlant et ce réel (objet du discours), il y a au contraire une émergence conjointe de la réalité et de cette « âme » qui le comprend comme lieu de son existence possible. S’il y a toujours des choses à connaître c’est donc seulement en tant que le sujet s’est toujours déjà compris comme étant-au-monde, ayant à exister et à rendre raison de lui. Nous laissons donc à la métaphysique le soin de donner les fondements de cet ensemble d’étants dans lequel l’être humain existe. Cependant, pour effectuer le déplacement dans le trou laissant possible l’établissement de la connaissance, cette autre vérité dans laquelle la raison ne se retrouve pas, il nous faut partir en compagnie de ces « fous clairvoyants » ne cherchant pas la connaissance mais ayant toujours déjà compris l’ouverture de l’être. Si les poètes disent le monde c’est en tordant les structures de la langue, faisant signe non pas vers le concept des choses qu’ils disent mais en direction du néant inhérent à toute pensée et donc à tout discours. En effet, s’il est possible de jouer avec les mots, d’énoncer des contre-sens, c’est seulement en tant qu’au fond du monde se trouve un manque laissant le discours se déployer. Si les choses possédaient bien un concept fixe et déterminé, énonçable par le discours rationnel, alors il n’y aurait ni besoin d’une recherche scientifique ni aucune parole poétique possible. Le lieu dans lequel se rejoignent à la fois le logos et le muthos c’est donc dans ce néant impossible à dire mais vers lequel il est possible de faire signe. En retournant à cet instant magique, en sortant des structures logiques et signifiantes, le poète vient montrer la possibilité même de se déplacer en elles. En parlant, il ne dit pas le néant mais le fait voir. Le vide ne serait donc pas un rien ou une absence d’être mais un trou fondamental et inhérent à l’existence, laissant possible le jeu de la parole et la vie des concepts, se déplaçant à l’image d’une pensée cherchant à s’établir chez elle. Hegel indique déjà que la pensée ne peut exister sans se créer des fictions, elle fonctionne par images. L’immédiateté de la sensation est rapport au possible, cette matière passive d’Aristote qui est seulement la possibilité de l’existence dans une figure, qui est donc le tout du monde pouvant émerger effectivement. On sait que la raison ne peut en rester à cette immédiateté non encore déterminée, or, est-il possible de la considérer comme dénuée de toute vérité ? Si elle est bien l’ouverture de tout monde possible, alors elle est un rapport à une certaine vérité, une compréhension de la possibilité même de l’existence. Cette passivité serait ainsi la mise en marche de la raison, une compréhension première précédant toute structure logique. Si le poète est bien celui qui parle sans raison, énonçant des non-sens, alors il parvient à dire cette ouverture première. Il est passif en tant qu’il se laisse prendre par cette totalité indéterminée, insignifiante. Si la raison ne peut endurer ce néant qui est le sien, cela n’autorise en rien à considérer la parole poétique comme un à-côté du réel. Elle est bien au contraire le signe d’une compréhension essentielle, elle met la raison face au vide qui la rend possible. Ce laisser-être les choses s’imposant ainsi à la pensée est l’endurance du vide fertile que le poète ne tente pas de réduire à la fixation rassurante d’une connaissance stable. C’est cet instant douloureux dont nous parle Mallarmé ; prendre par l’instabilité de la présence. Martin Heidegger, à la fin de sa conférence intitulé « Identité et différence » conclut à une impossibilité pour la métaphysique de dire son néant, elle ne peut sortir de son propre langage puisque partout où elle se dirige, elle trouve de l’être. S’il lui est impossible de dire ce qui lui échappe c’est en tant qu’elle sait déjà ce qu’elle recherche, en se dirigeant vers l’étant elle cherche à confirmer qu’en dehors de l’être, il n’y a rien et elle n’a rien à dire sur lui. En sachant déjà ce qu’elle cherche, elle ne peut effectivement que trouver ce qui lui est en fait toujours déjà acquis, une assurance de l’être ou de la présence. En se questionnant elle ne fait finalement que se retrouver elle-même parmi ses objets, posant et se reposant sur sa connaissance assurée. Comme l’indique Wittgenstein : « Ce qui ne peut être dit, peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence.3 » Ce qui ne peut être dit c’est par conséquent ce qui échappe au langage de l’adéquation et l’identité définie, le silence qui lui correspond est celui la pensée maitrisant son objet. Si cependant nous nous tournons un instant vers une autre expérience du monde ne cherchant pas à accéder à une supposée vérité du réel pouvant s’énoncer comme vérité absolue dans le langage de l’adéquation , alors ce n’est pas l’être qui se donne comme fond mais le néant de signification. C’est cette absence de signifiant qui vient clore la conférence d’Heidegger en laissant ouverte une question que nous souhaitons prendre en charge :
Ce que nous tentons ici c’est d’écouter cette parole qui se déplace hors de la vérité logique, se donnant non pas dans la recherche d’une fondation absolue de l’existant mais dans une expérience du jeu lui-même dont nous parlait déjà Martin Heidegger. Ce jeu, qu’il détermine comme essence de l’être, doit être repensé, nous semble-t-il, en dehors du prisme de la recherche de l’essence. En effet, en se plongeant dans la différence entre l’être et l’étant, tandis qu’il sauvegarde la différence elle-même, Martin Heidegger se situe malgré tout dans une recherche d’un fond ou d’une origine, non pas de l’étant mais de l’être lui-même. Ce dernier ne serait par conséquent pas l’essence de la totalité de l’existant mais il y aurait une essence de l’être, oubliée par la métaphysique. Il reconnaît ainsi lui-même la difficulté d’un quelconque questionnement sur l’être en dehors du langage de ce qu’il tente de dépasser. Les termes d’essence, d’être et d’étant, chargés de toute cette histoire de la pensée, s’imposer à nous. Prenons ainsi toute la mesure de la fin de cette conférence en tentant l’aventure de la sortie hors de la langue de la métaphysique. A partir de l’expérience de la parole de celui qui, en travaillant la signification, n’a pas rencontré cette pleine lumière de l’être, mais bien plutôt le néant comme creux dans lequel fourmille le non-encore-là. C’est Stéphane Mallarmé, après un travail acharné de la langue dans une recherche de la signification absolue du monde qui fait l’expérience de son absence. Il écrit ainsi à son ami Henri Cazalis à propos de la rédaction d’Hérodiade :
Stéphane Mallarmé, dans la rédaction d’Hérodiade, se met à la recherche du mot absolu, de la structure idéale de la langue pouvant dire le mystère de la totalité du monde se donnant dans ses multiples sonorités. Or, en creusant ainsi la langue jusqu’à sa trame la plus profonde, ce qui vient à sa rencontre ce n’est pas cet absolu tant recherché mais un néant impossible à saisir. Il s’agit plus précisément de « deux abîmes », un creux dans lequel ne se meut pas la signification parfaite et totale de l’existence mais le néant, ce n’est pas l’être qui émerge dans sa totalité, mais l’Un n’est que ce néant ne pouvant mener qu’à la perte du discours. Ainsi, cette première rencontre avec l’absence de signification le mène à un profond désespoir le poussant à abandonner la rédaction de l’œuvre absolue. Ce qu’il abandonne ici c’est finalement ce rêve d’un langage idéal, recherché par toute une génération de poètes travaillant sans cesse le vers afin d’en dégager la réalité structurelle et totale. Ce vieux rêve, c’est donc celui d’une langue consciente d’elle-même, ou de cette langue se faisant pensée absolue. Si l’on a longtemps effectué des rapprochements entre les théories hégéliennes de l’absolu et l’écriture mallarméenne, il nous faut ici tenter d’entendre ce qui est dit dans cette expérience du néant. En effet, si la langue est ce qui doit venir donner signification aux choses étant là, alors ce qui se meut en elle devrait être la vérité absolue de ces dernières, traduction de la pensée capable de saisir la totalité de l’existant. Or, cette dernière c’est elle dont Hegel tente aussi l’expérience à travers la méthode de la philosophie spéculative. S’il est vrai que la démarche du Mallarmé d’Hérodiade correspond effectivement à cette recherche de l’absolu, la rencontre avec ce dernier ne le mène pas au repos de la pensée mais bien plutôt à un abîme désespérant. Ainsi, le réel n’est pas sauvé dans l’absolu de la pensée le connaissant comme signifiant, comme possédant une place dans l’existence. Ce qui se meut au fond de la langue n’est pas une saisie fixe et authentifiante mais une pensée qui échappe à elle-même face au trou béant ouvert du néant dans lequel gît la signification absolue. S’il ne peut plus croire en sa poésie, ce n’est pas le mot qui perd sa présence mais ce vieil idéal d’un mot capable d’ordonner le réel. La première réaction face à ce trou c’est par conséquent le désespoir, l’impossibilité de continuer à écrire si l’on ne peut plus croire à une possible fixation des choses dans une langue avouant ici son impuissance face à la masse de ce qui se donne là.
Plus encore, si le langage, comme ce qui permet de dire la vérité des choses en présence, trouve en son fond non pas l’être mais le néant, alors c’est l’existence elle-même qui puise sa possibilité dans ce dernier. La vérité profonde des choses n’est pas la signification mais l’absence de cette dernière ou cet abîme dans lequel elles plongent en tant qu’existantes. Ce que le poète rencontre dans le vers n’est donc pas cet être de la métaphysique. Il puise son langage dans un entre-deux, là où l’être n’est pas encore advenu comme étant là pouvant faire l’objet d’une définition. Dans le poème, c’est le néant qui étend encore son règne. Si nous revenons à la question du commencement, le langage poétique devient donc expérience de ce pas-encore de l’être dans lequel le néant se donne comme fond absent de la présence. Cependant, ce n’est pas le mot qui semble pouvoir dire ce néant dans sa plénitude, mais c’est bien en le travaillant, en le creusant dans ses multiples significations que peut advenir cette expérience de l’étrangeté du monde et de la matière. Cette étrangeté est celle d’une matière qui, bien que se sachant existante, ne peut s’empêcher d’effectuer le saut dans le rêve, s’élancer vers ce qu’elle n’est pas. Autrement dit, la matière se dirige fondamentalement vers le néant qui apparaît tout aussi bien comme sa possibilité même. En abandonnant ainsi le rêve de l’absolu c’est un autre qui vient émerger : celui de la rencontre avec cet abîme premier. Il ne s’agit pas ici d’une destruction de la parole pouvant mener à un vide fondamental, mais bien plutôt d’une prise en charge du langage comme lieu dans lequel se tient et disparaît le néant constituant sa possibilité. En effet, à côté du discours se donne une parole qui ne dit pas ce que sont les choses à la manière de l’énoncé de définition ou du discours. La langue et ainsi ce qui permet seulement de pouvoir la montrer dans toutes ses mutations : l’abîme laissant ouvert la possibilité d’attribuer le mot. En effet, pour pouvoir jouer avec les mots, il faut que ces derniers ne soient pas fixés dans une signification immuable. Il faut encore que soit possible un déplacement de la langue, l’existence même de la poésie vient montrer la nécessaire absence de fixation du mot et de la signification. Ainsi, le langage ne se réduit pas à une attribution d’un ensemble de déterminations à une chose se trouvant unies dans l’énoncé de définition. Ce qui permet seulement ce mode du dire propositionnel (parlant de l’étant à partir de l’être comme son essence et sa vérité) c’est l’absence fondamentale de signification de l’existence. L’être fait signe, il montre ce qu’il y a à dire dans l’éclaircie de la présence. C’est cet être que la langue de la logique peut dire et authentifier, fixer dans un énoncé. Or, s’il y a besoin d’attribution d’une signification c’est en tant que l’existence humaine trouve son fond dans une absence radicale de cette dernière. Cette absence est un laisser-être possible des choses pouvant exister de multiples manières. Ce qui vient par conséquent lier les choses avec elles-mêmes, ce n’est pas une essence fixe mais bien plutôt la prise en charge du besoin d’authentification, la vérité de la chose est primairement inexistante. Si par conséquent, la vérité de la chose est bien la pensée comme l’indique Hegel ; cela implique qu’auprès de cette dernière se tient un rien laissant possible l’établissement du concept dans le mot. Ce qui constitue ainsi l’essence est l’usage que la pensée fait des choses n’existant qu’en tant qu’elles ne disent rien, laissant possible le jeu du langage trouvant son fond dans une in-signifiance. Paradoxalement, ce n’est pas en détruisant le mot que Mallarmé en vient à rencontrer ce trou de l’absence de signification mais bien plutôt en se déplaçant en lui, en l’expérimentant dans tous ses possibles. Cette expérience de toutes les manières d’authentifier le séjour humain vient effectivement montrer ce laisser-être de la signification par un abîme dans lequel la parole poétique prend racine. La parole ne dit pas la vérité mais proclame ces « mensonges » comme autant de manières dont il est possible d’exister avec les choses. Ce qui constitue la vérité du séjour humain c’est ainsi nécessairement ce rien d’où peut encore jaillir le mot. Le poète, en creusant la langue est celui qui sait qu’il est toujours possible de jouer avec les multiples significations du monde, endurance de la fiction de l’existence prenant origine dans un rien fondamental. Si nous effectuons un retour à la conférence de Martin Heidegger intitulée « Qu’est-ce que la métaphysique ? », c’est donc bien la parole poétique qui semble montrer cette expérience du néant comme émergence de la totalité des significations possibles du monde. Il ne s’agit donc pas d’une négation de l’être mais bien plutôt d’un creux constituant la possibilité de la présence. Il est le non-encore-advenu, le non-fixé et par conséquent tout ce qui peut encore être. Il constitue l’ouverture nécessaire laissant possibles toutes les manières d’être, la non-présence soutenant pourtant toute existence. Si la vérité est bien le fond soutenant l’existence de chaque chose, cette dernière ne serait donc pas l’être compris comme essence et unité mais bien plutôt ce rien qui laisse possible toute existence. Il est le néant comme possibilité fondamentale, mise en marche de la nécessité d’attribution et de la mesure des choses dans un lieu du monde. Ce n’est par conséquent pas par un mouvement de la pensée venant néantiser le monde que le néant pourrait apparaître, mais c’est bien plutôt en tant qu’il y a néant, un trou dans l’existence, qu’il est possible de penser. En effet, si la pensée consiste en cette unification de la chose dans la liaison de ses multiples manières d’être, c’est en tant qu’elle est tout d’abord comme in-signifiante. Si chaque chose montrait de manière première et évidente sa signification, il n’y aurait aucune recherche scientifique, ni aucun jeu poétique avec ses concepts. Nous pouvons dire avec Mallarmé que la signification est un glorieux mensonge, elle est finalement négation du néant, elle ne dit pas ce qu’est profondément la chose mais bien plutôt comment elle est dans la fiction qu’est le séjour humain. Cette absence première de signification rend non seulement possible mais nécessaire l’attribution d’une place, ce que le mot du poète vient par conséquent montrer c’est ce besoin essentiel de l’humain d’authentifier son séjour. Sans la pensée, l’existence en reste à ce néant. Ainsi, c’est certes la pensée qui vient attribuer une signification à l’être, qui sans réflexion reste tout aussi bien néant. Mais tandis que l’idéalisme hégélien réduit toute existence vraie au seul mouvement de l’Esprit, l’expérience poétique ne vient pas tenter de dépasser ce vide du néant, elle le met en évidence comme possibilité absolue. C’est par conséquent après cette expérience nécessaire du néant que la parole trouve sa vie :
Ce mot total n’est pas celui capable de dire l’ensemble de l’existant ou la vérité de l’objet saisi dans sa vérité par la représentation. La parole poétique se place dans un à-côté de la langue, elle révèle l’étrangeté de cette totalité recréée ne venant pas traduire l’essence de l’objet nommé mais le transporte dans un lieu semblant échapper au contrôle de l’énoncé. Il ne s’agit pas pour autant d’un à-côté du réel, ce lieu dans lequel l’objet flotte en tant qu’il est dit par le poète est bien plutôt l’espace d’ouverture dans lequel transparaissent toutes les significations qu’il peut prendre. Le poème est le non-encore fixé en une définition, il est l’attribution d’un nom ne restreignant pas la chose au statut d’objet, il est direction de la parole vers la possibilité de fictionner l’existence par le jeu de la signification. Il nous faut ici effectuer une remarque quant au projet poétique mallarméen. En effet, si la rencontre avec le néant le mène tout d’abord à un profond désespoir et à l’impossibilité de se remettre à écrire, c’est en tant qu’il ne peut dire en un poème la totalité de l’existant. Si le mot ne peut répondre à ce rôle que lui confère la science, c’est bien parce qu’au fond de toute langue se tient un néant fondamental. Le mot ne peut dire ce « trop plein » car ce dernier n’est finalement qu’un gouffre dans lequel s’effondre toute tentative de saisie de l’absolu. En tant que le mot ne peut fixer cette totalité, il ne peut qu’être un jeu, un mouvement perpétuel garanti par une absence première de vérité de l’existant, dans le sens d’une définition de l’être (qui n’est donc plus essence de l’étant). C’est cette rencontre désespérée avec le néant qui va pourtant ouvrir la voie au grand projet de Mallarmé. S’il n’y a effectivement aucune signification profonde de l’existence, c’est alors au langage de venir donner sens aux choses avec lesquelles l’humain existe. Ainsi, en tant qu’il n’y a pas de vérité essentielle des objets en dehors de la manière dont ils sont dits, tel que l’humain peut les penser, c’est par conséquent à celui qui se meut dans la langue et sait son néant que revient la tâche d’authentifier le séjour humain dans le monde. Il y a donc une contradiction nécessaire qui garantit cependant le mouvement même de la parole poétique. Si elle tend vers l’établissement d’un lieu dans lequel l’humain peut exister (authentification du monde par le nom), elle ne peut cependant le faire qu’en tant qu’elle conserve et prend en garde ce Rien qui est finalement la seule vérité. L’existence humaine se fait par conséquent fiction, elle est un raconter le monde par les divers vocables et mutations de la langue nommant les choses qui viennent faire encontre en tant qu’elles-mêmes se tiennent dans le silence. Le discours ne serait ainsi jamais la fixation définitive dans une définition mais seulement une manière de se placer parmi les choses, cette dernière n’étant jamais absolue mais pouvant muter infiniment. Le mot donne sens dans son inachèvement essentiel, le langage constitue cette réserve jamais épuisée laissant être les choses dans le néant qui constitue leur être (ce qui garantit la possibilité de les dire dans toutes leurs manières d’être possibles). Ainsi, les catégories aristotéliciennes qui constituaient les premières différences de l’être, intuitionnées dans leur unité par l’intellect, ne sont finalement que des manières dont l’être humain pense les choses qui ne sont pas unies dans une forme essentielle, mais se présentent d’abord dans une absence d’identité. Ce qui vient fixer et authentifier c’est donc bien la pensée qui dit les choses comme objets, ayant une place dans le monde que le langage organise. Cependant, cette assignation à une identité n’est pas la vérité dernière de l’existant, elle est seulement la traduction du besoin humain de se repérer dans son existence, de s’attribuer un lieu dans lequel il peut déployer son séjour. Si par conséquent la pensée trouve de l’être partout où elle dirige son attention, c’est seulement parce qu’elle constitue cette recherche d’établissement de sa propre présence et connaissance dans les objets qu’elle saisit. Or, si elle peut être cette force unifiante c’est seulement parce que les choses se laissent ainsi unifier, l’identité ne se situe pas dans le quelque chose mais dans le nom venant fabriquer l’unité. Le langage, loin de détruire cette absence première de signification, vient au contraire la révéler dans sa possibilité même et dans ses multiples mutations. La parole poétique, jouant ainsi avec les vocables et les significations, constitue une monstration de ce néant signifiant permettant le mouvement de la parole authentifiante :
Ce qui se trouve ainsi conservé dans le langage c’est ce silence du non-encore nommé, une réserve du discours se mouvant dans le lieu du néant de l’existence toujours à dire. Ce n’est donc pas un excès d’être qui mène à l’impossibilité de continuer à écrire, mais au contraire une absence qui nie la possibilité même de l’énoncé. En effet, si l’existence est néant, un non-mot, alors le langage se trouve détruit en sa propre possibilité d’énonciation de l’existant. Nous avons déjà indiqué cette impossibilité pour la langue de dire le néant sans recourir à l’être. Si par conséquent la langue ne peut pas dire ce qui la possibilise sans se détruire, alors le poème ne peut que sombrer devant l’ouverture de cet abîme qui le fonde. Or, s’il est bien impossible de nommer cette absence totale, c’est pourtant dans le nom lui-même qu’elle se montre. Le langage, s’il ne veut pas courir à sa perte ne doit donc pas se néantiser, ne plus rien dire, mais au contraire continuer à fictionner cette existence venant montrer son autre. C’est dans cette impossibilité que vient se situer l’instant d’éclair du néant, dans ce non-dicible que l’on tente de signifier par le mot que le creux du possible trouve son espace. Ainsi, en continuant de mettre en évidence la trame de la langue, le poète en montre ses limites, ces espaces de non-droit de la définition qui laissent possible le jeu des vocables en un tout jamais achevé. Ce qui se donne dans la parole du poète c’est par conséquent le silence comme ce sur quoi le discours veille, en faisant l’expérience de sa propre impossibilité de totalisation. Si le poème forme un mot total c’est seulement en tant qu’il montre ce rien qui est le tout de l’existence, pour autant qu’il continue à endurer les failles de la parole humaine toujours mouvante. Elle devient conservation du non-dire de l’existence, mise à l’abri du silence en travaillant le mot dans ses profondeurs. Pour en revenir à la question posée par Martin Heidegger à la fin de sa conférence (Identité et différence), quant à la possibilité de sortie hors du langage de l’onto-théo-logie, il semble que Stéphane Mallarmé vienne y répondre ici. Si l’on ne peut en sortir, il faut alors le creuser dans ses propres impossibilités, c’est dans ces failles que ce qu’il ne peut pas dire vient se montrer. Dans ses limites, la langue de la logique montre son autre, manifestation d’une non-identité qu’elle tente de ramener à l’unité de la pensée synthétisante. Ainsi le langage se fait conservation du silence, réserve du discours comme tentative jamais achevée de raconter le réel qui, dans sa vérité ne signifie rien.
Voici donc ce qu’il en est du livre, lieu de la vie du mystère se conservant dans la parole :
Après avoir obtenu une licence d’esthétique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2019, Camille Hervé a poursuivi ses études à l’université Paris 8 Saint-Denis puis a achevé son master d’esthétique à l’université Paul Valéry de Montpellier. Après avoir fait la rencontre de Monsieur Bernard Salignon et de Madame Frédérique Malaval, elle a produit un mémoire de master portant sur la question de l’esthétique du vide en poésie. Elle rédige actuellement une thèse de doctorat visant à remettre en question la distinction effectuée par la métaphysique traditionnelle entre réalité et fiction. Elle s’appuie sur la méthode de déconstruction Heideggérienne et des travaux d’auteurs tels que Stéphane Mallarmé, Lewis Caroll, Samuel Beckett, Emily Dickinson ou Antonin Artaud.
ARISTOTE, Métaphysique, Trad. Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin, Flammarion, Paris, 2008
BENOIT Éric, Mallarmé et le mystère du « Livre », Honoré Champion, Paris, 1998
BENOIT Éric, Néant sonore : Mallarmé ou la traversée des paradoxes, Droz, Genève, 2007
FREGE GOTTLOB, Écrits logiques et philosophiques, Seuil, Paris, 1971
G.W.F HEGEL, Science de la logique, Textes de 1812 et 1832, Traduction Bernard Bourgeois,
Éditions Vrin, Paris, 2015
G.W.F HEGEL, Philosophie de la nature, Presses universitaires de France, 1998
G.W.F. HEGEL, Philosophie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Vrin, Paris, 1988
G.W.F HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, Vrin, Paris, 1920
HEIDEGGER Martin, Questions I et II, Gallimard, Paris, 1968
HEIDEGGER Martin, Acheminement vers la parole, première parution en 1959 dans les éditions Verlag Günter Neske, Pfullingen et en 1976 chez Gallimard, Paris pour l’édition française
Heidegger Martin, Parménide, Gallimard, Paris, 1992
HEIDEGGER Martin, Essais et conférences, trad. André Préau, Gallimard, Paris, 1958
HEIDEGGER Martin, Qu’appelle-t-on penser ? Cours professé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, 1951-1952, trad.Aloys Becker et Gérard Granel, Presses universitaires de France, Paris, 1967
HEIDEGGER Martin, Être et temps, Annales de philosophie et de recherche phénoménologique, Halle, 1927 pour la première édition, trad. Emmanuel Martineau, Edition numérique hors-commerce, 1985
JAULIN Annick, Eidos et Ousia, Classiques Garnier, Paris, 2015
MALLARMÉ Stéphane, « Correspondance », Stéphane Mallarmé, sous la direction de Laupin Patrick, Éditions Seghers, 2004
MALLARMÉ Stéphane, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1945
WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1922
WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, Gallimard, Paris, 2004
1 Op. cit, p.88
2 Hegel G.W.F, Encyclopédiedessciencesphilosophiques,III,Philosophiedel’esprit,trad. Bernard Bourgeois, Editions Vrin, Paris, 1988
3 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, pour la traduction Française, Gallimard, Paris, 1993, proposition 7, p.112.
4 Heidegger Martin, QuestionsIetII, Gallimard, Paris, 1968, p.30
5 Mallarmé, Stéphane, «Correspondance», Stéphane Mallarmé, sous la direction de Laupin Patrick, Éditions Seghers, 2004, pp. 227-242.
6 Mallarmé Stéphane, Œuvrescomplètes,Variationssurunsujet,Conflit, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1945, p.368
7 Mallarmé Stéphane, Œuvrescomplètes,Variationssurunsujet,Crisedevers,bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1945, p.364
8 Mallarmé Stéphane , Œuvrescomplètes,Variationssurunsujet, “Quantaulivre”,bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1945, p.370
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